Le 6 décembre 2020
Monsieur le Président,
Permettez-moi de prendre de votre précieux temps pour vous exposer cette plaie béante dont souffre toute la jeunesse haïtienne. Sachez que seuls l’amour de la vérité, de la patrie et un sens profond du bien commun animent ma démarche. Je ne suis qu’une voix parmi des millions d’autres qui dénoncent, en poids à une rage sourde, un pays qui n’est plus.
Je ne saurais prétendre parler au nom de tous. Cependant, j’ai peur que, par mon silence, je ne devienne complice du génocide lent, mais certain de mon peuple. Ce dernier vous a choisi vous pour lui restituer son droit longtemps perdu, celui de rêver, de désirer simplement Être. Il s’est exprimé dans le langage simple de la démocratie, en vous confiant la noble et lourde responsabilité de forger son destin. À qui donc dois-je crier mon désarroi sinon qu’à vous ?
Monsieur le Président, sachez surtout que je ne vous accuse de rien. Comment vous accuser, Monsieur, quand il est évident que vous ne saisissez nullement ni la détresse ni la colère du peuple haïtien ? Comment vous accuser quand vous interpellez la diaspora à revenir au bercail pour célébrer la Noël alors que 6 kidnappings ont eu lieu au cœur de la capitale nationale en une seule et même journée ? Quand votre Premier ministre convertit ses points de presse en ateliers sur les moyens de protéger son intégrité physique de ce fléau qui semble inévitable ? Le kidnapping prend alors des allures de pandémie. Il va frapper, il doit frapper. Il s’agit simplement de s’en préserver.
L’insécurité galopante devient alors fatalité. Il n’appartient qu’à la victime de demeurer vigilante et de multiplier ses efforts pour changer un enlèvement en une tentative d’enlèvement. Elle est ainsi doublement meurtrie. C’est à elle d’assumer les rôles d’enquêteur, de policier, de juge… bref de cellule anti-crise. Elle regarde avec effroi son souffle de vie flotter entre les doigts des bandits.
Se rendre à l’école, au travail, à son lieu de culte, au supermarché, au chevet d’un ami… se transforme en un périple dangereux au bout duquel on ne sait si c’est la mort qui attend ou l’étonnement fébrile d’être encore en vie.
Monsieur le Président, vous l’avez dit sans le dire, vous l’avez hurlé dans des paroles creuses prononcées par votre gouvernement : les bandits détiennent les clés de la cité. Ce sont eux qui dirigent, qui souillent la sainteté de la démocratie qui avait parlé en votre faveur.
Comment vous accuser quand vous cautionnez un pays avec de multiples dimensions en vous assurant que la vôtre ne sera jamais la nôtre ? Car dans la nôtre, de jeunes femmes se font violer, leurs cadavres jonchent des amas de détritus. Des étudiants, des marchands ambulants, des hommes d’Église, des enfants, des médecins… sont enlevés, menacés de mort si un montant dont ils n’ont jamais rêvé eux-mêmes n’est pas versé en rançon. Des familles doivent se plier sous le poids de l’angoisse parce qu’un proche tarde à répondre au téléphone ou accuse un léger retard.
Dans la nôtre, le temps s’est arrêté. Demain n’existe plus. L’espérance de vie est de 24 heures. Les bandits n’opèrent plus seulement la nuit. Trois personnes sont enlevées d’un coup en plein jour. Plus besoin de se cacher dans les revers de l’obscurité. Les ravisseurs ont gagné en arrogance.
Dans la nôtre, il ne reste que l’urgence de partir, de tout abandonner. Comprendrez-vous jamais, Monsieur, combien il est difficile de vivre, de devenir, de se réinventer… sur une terre qui n’est pas la sienne ? Comprendrez-vous jamais la douleur de s’enfuir quand tout ce qu’on désire ardemment est de rester ? La diaspora regarde Haïti au loin comme un cauchemar qui révolte et scandalise. Elle n’oublie pas d’où elle vient, souffre profondément de l’absence et n’espère que l’instant du revenir.
Non… votre dimension n’est clairement pas la nôtre. Car si elle l’était, un crime serait de trop. Un crime aurait suffi. À choquer votre conscience. À vous faire réagir. Riposter. Rétablir l’ordre. Faudra-t-il d’abord que nous disparaissions tous ? Un à un.
Monsieur le Président, contre toute attente, aussi fou que cela puisse paraitre, j’ose encore croire en des rêves d’Haïti meilleure, d’Haïti pour tous. Je ne sais d’où je puise cette force puisque vous aviez tout tenté pour l’enterrer dans le sang, les larmes et le désespoir.
Plus que croire, j’attends. J’attends que vous vous sauviez de vous-même. J’attends votre éveil de conscience. J’attends que vous compreniez enfin que toute la responsabilité de cette débâcle vous revient, même si cela peut vous paraitre injuste. Elle vous revient… au-delà de ces policiers ayant des aspirations de chefs de gang. Au-delà de vos prédécesseurs qui ont armé les bidonvilles jusqu’aux dents pour nourrir leurs rêves de petits dieux. Au-delà de ces vautours de la classe politique qui éventrent le pays à petit feu pour réaliser leurs prétentions de nouveaux riches. Au-delà de cette bourgeoisie qui n’a plus de patrie sinon celle du gain facile. Au-delà de cette classe moyenne qui se conforte dans l’idée qu’elle vaut mieux que la masse populaire dont la misère tient Haïti par la gorge. Au-delà de cette diaspora qui n’a plus d’identité et ne se voue qu’à ressembler à l’Autre. Au-delà de ces enfants déshumanisés à qui l’on a appris à manger, à appartenir, à exister, une kalachnikov à la main. Au-delà de cette opposition qui n’a aucune vision ni de plan sinon que de dénoncer.
Au-delà de tout, par-dessus tout… c’est à vous que l’histoire demandera des comptes pour tous ces crimes perpétrés depuis votre arrivée au pouvoir. Qu’aviez-vous fait des clés de la cité, Monsieur le Président ? C’est à vous que le peuple les a remises. Que font-elles entre les mains des bandits ?
Retenez que la jeunesse haïtienne vous observe, où qu’elle soit. Elle ne cessera d’interroger tant vos actions que vos silences. Elle ne se taira jamais plus.
Au nom de la patrie mutilée, je vous présente, Monsieur le Président, mes sincères salutations.
Priscilla Révolus, Canada
Juris Doctor de l’Université d’Ottawa
Baccalauréat en administration des affaires
Photo couverture: Des individus prennent part à une manifestation de soutien aux demandeurs d’asile travaillant dans les foyers de soins de longue durée du Québec à Montréal, au Canada, en juin dernier. Crédit: Emma Jacobs / The World
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