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Opinion | Qui contrôle l’Haïti d’aujourd’hui ?

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Il convient de travailler à la décolonisation de nos rapports avec l’international afin qu’il soit considéré comme de vrais partenaires et non des amis, encore moins des maitres, écrit le recteur de l’Université Saint François d’Assise 

L’article « Aujourd’hui le feu, demain une grave crise humanitaire : Chronique d’un chaos annoncé » paru sur AyiboPost le 9 février dernier est en fait une vraie radiographie sociologique décrivant tous les contours et pourtours de la crise politique multicéphale qui met le pays à feu et à sang ces trente dernières années.

De son lieu de sociologue, Roberson a présenté « une oligarchie haïtienne fractionnée, toujours en mouvement de reconfiguration et de recomposition », dont les pratiques, les modes de vie et les conflits qui en découlent sont responsables des violences et troubles sociaux qui émaillent la lutte pour la prise et la conservation du pouvoir en Haïti, depuis au moins un quart de siècle.

Cette oligarchie se comporte comme des « aganmans », véritables lézards qui se métamorphosent au gré des circonstances dans l’unique but de rester au contrôle du pouvoir politique, du monopole économique tout en restant de fidèles collabos des puissances impérialistes.

Roberson divise l’oligarchie en deux grandes catégories. L’élite économique qui est subdivisée en branche syro-libanaise, branche — juive, bourgeoisie noire traditionnelle, nouveaux riches, diaspora. Et de l’autre côté, une élite politique constituée d’une souche duvalierienne, d’une souche lavalasienne, de jeunes fauves et des loups solitaires. Ces deux groupes d’élite, avance-t-il, s’entredéchirent pour des intérêts atomistes tels que l’énergie (pétrole, électricité), la sous-traitance (textile) et le contrôle total des institutions publiques autonomes : la Douane, la DGI, l’ONA, etc.

Un éternel affrontement qui se prolonge sur le terrain masqué de la politique sous l’affiche : pouvoir et opposition traditionnelle, qui selon le sociologue s’inscrit dans une perspective de «jeu à somme nulle », où le peuple est le plus grand perdant.

Opinion | Aujourd’hui le feu, demain une grave crise humanitaire: chronique d’un chaos annoncé

Après avoir présenté un sombre tableau de la situation économique du pays où tous les indicateurs sont au rouge, l’auteur propose une entente historique entre les protagonistes sous la baguette des amis étrangers. Il invite les acteurs politiques traditionnels à se retirer pour faire place à un règne de bonne gouvernance où la compétence, l’intégrité, l’honnêteté, l’éthique publique, le service public et citoyen seraient au pouvoir. Cette réflexion saisit le problème dans presque toutes ses dimensions.

Toutefois, je juge utile d’insérer dans ce commentaire quelques remarques et questionnements susceptibles de pousser plus loin la réflexion du sociologue.

Tout d’abord, il y a lieu de se demander, si la liste des acteurs nationaux pris en compte dans le cadre de l’analyse radiographique des conflits politiques qui ont ravagé Haïti ces trente dernières années n’est pas incomplète ? Est-il exact de croire que la somme des opérations est nulle dans le cadre des batailles opposant les pouvoirs à l’opposition traditionnelle ? Les pays ont-ils des amis ? Ou en d’autres termes, peut-on faire l’économie d’une analyse afrocentrique et géostratégique dans l’explication de la crise politique séculaire d’Haïti ?

Une oligarchie bien plus diversifiée

Il est clair que la typologie établie par Roberson Edouard, selon laquelle il y a deux groupes d’élite en Haïti à s’affronter et à s’entredéchirer pour le contrôle du pouvoir, est incomplète. L’élite économique et l’élite politique ne sont pas les seuls groupes dominants impliqués dans la bataille pour le pouvoir et le contrôle hégémonique dans ce pays. Déjà en 1919, Dr Jean Price Mars dans « La vocation de l’élite » avait proposé une catégorisation de l’oligarchie en trois classes : l’élite intellectuelle, l’élite politique et l’élite économique.

