Il ne suffit pas de critiquer ceux qui se font caisse de résonnance. Il faut aussi tenir compte des difficultés qui entravent les travaux d’enquête dans le pays.
Le jeudi 15 octobre 2020, muni du badge de mon organe de presse, je me suis rendu au Ministère de la Justice et de la Sécurité publique, dans le but de trouver le nombre de Partis politiques enregistrés jusqu’à date dans le pays.
En fait, j’ai voulu comprendre d’abord, puis écrire éventuellement un article sur la multiplication des nouvelles structures politiques en marge des élections.
Après des allers-retours dans un dédale de hangars sans qu’aucune flèche n’indique où il faut se rendre, un coup de doigt m’oriente vers le bureau du responsable du service d’enregistrement des Partis politiques.
Inquiet et étonné d’une telle visite, le responsable a refusé de répondre à mes interrogations ou de me livrer aucun document utile. Son argument : je dois m’adresser au ministre de la Justice en personne pour avoir accès à une information aussi basique que le nombre de partis politiques enregistrés en Haïti.
À cause des multiples démarches infructueuses, l’article sera publié sans cette information capitale.
Accès inexistant
« L’accès à l’information n’est pas règlementé en Haïti, comme c’est le cas aux États-Unis d’Amérique par exemple », souligne le journaliste de vingt ans de carrière, Roberson Alphonse. Au pays de Donald Trump, les institutions sont dans l’obligation légale de fournir aux journalistes les documents d’utilité publique, sauf exception. L’inexistence d’une législation similaire constitue un premier frein à l’investigation en Haïti.
Le Droit à l’information mentionné à l’article 40 de la Constitution de 1987 a beaucoup plus à voir avec la nécessité pour l’Etat de publier les actes publics, comme les décrets et les lois. Cette disposition ne concerne pas la nécessité pour les autorités de fournir aux journalistes les courriels, minutes et procès-verbaux des réunions, copie des contrats publics, etc.
Il existe un manque de transparence « et dans l’administration publique et dans le privé », analyse le journaliste, Hérold Jean François. Le propriétaire de la Radio IBO rappelle que l’accès à ces institutions est bloqué aux journalistes et qu’aucune loi ne les oblige à s’ouvrir à la société.
Instrumentalisation et intimidation
Durant ma carrière de neuf années, j’ai déjà rencontré à plusieurs reprises des velléités d’instrumentalisation de l’opinion publique ou d’intimidation judiciaire dans le cadre de mon travail comme journaliste accrédité au Parlement haïtien pour le Journal Le Nouvelliste, à la radio RFM ou aujourd’hui comme rédacteur au sein d’AyiboPost.
En aout dernier, je devais produire un article sur des soupçons de corruption qui m’ont été rapportés par une source très proche de la Direction nationale de l’Eau potable et de l’Assainissement. Après multiples entrevues et documents récoltés, j’ai contacté le responsable de l’institution, afin d’avoir sa version des faits. Il a refusé d’intervenir sur le sujet et m’a redirigé vers deux cadres qui, eux aussi, ont décliné mes demandes.
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L’article est publié avec les éléments que j’ai pu recueillir auprès de mes sources notamment à la DINEPA et au sein d’autres institutions proches du dossier. Quelques heures plus tard, une note est sortie me traitant de « soi-disant journaliste » ayant fait une demande d’interview sur un dossier de corruption à un moment où « le directeur général reçoit des demandes répétées d’argent ».
Pour intimider l’équipe de la rédaction, la DINEPA, qui a refusé de me parler, a envoyé une lettre qu’elle qualifie faussement de sommation à la rédaction d’Ayibopost, nous demandant de révéler nos sources (ce qu’Ayibopost ne ferait jamais !) Le même jour, une conférence de presse en guise de réaction à l’article a eu lieu. Cependant, aucune preuve apte à discréditer les faits rapportés n’a été apportée.
« Cochons du parlement »
Alors que la presse en général se contente de rapporter les propos et gestes des hommes politiques, j’ai décidé de me montrer un peu plus critique en décrivant l’environnement et le fonctionnement intime de ces acteurs.
Dans cette perspective, j’ai publié l’article « Les cochons du Parlement » le 26 novembre 2018 alors que je travaillais pour le Nouvelliste. Ce texte m’a valu de sérieux ennuis. J’ai passé des jours sans pouvoir mettre les pieds au Sénat de la République. Les confrères, plus expérimentés au Parlement, m’ont conseillé de me mettre à couvert, pour avoir été témoin du cynisme des hommes politiques du bord de mer.
La culture d’opacité des institutions et personnages publics et les intimidations multiples rendent encore plus urgent le besoin d’investiguer
Le 1e février 2019, la Chambre des députés organise une séance pour partager les différentes commissions permanentes entre les blocs politiques. C’est la pagaille. J’ai produit un article retraçant le fil de l’évènement avec pour motif de montrer la voracité qui caractérise le comportement des élus du peuple.
