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Opinion | Lettre à Grégory Saint-Hilaire

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L’étudiant Grégory Saint-Hilaire a été assassiné dans l’enceinte de l’École normale supérieure, vendredi 2 octobre 2020 par un agent de l’Unité de sécurité générale du palais national. Notre contributeur, Stéphane Saintil, lui écrit une lettre

Il y a longtemps que j’aurais dû écrire cette lettre. Quand j’ai vu la photo de ton corps agonisant, face contre terre avec une balle dans le dos, se vider de son sang devant l’impuissance de tes camarades : je me suis dit, je dois t’écrire une lettre. Je me suis répété cette phrase comme pour me donner une contenance et narguer le malheur, en faisant mine d’ignorer que ma lettre sera dérisoire, qu’elle ne pourra ni te ramener à la vie ni ramener ton meurtrier parmi les humains. Quelle chimère d’opposer à la violence des calibres celle des vingt-six lettres de l’alphabet… Que peut une lettre face à un Colt M4 ? Rien, sinon soigner la mauvaise conscience de celui qui l’écrit en lui donnant l’impression d’agir, de participer à quelque chose. J’aurais aimé pouvoir parler la même langue que ton assassin, faire peser sur sa vie tout le poids de ma colère. Mais il n’en sera rien de tout ça.

Cette lettre aurait pu avoir plusieurs destinataires : le ministre de l’Éducation nationale, le chef de l’USGPN ou toutes les personnes qui ont dirigé la PNH. J’aurais pu retracer l’itinéraire de cette balle que ces institutions ont déposée dans ton corps ; faire le procès de la police nationale et de son inscription dans le corps social. Mais à vouloir saisir la logique sous-tendant le continuum des gestes qui a précédé ton meurtre, je finirais par avoir la fausse impression d’excuser cet acte crapuleux. Une certaine logique veut également que l’on s’en prenne aux exécuteurs des basses œuvres avant d’incriminer leurs auteurs intellectuels. Je me plie donc à cette logique et je montre du doigt ton assassin, celui qui a dégainé son arme et tiré sur toi ; toi qui n’avais d’armes que les slogans que tu lançais et de défense que ton corps exposé à la violence de tout un système.

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Je ne me rappelle plus comment j’ai appris la mauvaise nouvelle de ton assassinat, tellement les images se bousculent dans ma tête. Je venais à peine de voyager pour mes études. Quelques mois auparavant, je t’avais croisé dans les parages de l’ENS. On s’était salués cordialement comme à chaque fois. Tu fréquentais la bibliothèque où je travaillais à Martissant et lors de tes passages on partait, toi et moi, dans de grandes discussions comme savent le faire les étudiant.e.s  passionné.e.s de l’UEH. Tu avais un sens du débat contradictoire qui pouvait aller jusqu’à la provocation.

Une fois, j’avais invité une amie féministe pour animer une causerie autour des questions de genre dans le cadre de la célébration du 8 mars. Tu faisais partie de l’assistance et je me rappelle le débat enflammé qui s’en est suivi autour du tube Rabòday Fè wana mache. J’ai retenu de cette discussion que tu ne te satisfais pas de l’apparence des choses ; tu questionnais l’évidence même au prix de paraître insolent ou provocateur.

Une autre fois, toujours à Martissant, il y avait une dame qui visitait la bibliothèque et qui apparemment était une Haïtienne vivant aux États-Unis ; elle portait un crop top qui laissait voir son nombril et se baladait avec un air que tu avais perçu comme étant de l’arrogance touristique. Tu as tout de suite interpellé les responsables, leur disant que ce n’était pas possible que cette dame puisse y entrer ainsi alors qu’on exigeait, à toi et aux autres, d’avoir la chemise soigneusement rentrée dans le pantalon. La dame était choquée. Elle a dû prendre ta remarque comme celle d’un énième machiste qui pense dicter aux femmes comment elles doivent s’habiller. Mais au fond, il y avait quelque chose de plus politique qui s’y jouait, qui relève de la difficile cohabitation entre personnes de classes sociales différentes et pouvant se traduire par la morgue dont peuvent faire montre ceux et celles qui se croient appartenir à une catégorie supérieure…

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Je me suis refusé toute subtilité en écrivant cette lettre et en revanche je m’autorise tous les amalgames : tous les policiers haïtiens sont programmés pour tuer et la PNH est une formidable machine à donner la mort. Qu’ils aient tous déjà passé à l’acte ou pas, là n’est pas la question. Le meurtre est un rite de passage dans la police haïtienne et on est davantage surpris de savoir que tel policier n’a pas encore tué que d’en apprendre l’inverse.

J’essaie d’imaginer la main de ton meurtrier. Dans ses doigts, il porte peut-être une alliance. Il a peut-être une femme et des enfants qui l’ont vu partir ce jour-là. Leur a-t-il fait des câlins ? Leur a-t-il dit qu’il les aimait ? J’essaie d’imaginer sa main sur son arme, la même qui ce matin enlaçait sa femme et son enfant. T’a-t-il visé ? A-t-il délibérément choisi de loger la balle dans ton dos ? T’a-t-il reconnu à tes locks et à ton corps longiligne, ou il a tiré comme ça dans la foule, comme un gangster dans une vendetta ? Dans les films d’action que je regardais adolescent, il était interdit de tirer dans le dos de son adversaire, fût-il le plus cruel qu’il soit. C’était un interdit tacite, une espèce de code de la mort qui encadrait les conditions dans lesquelles on pouvait tuer. N’a-t-il pas appris ces codes ? Comment une institution dont les prérogatives sont de garantir la vie et protéger les biens puisse délivrer des permis de tuer à chacun de ses membres ?

