En 1804, Haïti a fait œuvre de pionnier. Œuvre audacieuse, jamais dans l’histoire du monde, un groupe d’esclaves n’avait réussi à mettre au tapis le dos d’une puissance mondiale
Nous sommes les premiers à avoir rendu à « l’humanité » ses lettres de noblesse, longtemps avant la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. Nous avons osé rendre sensible la liberté pour tous les hommes et bannir ce que l’homme pouvait concocter de plus ignoble : chosifier son semblable. Nous avons fait œuvre auguste. Mais, aujourd’hui ne sommes-nous pas devenus nos propres bourreaux ?
Le père fondateur de notre Nation, Jean Jacques Dessalines a dit : « nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ». Un impératif par lequel, il nous révèle, d’une part les responsabilités assumées et d’autre part celles qu’il nous reste à endosser. Envisagé sous l’angle des droits de l’homme, par cette exhortation, Dessalines fait la part des choses entre les droits politiques et les droits économiques et sociaux : les premiers, entendus au sens de notre capacité à façonner nous-mêmes notre propre destinée de peuple ; les seconds entendus au sens de la création de bien-être pour tous les membres de la société. Le tout est d’assurer des conditions de vie conformes à la dignité humaine : droit au travail, à l’éducation, à la santé, à la sécurité sociale, au logement, à la protection de l’environnement, à la protection de groupes spéciaux tels la famille, les enfants et adolescents, les immigrés, les handicapés, les personnes âgées.[1]
213 ans depuis, il est crucial de se demander pourquoi cette mission n’a-t-elle pas été accomplie dans notre pays ? – La lumière sur cette question qui se veut le point de mire de cet article, prend sa source dans le générateur de nos deux siècles d’histoire : primo, dans la nature du pacte ayant conduit à notre indépendance, secundo, dans l’acuité de notre système social néocolonialiste qui travestit les revendications sociales.
- La conquête de notre indépendance : fruit d’une alliance politique ?
Notre indépendance est fille de l’union des noirs et des mulâtres. Deux couches sociales qui dans la société saint-dominguoise étaient les principaux martyrs du système inhumain d’exploitation institué par la métropole française. D’un point de vue ethnique, cette société était composée de blancs, de mulâtres et d’esclaves noirs. Selon Sauveur Pierre Étienne, les premiers formaient une classe supérieure, les seconds une classe moyenne et les derniers la classe des démunis. Chacune d’elles était composée de plusieurs fractions de classes[2] avec des intérêts divergents, non seulement intraclassistes, mais aussi interclassistes. Ces divergences se manifestaient sur fond d’antagonismes entre possédants et non-possédants, entre libres et non libres entre autonomistes et partisans du système de l’exclusif[3].
Mais, la soif des noirs et des mulâtres d’être libérés de cette infamie était plus intense que leurs antagonismes interclassistes. Alors, après plusieurs années de vives tensions, ils ont abouti à la conclusion que leur survie dépend impérativement de leur union contre cet ennemi commun : les grands blancs. Vite fait, ils ont scellé le pacte sacré de se battre au péril de leur vie pour la liberté. Unis comme les 300 spartiates, ils ont défié et mis en déroute la plus grande armée de l’époque. Le combat était rude et sanglant, mais la victoire féerique. Pourtant, au tournant du partage juste et équitable des richesses du pays, les fantômes frustratoires ressurgissent et dressent de solides embûches.
En fait, ces embûches s’expliquent par la nature de l’alliance contractée qui n’était autre que politique. Ne jouissant pas des mêmes conditions matérielles d’existence ; si certains des révolutionnaires clamaient la liberté et l’égalité pour tous, d’autres aspiraient à satisfaire leurs intérêts mesquins. C’est l’une des raisons qui expliquent, d’ailleurs, l’assassinat du père fondateur de la Nation. Sa fameuse déclaration : « Et les pauvres noirs dont les pères sont Afrique n’auront-ils donc rien ? » paraphait sa lettre de mort. Étouffant ainsi avec lui le rêve de fonder une société où les besoins vitaux de tous les citoyens seraient satisfaits tout en rapetissant la valeur de l’œuvre accomplie.
- La lutte pour l’abolition des inégalités sociales en Haïti, une lutte moult fois travestie
Au lendemain de l’indépendance haïtienne, il y avait lieu de répartir de manière équitable les ressources du pays entre les artisans de la révolution, mais la fourberie, la sordidité et l’incapacité des uns à voir plus loin que la pointe de leur nez ont tout trusté au détriment des autres. Rétablissant à leur tour le monstre contre lequel, les héros s’étaient révoltés. Ensemençant malgré eux, la révolution à venir : celle des droits économiques et sociaux. C’est pour cela que durant nos deux siècles d’Histoire, des troubles n’ont pas cessé d’obscurcir le sentier de notre destinée. L’historien Michel Hector, dans une étude éclairante, sous le titre Mouvements populaire et sorti de crise (XIXe-XXe siècles), a souligné qu’Haïti a connu quatre grandes crises systémiques : 1843-1848 ; 1867-1870 ; 1908-1915 et 1986-1994, c’est-à-dire des crises à portée révolutionnaire contre le système néocolonialiste imposé. Ces crises se sont installées sur fond de revendications sociales.