Quelques jours plus tard, un député est venu me trouver pour me supplier de me cacher puisque, certains de ses collègues étaient vraiment dérangés par la description que j’ai faite du déroulement de la séance. Puisque ce député tenait ses informations de première main, je savais que c’était sérieux.
Caisse de résonance
La culture d’opacité des institutions et personnages publics et les intimidations multiples rendent encore plus urgent le besoin d’investiguer en Haïti, afin de porter dans le débat public des informations que les acteurs et ceux qui tirent les ficelles de ce pays préfèreraient cacher.
Le journaliste Ruben Dumont qui dirige l’Association haïtienne des Journalistes d’investigation estime que les journalistes professionnels doivent sortir de « ce qu’on les propose ou on les impose » à travers les conférences de presse, bien préparées par des communicants.
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Son association, nouvellement créée après la formation de trois cohortes de journalistes, par l’USAID se propose de promouvoir ce genre journalistique dans le pays, malgré les multiples obstacles.
Pour évacuer les risques sécuritaires, l’AHJI compte offrir un espace de publication anonyme aux journalistes qui le souhaitent après la réalisation d’une enquête à risque. C’est une offre qui en dit beaucoup sur le risque, souvent de vie et de mort, que courent les journalistes sérieux et un tantinet curieux en Haïti.
Compétence technique
Plusieurs autres facteurs expliquent que les journalistes peinent à sortir de la logique de simple caisse de résonnance afin d’explorer le champ de l’investigation. Il y a un manque de compétences techniques criant chez la plupart des professionnels de la presse haïtienne, pour identifier les sujets, comprendre leur enjeu afin de mieux les creuser.
Roberson Alphonse a publié plusieurs travaux d’investigation sur la dilapidation des fonds Petrocaribe au Nouvelliste. « Pour investiguer sur un sujet, il faut d’abord le connaitre, dit le journaliste. N’importe qui ne sera pas capable de déterminer l’intérêt si un comptable public révèle que le pays souffre d’un manque d’actualisation de l’inventaire des biens de l’Etat ».
L’autre pendant du problème demeure l’argent. La majeure partie des médias du pays se contentent de produire des éditions de nouvelles légères. La plupart n’ont simplement pas les moyens financiers pour soutenir des enquêtes qui coutent de l’argent et prennent du temps pour parfois ne rien apporter qui soit utilisable.
A cause de la précarite – ce qui n’excuse rien, la plupart des collègues de la corporation participent aussi au bal de la corruption dans lequel valsent certains décideurs publics.
Impunité systématique
Médias et journalistes veulent rester en vie, dans un pays où l’impunité règne. Ruben Dumont supporte que celui qui ose produire des enquêtes journalistiques indexant des hommes de pouvoir en Haïti risque l’exil ou tout bonnement l’assassinat.
Hérold Jean François est de cet avis. Pour lui, Haïti restera un terrain peu propice à l’investigation, tant que le système judiciaire restera aussi faible et « incapable de protéger les journalistes et les témoins ».
Hérold Jean François rappelle que le journaliste Gasner Raymond a été assassiné en 1976, pour avoir enquêté sur un dossier relatif à la gestion de la cimenterie d’Haïti, privatisée depuis 1998 sous le label de ciment national.
Le journaliste cite aussi le cas de l’assassinat de l’ancien responsable de sécurité de Jean Bertrand Aristide, Auriel Jean, à Delmas, le 2 mars 2015. L’ancien responsable de sécurité est abattu, en pleine rue et en plein jour, après avoir témoigné, devant le juge Yvickel Dabrezil, contre Jean Bertrand Aristide. À son audition, il avait accusé l’ancienne sénatrice Myrlande Libérisse comme responsable dans l’assassinat du journaliste Jean Leopold Dominique, le 3 avril 2000.
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Pour le PDG de la Radio Ibo, ces deux assassinats, prouvent la faiblesse de la justice haïtienne puisque, et le journaliste Gasner Raymond et le témoin Auriel Jean auraient dû être sous protection de la justice au moment où ils ont été assassinés.
Les tentatives d’assassinats sont légion. Le journaliste Luckson Saint-Vil en a fait la fâcheuse expérience. L’originaire de Cité-Soleil, Saint-Vil, a réalisé, en décembre 2018, en compagnie d’autres collègues, un reportage sur la fragilité du climat de paix qui régnait alors au plus grand bidonville de Port-au-Prince. Avec ce travail d’enquête bien ficelé, Saint-Vil a remporté le prix Phillipe Chaffanjon en juin 2019.
Au mois d’aout de la même année, le journaliste échappe à une tentative d’assassinat sur la Route nationale Numéro 2 à hauteur de Léogane, lorsque des hommes armés circulant à moto ont ouvert le feu sur son véhicule.
Depuis, le journaliste a quitté le pays, sans autre forme de procès. Plusieurs journalistes haïtiens sont morts ces dernières années, parce qu’ils ont porté un discours qui dérange ou parce qu’ils ont voulu enquêter sur des sujets et personnalités sensibles.
Samuel Celiné
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