J’avais lu quelque part que pour tuer quelqu’un il fallait nier son humanité ; il fallait le construire comme autre donc différent sur lequel on peut exercer son pouvoir, son droit de coloniser, de violer, d’exterminer. Le policier blanc, Derek Chauvin, qui pose son genou sur le cou de l’homme noir, Georges Floyd, peut ne pas se rendre compte durant son acte qu’il est en train de tuer un homme qui est fait de la même matière que lui. Son acte est programmé par une nécropolitique qu’il a intériorisée et qui s’exerce sur le corps des noirs, établissant une différence entre un corps digne de vivre et un autre qui parasite le monde, comme aurait dit Césaire, dont on peut facilement s’en débarrasser. La ligne de démarcation entre ces deux corps s’objective dans la surface épidermique. Il y a un critère objectif qui permet à Derek Chauvin de tuer, d’exterminer toutes ces brutes sans le risque de ressentir sur son épaule une quelconque culpabilité.

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Mais dans ton cas, comment s’opère ce mécanisme d’altérisation? Par quelle logique ce policier arrive-t-il à te concevoir comme autre ? Toi qui, à n’en pas douter, es de la même origine sociale que lui. Il y a là quelque chose qui mérite qu’on s’y penche plus sérieusement. Je me rappelle d’une vidéo qui circulait sur le Net et dans laquelle on pouvait voir des agents de la mairie de Port-au-Prince faire basculer des cadavres dans un camion de benne à ordure. Un militant avait réagi en se demandant comment un État pouvait traiter avec autant de mépris les cadavres de ses propres citoyens?

Tout cela me semble relever de notre difficulté à faire peuple, à cohabiter, à habiter ensemble ce bout de terre. Peut-être que c’est un euphémisme de dire qu’il y a une difficile cohabitation entre personnes de classes, de milieux et d’univers différents en Haïti. Peut-être qu’il faudrait plutôt voir Haïti comme un pays ségrégué où il y a une répartition territoriale fragmentaire délimitant les périmètres dans lesquels chacun.e peut exercer son activité. On parle souvent de ce quartier huppé où il faut avoir une autorisation pour y entrer. Peut-être que tous les autres quartiers populaires où il est impossible de circuler ne font que le singer avec les moyens dont ils disposent. Les riches construisent des murs surmontés de barbelés autour de leur demeure et installent des agents de sécurité dans les intersections de leur belle ville ; les démunis montent leurs armées dans leur village et règnent en maître sur leur territoire. Au fond, dans les deux cas, il y a la même logique de l’apartheid social, économique et spatial.

Après ton assassinat, tes camarades ont mis la photo de ton cadavre sur leurs profils Facebook et leurs statuts WhatsApp. J’ai été très choqué par ce geste. Je ne pouvais pas comprendre qu’on puisse afficher ainsi cette photo. Je ne voulais pas garder cette image de toi. J’avais déjà du mal à concevoir les circonstances dans lesquelles tu étais assassiné ; je ne voulais pas de surcroît y ajouter la photo de ton cadavre. Près de deux ans après, j’ai compris que c’était le même sentiment d’impuissance qui m’habite en écrivant cette lettre qui les a poussés à le faire. C’était pour eux un mécanisme de défense, une sorte de retour du stigmate qui leur permettait de s’approprier ton meurtre et l’ériger comme un symbole revendicatif…

Mais qu’est-ce ça nous fait comme personne humaine quand un pays nous oblige à côtoyer la mort au quotidien ? Qu’est-ce que ça change à notre regard, notre sensibilité, quand chacun de nous traîne dans son sillage une sœur violée, un frère kidnappé, un proche disparu ? Qu’est-ce que vivre dans un pays où mourir est une banalité ? Je pense aux mots du poète Jean D’amerique : notre pays a été détruit, et maintenant il détruit chaque individu, personnellement. Il détruit chaque être, dans son lieu le plus intime.

Il y a deux semaines, j’ai vu les images ironiques de la décoration de ta mère par les représentant.e.s de ce pouvoir qui t’a assassiné. Cet hommage posthume n’a d’autres fonctions « que de substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice » pour emprunter les mots de Roland Barthes. Plus que toute autre action symbolique, on aimerait pouvoir mettre un nom sur celui qui a déposé la balle dans ton dos ; plus que toute autre action symbolique, l’actuel ministre ferait mieux de sommer le pouvoir judiciaire à faire comparaître ton meurtrier

Grenoble, le 5.02.2022

Critique littéraire et sociologue de formation, Stéphane SAINTIL est détenteur d'une licence en Sociologie à l'Université d'État d'Haïti (FASCH) et d’un master en Comparatisme, Imaginaire et Socio-anthropologie à l’Université de Grenoble-Alpes. Il a travaillé comme animateur de bibliothèque au Centre Culturel Katherine Dunham du Parc de Martissant (CCKD/FOKAL), responsable de communication du Festival de dramaturgie contemporaine En Lisant et des Rencontres d’Octobre Soleil à Agen. En 2015, il fonde avec quelques camarades de l’Université d’État d’Haïti, le magazine Controverse Haïti, consacré aux différents débats qui animent la société haïtienne. Il est membre du comité du festival Littéraire Haïti-Monde et rédacteur en chef de la revue haïtienne des cultures Créoles, DO-KRE-I-S.

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