Malheureusement, à chaque fois, le système s’est révélé d’une incroyable puissance de régénération en monopolisant davantage les manoirs économiques et politiques. Les masses défavorisées ont beau avoir été mobilisées, mais n’ont conquis que des allègements éphémères voire des replâtrages. Comme l’a démontré Michel Hector toutes ces luttes se sont caractérisées par une forte mobilisation populaire, la détérioration des conditions de vie et l’affaiblissement du régime politique, elles n’ont pas produit de solutions politiques favorables au peuple[4]. En clair, notre histoire est une péripétie entre supercherie politique, allègement social bidon et manipulation des masses.
Pourtant, la satisfaction des revendications sociales est tributaire de la politique. Karl Marx, le penseur du communisme, le dit sans détour, « l’émancipation politique n’est qu’un moment-nécessaire et transitoire — dans le processus d’émancipation humaine… »[5]. Que ce soit dans un esprit de chambardement radical que dans celui d’une réforme, le rôle du pouvoir politique est incontournable. Et, pour cela, il doit être détenu par des femmes et des hommes visionnaires, ayant une forte sensibilité sociale, sinon le peuple est cuit. Mais, en même temps, la politique est un passage obligé et fragile parce qu’elle se base sur des discours. Lesquels peuvent servir comme une véritable arme de manipulation des besoins du peuple.
En effet, en Haïti les masses défavorisées sont bel et bien victimes de manipulations politiques. Durant les quatre grandes crises systémiques qui ont chevauché l’histoire du pays, les revendications sociales ont servi de fers de lance. Le capital politique est construit autour d’elles. Avant la prise du pouvoir, les aspirations populaires sont amassées, en au moins trois grands piliers : l’établissement d’un régime démocratique, la modernisation économique et l’intégration réelle dans la communauté nationale de la grande majorité des populations des villes et des campagnes.[6]Mais une fois arrivés au petit mont des affaires, les politiques étouffent, éclaboussent ces aspirations en ne satisfaisant que leurs intérêts mesquins et ceux de leur pourvoyeur.
Cela conduit à une méfiance du peuple envers la politique et les acteurs politiques. Or, le pouvoir politique est le lieu de guidance des programmes et des décisions favorables aux droits économiques et sociaux ; en d’autres termes, ces droits n’apparaissent qu’à travers le prisme d’une obligation de moyen mise à charge de l’État, obligation qui, on le sait, consiste à prendre les mesures destinées à assurer leur jouissance effective[7]. Et sur ce point des exemples éloquents affluent, il suffit d’un simple regard sur les stratégies mises en place par le Cuba, le Singapour, le Rwanda, le Brésil, la Bolivie, etc. pour s’en convaincre. Donc, en vue de la satisfaction des droits économiques et sociaux, il faut une logique utilitariste du pouvoir politique en l’envisageant comme un moyen et non comme une fin. Et aussi, l’élever à la dimension de l’œuvre accomplie par nos ancêtres.
Ceci dit, malgré les coups bas des femmes et des hommes politiques, la politique et les droits économiques et sociaux doivent se donner la main. Le peuple étant incapable de changer lui-même sa situation a besoin du bras politique. Mais, pour que la politique ne continue pas à l’étrangler, il doit agir avec intelligence et avec une vigilance de cerbère. Et pour cela, toutes les couches sociales doivent s’engager et passer au crible de critiques objectives toutes propositions qui se veulent porteuses de changement. Par exemple, en ce qui concerne la crise actuelle, qui voit poindre une multitude de propositions de sortie de crise, ce serait bien que l’intelligentsia progressiste du pays passe au peigne fin leur visée à satisfaire les droits économiques et sociaux. Ainsi, ferons-nous de cette énième crise une opportunité d’accomplir cette mission historique et honorable : « Osons d’être libres par nous-mêmes et pour nous-mêmes ».
Makenson ALABRE
[1]ALIPRANTIS, Nikitas, cité par Diane Roman in Diane Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 27 mars 2014, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/revdh/635 ; DOI : 10,400 0/revdh.635 p. 3
[2]ETIENNE, Sauveur Pierre, Chapitre 1. Configuration sociale et économique, Etat et rapport transnationaux de pouvoir à Saint-Domingue in : l’énigme haïtienne : Echec de l’Etat moderne en Haïti [enligne], Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2007, disponible sur ttps://books.openedition.org/pum/15178
[3]Idem
[4]HECTOR, Michel, « Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe-XXe siècles), pouvoirs dans la caraïbe, 1998, consulté le 19 avril 2019, disponible sur : http://journals.openedition.org/plc/557, p.93
[5]MARX, Karl, Cité par DanièleLochak, Les droits de l’homme, Paris, la découverte, 3ème édition, 2009, p. 33
[6] Idem p. 68
[7]JACOBS, Nicolas, « La portée juridique des droits économiques, sociaux et culturels », Revue Belge de droit international, 1991/1, Editions Bruylant, Bruxelles, p.17
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