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FICTION | Du dilemme d’être manifestant et homosexuel en Haïti

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Mes sens sont en alerte. J’écoute la musique divine de Turgot Théodat et je te regarde. Je ne peux pas m’empêcher de me rendre compte combien j’aime regarder ce corps allongé sur ce lit et qui y prend toute la place. J’ai allumé l’ampoule jaune qui renvoie de faibles rayons tremblotants, trop de maisons doivent encore essayer de profiter de la prise du voisin. Je ne peux te regarder que sous la lueur des lumières artificielles ; le soleil, le jour, la lumière naturelle, cela voudrait dire que c’est la réalité, que tout est réel : notre histoire, cette chambre d’étudiant et ce corps nu insolent de jeunesse et de virilité.

Quand le soleil tire sa révérence et que les âmes qui ont trimé sous son regard toute la journée cherchent un endroit où se reposer, il me vient une sorte de courage, celui de me regarder en face et de me dire que j’ai le droit de choisir. Assumer mon choix n’est alors plus à remettre en question, car déjà le fait que je choisisse par moi pour moi signifie aussi que je l’endosse ce choix, et non vis-à-vis des autres, mais vis-à-vis de moi-même, ce qui lui donne plus de force. Mais lorsque le soleil réapparaît, il me vient cette faiblesse, ce reniement de moi-même parce que je dois être fort pour cette cause, cette cause qui me dépasse et à laquelle je m’identifie depuis que j’ai compris que je suis né dans l’un des pays les plus inégalitaires de la planète.

Je suis une âme rebelle, je me réclame anticonformiste, anticapitaliste et foncièrement anti-impérialiste. Je vis l’attachement à cette terre qui m’a vu naître comme si lorsque j’avais poussé mon premier cri, le cordon ombilical qui m’y lie s’était noué autour de mon cou. Car ce pays que j’aime et pour lequel je foule le béton avec rage, ce pays pour lequel dans les médias et sur les réseaux sociaux on nous traite, nous les étudiants de vagabonds, d’agitateurs, de casseurs, il m’asphyxie avec sa misère, son statu quo, le niveau inimaginable de la méchanceté de ses dirigeants, le cynisme de sa bourgeoisie et l’hypocrisie de mes camarades de combat.

Mes camarades… nous sommes violemment opposées par ce qui nous lie le plus profondément. Libète byennèt pou tout moun, c’est notre credo… pour tout le monde, mais pas pour tous. Liberté oui, mais pas celui de choisir qui aimer, le bien-être à tout prix, mais pas si cela signifie par exemple aimer un homme plus jeune si l’on est une femme. Dans le premier, car tu te fais harceler ou tabasser, dans le second tu es ridiculisé.

Je regarde ton corps manger tout l’espace de ce petit lit au matelas si mince qu’on sent les ressorts sous notre dos. Je balaye des yeux en moins de cinq secondes l’espace de cette mansarde d’étudiant et sous la lumière blafarde de l’ampoule jaune, je me redécouvre cette forme de courage qui me vient tous les soirs. J’allume l’un des joints que je t’ai trouvé en train de rouler lorsque je suis venu il y a quelques heures. J’essaie de me faire croire que je ne vis pas pleinement ces moments parce qu’ils se déroulent loin de ma famille, loin de mon quartier, loin de la faculté. Ici nous sommes noyés dans la misère cloaque d’un bidonville. Qui penserait à me trouver ici, enfermé dans cette petite chambre avec ce corps nu et cette ampoule blafarde qui renvoie de drôles d’ombres sur ce mur qui porte ces impacts de projectiles comme une cicatrice de césarienne.

Je suis autodestructeur. Je l’ai toujours su. J’ai toujours eu conscience que j’avais ma façon de me foutre doucement en l’air sans en avoir l’air. Lorsque je suis partagé entre mes émotions, mes sentiments, j’ai tendance à automutiler mon esprit comme si je voulais que de ces deux êtres qui s’affrontent en moi, ne reste debout que celui qui a su supporter la douleur jusqu’au bout. Ils se foutent bien de ma gueule, car la trentaine révolue je continue de me mettre en danger lorsque je n’arrive pas à trouver des réponses ou lorsque je refuse de regarder la réalité en face.

En fait, quelle réalité ? La mienne ou la leur ? Qu’est-ce qui est réel ? Qu’ai-je imaginé jusque-là ? Suis-je moi-même réel ou ma vie est un test pressing, une avant-première pour tester la réaction de la société avant que je ne sois éjectée de la matrice de ma mère ? Es-tu réel ? Ton corps, nos gémissements, ton membre viril dans ma bouche, ce sentiment de bien-être incommensurable lorsque tu jouis en moi, et nos corps mous qui veulent même endormis, restés collés l’un à l’autre comme s’ils savaient qu’une fois que j’ai joui et que je reviens dans le réel, je n’ai qu’une envie : fuir.

Sous l’effet du joint je savoure avec plus de gourmandise ce moment où la descente hormonale nous fait plonger dans un sommeil léger après l’orgasme. Mais mes sens restent en alerte. Je ne peux pas m’empêcher de penser à demain, de me dire que je devrai tout faire pour ne pas afficher la mine d’une personne qui a bien baisé la veille pour éviter les questions ou taquineries de mes camarades à propos de la fille en année préparatoire, la petite chair à canon qui n’arrête pas de me tourner autour. Putain d’apparence !

Je porte des dreadlocks, des lunettes de nerds, je suis un GNBiste et me réclame révolutionnaire, le cocktail explosif pour attirer une jeune fille qui vient de finir avec l’école classique. J’en rirai presque. Mais il n’y a pas de quoi rire. Car si mes camarades révolutionnaires apprenaient que la petite, je ne l’ai pas coincée dans un coin sombre d’un des abris provisoires de la faculté pour la prendre en levrette, s’ils apprenaient que je préfère Oscar Wilde à Albert Camus, s’ils apprenaient que j’aime les hommes et que les femmes me laissent froid, ce serait fini de moi. Car en Haïti, on ne peut pas être révolutionnaire et gay. Même ceux qui réclament le respect des droits de tous ne pourraient accepter un camarade gay. Pas plus tard qu’hier j’en ai vu un sur Facebook, artiste militant fervent défenseur du droit des opprimés traiter un camarade de masisi, comme s’il s’agissait de l’insulte suprême.

C’est pour cela que chaque soir quand je me rhabille et que je laisse cette pièce, je ne fais qu’enfiler à nouveau mon masque, je peaufine la mise en scène et met remet dans mon rôle d’acteur. Et si je ne me retourne pas, ce n’est pas parce que je ne t’aime pas, c’est de peur de voir un autre homme que je trahis tous les jours recroquevillé dans un coin de la pièce à attendre que j’arrête de l’ignorer. Je ne me retournerai pas ce soir ni le soir qui viendra. En attendant que je réclame également cette liberté pour moi et arrête de me renier, je pousserai ta porte tous les soirs et après l’orgasme, je me laisserai glisser par terre et resterai à admirer ton corps sous la lumière blafarde, pour me convaincre que rien de cela n’est réel.

J'écris parce que le monde est dégueulasse. Le jour où il ne le sera plus, je me mettrai au chant!

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