Mars avait bien esquissé dans cet ouvrage, depuis plus de 100 ans, un constat d’échec de la classe dominante à répondre aux multiples défis du développement du pays. Aujourd’hui, l’évolution progressive des groupes sociaux dominants et la réalité socioéconomique de jour en jour changeante en Haïti imposent aux chercheur.e.s de recourir à une nouvelle typologie dans l’étude des concepts : élite et oligarchie. D’ailleurs, l’auteur de l’article l’a si bien compris au point qu’il a ajouté, dans le groupe élite économique qu’il a défini, des sous-catégories émergentes comme la diaspora, les nouveaux riches, etc.

Lire aussi: Cent ans après, que doit-on retenir de “La vocation de l’élite” de Jean Price Mars ?

Mais, comment comprendre le fait par le sociologue d’avoir omis de mettre sa chapelle dans sa propre classification ? Dans sa posture d’intellectuel, le sociologue ne risque-t-il pas de s’exposer à des critiques lui reprochant son manque d’objectivité ? S’il est vrai que la classification de Jean Price Mars est plus vaste que celle du sociologue Roberson, les deux sont dépassées et méritent d’être ajustées.

Au-delà des limites temporelles et d’adaptation des deux typologies en présence, elles ont le mérite de nous montrer la nécessité d’établir une nouvelle classification des acteurs ou protagonistes nationaux ayant rempli un rôle dans la gestion des différents pouvoirs politiques en Haïti. Ainsi, aux côtés de l’élite politique, économique et intellectuelle, il y a lieu d’ajouter l’élite religieuse, l’élite intellectuelle, la coalition internationale, l’élite journalistique, etc.

Au-delà de l’ajout d’autres acteurs internes, il fallait accorder une plus grande place à l’acteur international qui est le facteur x dans la gestion des crises politiques en Haïti.

L’acteur international et le jeu à somme non nulle

L’analyse des jeux de pouvoir utilisé par l’auteur est incomplet et risque d’aboutir à des résultats biaisés. C’est du reste sur cette base qu’il a affirmé que « la bataille entre le pouvoir et l’opposition traditionnelle s’inscrit dans une perspective de jeu à somme nulle ».

Cette assertion est vraie à plus d’un titre. Dans la lutte pour la prise et la conservation du pouvoir en Haïti, les deux protagonistes principaux (pouvoir et opposition), depuis quelques années, s’entretuent dans une bataille sans merci et sans lendemain. Le seul objectif visible qu’ils semblent défendre c’est la jouissance du pouvoir et les privilèges qui en découlent.

Quand l’international entre en jeu comme acteur majeur sur l’échiquier, les donnes changent et la somme des résultats ne saurait être nulle. Car, un jeu à somme nulle est un jeu où la somme des gains et des pertes de tous les joueurs est égale à 0.

Ainsi donc, si la population haïtienne, comme le dit Roberson, est l’éternelle perdante des conflits politiques séculaires, il faut reconnaitre que la coalition internationale, à chaque fois qu’elle intervient dans les crises politiques haïtiennes, de façon visible ou voilée, est l’éternelle gagnante.

Les mots faisant référence à la communauté internationale ne se répètent que deux fois dans le texte de 2390 mots.

D’abord, dans la phrase « … la configuration de l’oligarchie haïtienne se déroule, non sans violence, sous la gouverne, avec la complicité ou dans l’indifférence des représentants de la communauté internationale dans le pays ».

Puis, dans la phrase quand il demande aux deux protagonistes principaux (pouvoir et opposition traditionnelle) de se retirer de la table « … avec l’aide de nos amis étrangers, la seule voix qu’ils semblent écouter ».

