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En Haïti, vaut-il la peine de regarder Game of Thrones ?

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Pour les adeptes de la série de la chaîne américaine HBO, devenue culte, la question ne se pose même pas. Mais pour les indécis, ou ceux qui ne comprennent pas toute cette agitation planétaire autour de la série, ou les victimes de la phobie de rater quelque chose (FoMO acronyme de l’anglais fear of missing out), l’interrogation est légitime.

En Haïti où la production cinématographique est presque inexistante, Le Trône de fer fait aussi des milliers d’adeptes, surtout par téléchargement illégal. Ils sont nombreux ceux qui s’accrochent à cette série parce qu’ils veulent savoir, qui dans le monde imaginaire de George R.R Martin, s’assoira finalement sur le Trône et contrôlera le Royaume des Sept Couronnes. D’autres ont quitté la barque dès la première saison et rien au monde ne pourra les y faire revenir (le saura-t-on vraiment ?).

 

Tentative de synopsis à l’haïtienne

Pour vous faire comprendre grosso modo l’histoire, transposons-la en Haïti (Enfin, pas totalement). Je vous épargne les détails puisqu’ils impliquent trois intrigues différentes.

Imaginez l’histoire à l’haïtienne: il s’agit de savoir qui entre les neuf familles haïtiennes (vous les connaissez) disposant de la majorité de la richesse du pays et appuyant chacune une faction politique pourra s’emparer du Palais National en 2022. Luttes fratricides, jeux de pouvoir, alliances, coup bas, magie, zombi, luxure, inceste, arrogance, déception, luxe, misère, violence…se mélangent pour conquérir le Palais National jusqu’à ce qu’un ennemi commun (les « chimères » armés?) menace de s’en prendre à eux tous ! Tout d’un coup, « L’union fait la force » redevient la devise nationale. Cet ennemi commun viendra-t-il nous coloniser, nous exterminer ? Ou, allons-nous nous allier pour le vaincre ? Et si nous le vainquons, qui occupera le trône à la fin? À la place des neuf familles haïtiennes mettez-y les maisons : Arryn, Barathéon, Greyjoy, Lannister, Martell, Stark, Targaryen, Tully, et Tyrell. À la place de l’ennemi commun, les « Chimères » : les Marcheurs blancs (le premier a été créé pour se protéger contre l’homme), et leur armée de zombis (chaque victime des Marcheurs blancs devient un soldat zombifié de leur armée). Et vous avez votre histoire. Les autres détails sont pour les adeptes.

 

Un produit culturel mondial

Le Trône de fer, comme bien d’autres séries américaines ou européennes (Westworld, House of Cards, The Wire, The Sopranos, Dr Who, Downton Abbey …), rentre dans un marché mondial de bien culturel que les technologies de l’information et de la communication font rentrer dans une logique de culture universelle. Avec les plateformes de diffusion de films et séries télévisées en flu continu (Netflix, Hulu, OCS Go, SFR Play, Amazon Prime Video etc.),  regarder une série ces temps ci est devenu le Zeitgeist. Si le Trône de fer plaît à certains groupes, d’autres dénoncent le manque de diversité, les violences faites aux femmes, le monde fantastique de la pop culture, les circonvolutions dans l’histoire. Comme toutes les grosses productions cinématographiques, il reste néanmoins un produit culturel occidental, et il faut le voir comme tel.

Le Trône de fer est un bien culturel globalisé typique : un milliard de dollars de revenus par année selon le New York Times. La frénésie qui empare une bande d’amis en Haïti pour regarder la série, n’est pas différente aux États-Unis, non moins en Afrique du Sud, en Australie, en Suisse, ou au Chili. La série rentre dans ce que Jean Pierre Warnier appelle une « globalisation de certains biens culturels ». Les altermondialistes la placeraient sans doute dans une « mondialisation de la culture » où l’argent est le nerf. Car ce ne sont pas seulement les droits de diffusion, le nombre de téléspectateurs (par dizaines de millions) mais aussi les produits dérivés qui en font sa valeur financière. Mais comme le prévient Warnier, dans ce que l’on appelle abusivement « mondialisation de la culture », la capacité créatrice même des populations serait menacée si elle ne peut être rentabilisée; du même coup, c’est le foisonnement de création culturelle propre de l’humanité qui serait défié sans cette rentabilité.

Tant qu’on continue à aimer les grosses productions cinématographiques en Haïti ou dans les pays en voie de développement, et qu’on ne dispose pas de nos propres industries cinématographiques, nous ne serons que dans l’expectative de nouvelles productions étrangères, accorderons moins de valeur aux nôtres et nos professionnels ne pourront pas tenir tête aux produits culturels étrangers. À son aune, comme à l’aune de The Wire, ou Mad Men, nous regarderons nos productions pour exiger une qualité qui malheureusement ne pourra voir le jour dû au manque d’investissement local et de ressources humaines qualifiées.

