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Perspective | Pourquoi si peu de femmes dans la presse en Haïti ?

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Bien que de nombreuses femmes obtiennent leur diplôme de journalisme chaque année en Haïti, peu d’entre elles perdurent dans la profession

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Ancienne stagiaire à la Radiotélévision nationale d’Haïti (RTNH) en avril 2014, dans la section Culture, je n’y suis restée que brièvement. Les difficultés étaient de taille. J’y ai par exemple reçu des menaces à demi-mot d’un cameraman, qui m’intimait d’être plus gentille si je ne voulais pas me retrouver avec de mauvaises images pour mes reportages.

À la chaîne publique, trouver un chauffeur et un caméraman pour vous accompagner afin de couvrir un sujet relève du défi. Les véhicules tombaient constamment en panne et il arrivait fréquemment qu’une seule caméra soit partagée entre deux ou trois journalistes.

De ce fait, les journalistes développent des amitiés par-ci et par-là pour s’assurer qu’il y ait toujours une équipe disponible pour les accompagner sur le terrain. Cette situation confère beaucoup de pouvoirs aux chauffeurs, aux caméramans et aux techniciens, qui n’hésitent pas à en abuser.

J’y ai par exemple reçu des menaces à demi-mot d’un cameraman, qui m’intimait d’être plus gentille si je ne voulais pas me retrouver avec de mauvaises images pour mes reportages.

La RTNH s’est retrouvée à plusieurs reprises impliquée dans des scandales publics de harcèlement sexuel de la part de ses responsables.

Les bruits de couloir à l’époque de mon passage laissaient entendre que les postes et nominations des femmes employées étaient souvent attribués en fonction des accointances et l’insistance d’un membre de l’administration réputé «zélé». Ce cadre m’a directement invité à «boire un verre» dès ma première semaine de stage.

La chaîne «nationale» a été contactée sur sa page Facebook pour commentaires avant publication. Cet article sera mis à jour si l’institution réagit.

En réalité, les femmes — déjà sous-représentées dans la corporation — subissent en plus des violences policières, et des discriminations, souvent passées sous silence.

Dans le contexte du décès de l’exceptionnelle Liliane Pierre Paul, il convient de parler des difficultés pour les femmes d’exercer le journalisme en Haïti.

Pwofite dekouvri : Videyo | Avan Liliane Pierre-Paul te kite n, men sa l te di n sou avni Ayiti

Les actes de violences pernicieuses à l’intérieur des médias sont monnaie courante, d’après les déclarations de plusieurs consœurs.

Bien que de nombreuses femmes obtiennent leur diplôme de journalisme chaque année, peu d’entre elles perdurent dans la profession.

Mon expérience à la RTNH n’est pas singulière.

Les journalistes développent des amitiés par-ci et par-là pour s’assurer qu’il y ait toujours une équipe disponible pour les accompagner sur le terrain.

Vanessa Étienne, journaliste indépendante, m’explique qu’elle a déjà été confrontée à des collègues dont l’attitude envers elle était «clairement paternaliste». Ces derniers, dit-elle, essayaient de lui enseigner son métier malgré sa longue expérience.

«Quand vous venez d’une ville de province, il est déjà très compliqué de vous établir en tant que professionnelle à Port-au-Prince», témoigne Étienne. «Si vous êtes une femme, continue la professionnelle, il y aura toujours quelqu’un de moins compétent que vous pour vous faire la leçon.»

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Lorsqu’il ne s’agit pas de sexisme ordinaire, comme des commentaires déplacés sur sa tenue, Étienne explique qu’elle doit se battre bec et ongles pour se voir confier des sujets de premier plan sur lesquels travailler.

«Avant de devenir indépendante, j’ai travaillé dans une salle de nouvelles où je couvrais presque exclusivement des conférences de presse ou des événements festifs», avance Étienne. «C’est un aspect du travail et c’est très bien, dit-elle. Mais ça ne me laisse aucune place pour évoluer en tant que journaliste.»

Si vous êtes une femme, continue la professionnelle, il y aura toujours quelqu’un de moins compétent que vous pour vous faire la leçon.

D’autres consœurs me rapportent faire face à un manque de considération au quotidien. La professionnelle Thara Lajoie illustre ce problème.

«J’ai étudié le journalisme [au Centre de Formation en Communication et en Administration – ISNAC] et malgré cela, je ne suis pas prise au sérieux dans mon travail», témoigne Lajoie.

Aussi, continue la dame, «il est parfois difficile de trouver des personnes sources lorsque j’ai un reportage à réaliser. J’ai l’impression que c’est en partie due au fait que je suis une femme.»

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Une enquête publiée sur AyiboPost le 7 octobre 2020 a déjà attiré l’attention sur l’invisibilisation des femmes dans les émissions politiques, pourtant très écoutées et appréciées dans le pays.

La courte longévité des femmes dans le métier s’explique aussi par diverses autres raisons, dont le harcèlement et les menaces qu’elles subissent.

Dieuline Gédéus, journaliste depuis 2018, travaille dans le domaine de la diffusion à Canal 11, un secteur presque exclusivement masculin. Elle est confrontée aux mêmes problèmes et aux commentaires remettant en question ses compétences.