Dans la première, l’expression « sous la gouverne » dénote une légère tentative d’indexation de l’international dans les malheurs politiques d’Haïti qui est très vite noyée dans la grâce et la réhabilitation, avec des termes plutôt gentils tels que complicité et indifférence. Dans la seconde, la formulation amicale « l’aide des amis étrangers » a été déjà démontée par le Général Charles de Gaulle dans sa phrase célèbre : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».

Je pourrais citer toute une bibliographie d’auteurs afrocentriques dont les contributions scientifiques sont de véritables sources d’éclairages servant à mettre en lumière les stratégies d’intrusion et d’ingérence des anciennes puissances coloniales dans les guerres internes des anciennes colonies. C’est le sens des propos de Roberto Berneduce quand il dit : « les forces des œuvres de Frantz Fanon résident dans sa capacité à questionner le racisme institutionnel, l’aliénation postcoloniale et la violence épistémologique ».

Malgré tout, je me contenterai du texte du professeur Sauveur Pierre Étienne : « Haïti la drôle de guerre : de 1987 à 2017 », cité en référence d’ailleurs par l’auteur de l’article lui-même, pour justifier ma position selon laquelle les acteurs internationaux sont les protagonistes les plus influents dans nos crises internes, donc les premiers responsables.

Le professeur Sauveur Pierre Étienne, à travers ce texte, a précisé que les conflits politiques haïtiens et les violences qui y sont associées, de 1987 à 2017, datent de la période coloniale, continuent jusqu’en 1915, freinés pendant toute la période de l’occupation américaine, mais ont resurgi après. Pour démontrer le rôle des acteurs internationaux dans la fabrique des conflits politiques en Haïti, le professeur a écrit : « la République Dominicaine, l’armée d’Haïti et le Département d’État américain joueront un rôle de premier plan dans l’élection, le maintien au pouvoir et le renversement des présidents dans la partie occidentale de l’ile ».

Une couverture qui ne trompe pas

De plus, la page de couverture de cet ouvrage du professeur Étienne est faite d’une caricature dont la clarté et l’éloquence ne laissent aucune équivoque sur le vrai message communiqué. Sauveur Pierre Étienne, voulant résumer les guerres politiques d’origine électorale des 30 dernières années en Haïti, s’est servi de trois drapeaux (photos) qu’il place sur la face du livre dans un ordre hiérarchique de domination. Le drapeau étoilé américain tout en haut pour traduire le premier rôle de la superpuissance occidentale dans la surdomination de l’espace du pouvoir politique en Haïti. Au milieu se trouve le drapeau des Nations unies, symbole de la coalition des acteurs notamment des anciennes métropoles contre nous. Et tout en bas, comme un vulgaire cafard pris sous les bottes des oppresseurs blancs, se trouve le bicolore haïtien piégé et enchainé depuis plus de deux siècles.

Ainsi donc, à la lumière de ces éclairages, qu’il me soit permis de compléter la liste des recommandations du sociologue Roberson Edouard dans le but de trouver des solutions durables à nos maux endémiques. La meilleure stratégie à mettre en œuvre pour rompre avec ce cycle infernal de violence politique serait de :

  1. Travailler à la décolonisation de nos rapports avec l’international afin qu’il soit considéré comme de vrais partenaires et non des amis, encore moins des maitres ;
  1. Considérer l’élite intellectuelle, l’élite religieuse et l’élite journalistique aux côtés de l’élite économique et l’élite politique comme de véritables acteurs influents sur l’échiquier politique et les sensibiliser à rejoindre aujourd’hui le camp de l’intérêt collectif au profit du grand nombre ;
  2. Trouver un modus operandi permettant aux acteurs politiques traditionnels haïtiens de quitter la table et faciliter l’avènement d’une nouvelle classe politique constituée d’hommes et de femmes compétent.e.s, intègres, patriotes et courageux ;
  3. Travailler à l’instauration d’une culture politique hautement holistique où le service public, le bien être collectif et le développement éducatif, financier et économique de l’haïtien du ghetto et du milieu rural seront les principales priorités.

Oriol Charles, Communicologue

Photo de couverture: Valérie Baeriswyl

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