Une série primée à diverses reprises

Néanmoins, ce à quoi le Trône de fer nous expose est la capacité créatrice des producteurs américains et toute la machine y afférente: de la rédaction du script à la production au tournage (9 pays), aux relations avec les chaînes, et à la promotion.

Malgré les fleurs pour la série, d’autres critiques sont plus acerbes, ou plus nuancées. Par exemple, le New York Times ne la considère pas parmi les 20 meilleures séries dramatiques (https://nyti.ms/2IyniuL ) depuis The Sopranos (dernière saison originale diffusée en 2007). Karl Foster Candio, ancien secrétaire de l’Association des cinéastes haïtiens estime sur sa page Facebook que la série, quoiqu’elle soit de bonne facture, ne mérite pas toute cette attention pour au moins la même raison que le New York Times: trop de circonvolutions dans l’histoire lui font perdre son sens! Il est facile de se perdre, certainement, et c’est le propre des histoires complexes.

En revanche, le Trône de fer reste en pôle position avec un budget colossal et des récompenses tous azimut: 47 Primetime Emmy Awards, 5 Screen Actors Guild Award, et un Peabody Award; la série est également classée parmi les 40 meilleures séries jamais écrites pour la télévision aux États-Unis. Chaque épisode coûte environ 4 à 6, jusqu’à 8 millions de dollars américains. Selon Business Insider, la dernière saison à elle seule coûte 90 millions de dollars pour 6 épisodes. Ils n’ont pas lésiné sur les moyens.

Les raisons pour ne pas regarder

Les plot twist du Trône de fer peuvent décevoir, car souvent les personnages qu’on admire finissent six pieds sous terre et la violence est inouïe (des femmes sont violées, des têtes sont décapitées par ci par là, des lieux mis à feu et à sang sans sourciller). Si vous êtes sensibles à ce monde imaginaire de violences (imaginaire? vraiment?), le Trône de fer est à éviter, autant que toutes les séries où la violence est un point fort. Dans The Wire, considérée comme l’une des meilleures séries, le téléspectateur est exposé à la violence de la ville de Baltimore et ses narcotrafiquants. Dans Dexter, c’est un justicier officiel qui décapite ses victimes. Dans Westworld, dès le premier épisode, on en est témoin. La violence fait vendre, elle marche. Le Trône de fer l’a multipliée par l’on ne sait combien.

Vous risquez aussi de tomber dans ce que les chercheurs Donald Horton et Anselm Strauss appellaient déjà en 1957, « les interactions parasociales » et « les relations parasociales » dans la consommation d’un média. Une étudiante en baccalauréat à l’Université d’État de Michigan m’a confiée récemment qu’elle était déprimée à la suite du cliffhanger (suspense) de la saison 3. Elle avait l’impression d’avoir perdu un membre de sa famille après le fameux épisode « Red Wedding », dans lequel des personnages principaux de la série, sa mère et sa femme enceinte ont tous été assassinés lors d’une célébration d’alliances! Un ignoble massacre épouvantable même pour les adeptes des films d’horreurs. Un ami internaute haïtien, Anis Jean-Gérard, a commenté sur ma page Facebook que depuis cette même saison 3, il ne regarde plus la série (coïncidence?)! Oui, les scénaristes jouent sur les émotions et les rapports d’identification des téléspectateurs avec les personnages pour les accrocher, (ou les révulser!?). Les émotions: c’est la clé. Qu’elles soient positives ou négatives.

Il y a à peine douze à quinze ans de cela, les feuilletons, souvent à l’eau de rose, faisaient rage en Haïti et ils étaient pour la plupart sud-américains. Avec la démocratisation de l’Internet, les séries et les téléfilms se sont popularisés en Haïti et ont dépassé les Telenovela. Les télévisions diffusent de moins en moins les feuilletons pour programmer des séries (sans droit). Fini les Preta, Rubi, Rosalinda, Catalina, Amour, Gloire et Beauté, bienvenu les Prison Break, Sopranos, Supernatural, Desperate Housewives, Doctor House, Game of thrones etc. Tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a une série à la mode sur son ordi.

Chacune des grandes familles du Trône de fer, ou chacun des peuples représentés dans la série (Les peuples de Westeros et de Essos, les Dothrakis, les Qarth, les Sauvageons…), a sa propre culture, s’habille d’une façon représentative, évolue dans un environnement particulier. Deux langues ont même été inventées par David Peterson, un linguiste de l’Université de Californie à San Diego, rien que pour la série! (Ça s’enseigne sur Duolingo! Pourquoi ? Va savoir !).

A l’apogée de cette nouvelle ère de la consommation audiovisuelle haïtienne, le Trône de fer est sans conteste une grande production artistique (décors et costumes, effets spéciaux), et l’intégration de faits culturels et de références politiques dans l’univers fantaisiste est finement ficelée! Si tout cela ne vous dit rien, encore de bonnes raisons pour ne pas regarder cette maudite série! De plus, rien ne dit qui des personnages principaux survivront à la guerre qui se profile sur Westeros !

Yvens Rumbold

Twitter :@yrumbold

Contributeur Ayibopost

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