«Je suis souvent victime du sexisme [en dehors de l’institution]», déclare Gédéus. «Parfois, on me considère comme une femme qui n’a pas sa place dans le métier », declare la dame. Les commentaires viennent généralement d’hommes qui disent qu’il existe «beaucoup d’autres choix dans la vie, comme fonder une famille, ou exercer un autre métier.»

La courte longévité des femmes dans le métier s’explique aussi à cause de diverses autres raisons, dont le harcèlement et les menaces qu’elles subissent.

Danise Davide Lejustal vient de Jacmel. Elle relève la «pression familiale et la situation sécuritaire» comme enjeu pour exercer le métier, après être passée par l’école de journalisme.

«C’est un métier fragile, témoigne Lejustal. Lorsque je traite de dossiers qui ont à voir avec la politique, ou quand il s’agit de couvrir les manifestations, ma famille — s’inquiète souvent pour moi.»

La jeune femme qui travaille depuis de nombreuses années à la radio rapporte des précautions supplémentaires qu’elle doit prendre comme femme journaliste.

«À Jacmel, déclare Lejustal, nous ne sommes pas beaucoup de femmes dans ce métier. Il arrive souvent que les hommes pensent qu’ils sont les plus capables même si tu fais ton travail mieux qu’eux. Faire des reportages dans des zones éloignées de la ville n’est pas facile», poursuit la professionnelle, qui dit devoir toujours se faire accompagner d’un homme : «l’accès à ces zones n’est pas facile», précise Lejustal.

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Un autre problème auquel sont confrontés les journalistes est la difficulté de trouver des femmes sources dans le cadre de leur travail.

Dans un article de Relief Web disponible en ligne et publié le 29 août 2009, Danielle Magloire, sociologue et militante féministe, pointait du doigt la violence sexuelle et sexiste auxquelles sont victimes les femmes qui tiennent une position publique notamment sur les sujets politiques.

Dans ce texte, la spécialiste disait ceci : «Lorsqu’il s’agit d’une femme, on l’attaque sur son intégrité en tant que personne, souvent sur des questions d’ordre sexuel.»

Un autre problème auquel sont confrontés les journalistes est la difficulté de trouver des femmes sources dans le cadre de leur travail.

Depuis le mouvement Me Too en 2018 jusqu’à aujourd’hui, trois médias féministes ont émergé, rassemblant des journalistes en non-mixité. Ces espaces offrent aux femmes l’opportunité de travailler sans subir les poids du sexisme. Cependant, les défis financiers et les critiques concernant la non-mixité posent des obstacles à ces équipes qui s’efforcent de les surmonter. Les médias féminins exclusifs restent encore rares dans le pays.

Feu Liliane Pierre Paul et Marie Lucie Bonhomme sont les premières qui viennent en tête lorsqu’on parle de femmes journalistes en Haïti. Il y a donc un manque évident de modèles dans le métier pour inspirer plus de femmes à en faire une carrière sur le long terme.

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Myriam Délices, vingt ans, poursuit actuellement des études afin de devenir journaliste au Centre de formation polytechnique de Tabarre. Elle révèle ne pas connaître d’autres femmes dans le métier hormis les deux personnalités mentionnées plus haut. Elle rajoute qu’avant la mort de Liliane Pierre Paul, elle n’aurait pas su la reconnaître sur une photo.

L’évolution dans le métier de journaliste semble être difficile aussi pour les femmes.

Dans le cadre d’un programme de soutien aux femmes journalistes, le centre Pen Haïti a collaboré avec plusieurs médias de la capitale. L’institution, où j’ai travaillé, a constaté que presque toutes ces institutions avaient des hommes à la tête de leur rédaction.

Il y a donc un manque évident de modèles dans le métier pour inspirer plus de femmes à en faire une carrière sur le long terme.

Malgré la longue liste des membres de la solidarité des femmes haïtiennes journalistes (SOFEHJ) qui vient de fêter ses quinze ans, les opportunités pour les femmes dans le métier restent minimes.

Dans l’article-analyse de Panos Caribbean sorti en 2016, l’institution de recherche précise que les premières figures dans les médias haïtiens sont des femmes tandis que les hommes se retrouvent à l’échelle la plus haute, donc l’espace décisionnel.

Malgré les défis décrits plus haut, plusieurs femmes journalistes de divers horizons se sont démarquées ces dernières années. Je peux évoquer Shelove Perrin dans le sport ou Lunie Joseph dans la politique.

Ces exceptions ne peuvent faire oublier l’ampleur du problème de la représentation féminine dans différents métiers. La faible inclusion des femmes dans le journalisme ne serait-elle pas l’illustration de leur invisibilisation dans tous les secteurs du pays ?

Par Melissa Beralus

SOFEHJ vient de fêter ses quinze ans et non treize, comme l’affirmait une première version de cet article. 16.31 29.8.2023

Dieuline Gédéus travaille à Canal 11 et non à Radio Télé Kiskeya, comme le mentionnait une première version de cet article. 11.27 4.9.2023

© Image de couverture : freepik


Visionnez notre interview spéciale réalisée avec la journaliste Liliane Pierre-Paul en 2015, où elle répondait à une simple question d’AyiboPost : « Kòman w wè Ayiti nan 50 lane ? » :

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Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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