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Chery Dieu-Nalio : « La caméra est ma première femme »

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Retour sur le parcours d’un professionnel qui fait la fierté du pays à travers le monde, grâce à son travail unique

Le photojournaliste haïtien Chery Dieu-Nalio ne se présente plus aujourd’hui. Cet originaire de Pestel est finaliste du prix Pulitzer dans la catégorie Photo d’actualité, en 2020. Il a été remarqué par ce prestigieux prix pour une photo prise le 23 septembre 2019, lorsque le sénateur Jean Marie Ralph Féthière a sorti son arme et fait feu sur la cour du Parlement haïtien.

Modeste et affable Dieu-Nalio a obtenu de nombreux autres prix et distinctions tant au niveau national qu’international pour son travail, durant toute l’année 2020. Il a notamment reçu le prix Chaffanjon, avec ses collègues Hervé Abelard et Luckson Saint-Vil, ou la Médaille d’or Robert Capa. En décembre 2020, Chery Dieu-Nalio a été l’invité d’honneur des Rencontres du Documentaire en Haïti, événement organisé par l’association KIT.

« Mon épouse sait que la caméra est ma première femme », plaisante le photojournaliste au sujet de sa passion pour son métier.

L’originaire de Pestel est finaliste du prix Pulitzer dans la catégorie Photo d’actualité, en 2020 avec cette image. AP Photo / Dieu Nalio Chery

Depuis 2012, Chery Dieu-Nalio est le photojournaliste attitré de Associated Press (AP) en Haïti. Mais il a commencé en tant que photographe commercial huit ans avant. De 2004 à 2010, il travaillait certaines fois en tant que freelance, puis avec Alerte Haïti, média qui appartenait à Réginald Delva.

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Aujourd’hui, ce professionnel a atteint le sommet, mais il continue de travailler et de se lancer des défis. Et s’il devait quitter le métier, il ne déposerait certainement pas sa caméra. « Je pense que je pourrais peut-être me tourner vers la photographie documentaire, surtout sur Haïti », envisage-t-il.

Depuis 2012, Chery Dieu-Nalio est le photojournaliste attitré de Associated Press (AP) en Haïti

Un autodidacte

Chery Dieu-Nalio est né en 1981. Il a passé une bonne partie de sa jeunesse dans le sud du pays. Entre 2000 et 2001, il débarque à Port-au-Prince. Dès lors, il est en contact avec la caméra, dans le studio de photo de son oncle. « Je m’occupais des reçus pour lui », partage-t-il.

Puis, il a commencé à louer une caméra entre les mains d’un ami afin d’apprendre à faire des photos. Il sillonne mariages et funérailles, pour payer la caméra et ses cours d’infographie ou d’Anglais.

« J’ai appris tout seul, j’ai acheté des livres sur le sujet, raconte Chery Dieu-Nalio. La photo est une passion que j’ai toujours eue, depuis mes études en école préparatoire. J’avais l’habitude de bricoler de petites caméras en papier pour jouer. »

« J’ai appris tout seul, j’ai acheté des livres sur le sujet, raconte Chery Dieu-Nalio »

De 2004 à 2006, Chery Dieu-Nalio prend des photos ayant rapport aux évènements liés au départ du Président Jean Bertrand Aristide du pouvoir. Zéro tolérance, opération Bagdad, il couvre l’actualité. Insécurité, tourbillons politiques, misère sont à l’époque ses sujets de prédilection, soit dans sa collaboration avec Alerte Haïti, ou dans les photos qu’il vend à d’autres médias comme Le Nouvelliste et Le Matin.

En 2010, Alerte Haïti décide de fermer, ne pouvant amortir le choc du tremblement de terre du 12 janvier. Sur sa moto, Dieu-Nalio se rend à Villa créole pour demander du travail auprès des professionnels des médias internationaux. Associated Press, un groupe de presse international, lui répond qu’il est impossible de l’embaucher comme photographe, parce que beaucoup de travailleurs étrangers sont venus. On lui propose d’être le chauffeur des photographes étrangers.

« Bon, je me suis dit qu’il y avait de l’argent à se faire, explique Chery Dieu-Nalio. Ils me payaient 100 dollars américains par jour. »

Des membres de gangs montent la garde et tiennent des armes six mois après un massacre dans le bidonville de La Saline de Port-au-Prince, Haïti, le 31 mai 2019. AP Photo / Dieu Nalio Chery

Il conduit Ramon Espinosa, photographe attitré de cette agence de presse étrangère, sur les différents sites de la capitale haïtienne, devenue lépreuse. Ce photographe l’encourage à apporter sa caméra et de continuer à faire des photos lui aussi. Et au journal, après un reportage, ils regardaient ensemble les photos prises par Chery Dieu-Nalio. Remarquant son talent, trois mois plus tard, l’AP l’intègre dans son équipe.

« J’ai travaillé très dur pour eux, déclare-t-il avec passion. Lorsque l’épidémie du Choléra a été déclarée en Haïti, je suis allé à Saint-Marc travailler pour eux. C’est en 2010 que j’ai vraiment découvert mon talent. Je vendais des photos à l’international, bien avant 2010, mais pas beaucoup, comparativement à cette année-là. »

L’année suivante, Chery Dieu-Nalio est sélectionné pour une bourse complète dans un atelier de photojournalisme en Argentine. Il en revient avec son premier prix, le Foundry Photojournalism Workshop. En 2012, AP l’envoie travailler au Mexique.

« Ils voulaient savoir si je pouvais travailler comme n’importe quel photojournaliste étranger dans un autre pays, précise-t-il. Après quelques mois, ils m’ont embauché comme photojournaliste officiel et ont envoyé Ramon Espinosa à Cuba. »

Une jeune fille se dirige vers sa maison inondée après le passage de la tempête tropicale Laura à Port-au-Prince, le lundi 24 août 2020. Photo : AP / Dieu Nalio Chery

Un photographe intrépide

Le travail du photojournaliste en Haïti, comme partout dans le monde d’ailleurs, peut être très dangereux. Déjà que, comme tous ses confrères, Dieu-Nalio attend des nouvelles du photojournaliste Vladjimir Legagneur, son élève et ami, disparu le 14 mars 2018. Lundi dernier, le Premier ministre Joseph Jouthe a laissé entendre qu’il a été assassiné. Jusqu’à présent, personne ne sait ce qui est réellement arrivé à ce photojournaliste, qui s’est rendu à Grand-ravine pour un reportage.

« Je dois dire que j’avais l’habitude de chercher sur Internet des missions impossibles, raconte Dieu-Nalio. Parfois, je sens que je devrais me rendre là où les autres ne peuvent pas aller. À la rencontre d’un bandit par exemple. J’ai la capacité de convaincre quelqu’un par la parole. J’ai foi en la parole pour réaliser mes reportages. »

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Mais certaines fois, les mots sont vains devant la force des armes. Dieu-Nalio en a fait l’expérience. En août 2015, après l’annonce des résultats des élections pour les sénateurs et les députés, il sillonnait les rues à la recherche de réactions. Il a suivi une fumée qui l’a conduit près du commissariat de Cité-Soleil, à Route Neuf.

« Lorsque je suis arrivé, il y avait un camion d’essence laissé en croix au milieu de la route, avec des pneus en flamme tout près, dit-il pour décrire la scène. Je me suis rapproché, il n’y avait personne dans la zone et tout semblait calme. Je suis descendu de la motocyclette, j’ai déposé la caméra sur l’une des roues de la moto pour prendre des photos. C’est à ce moment que j’ai vu un groupe d’hommes se lever. Ils étaient cachés dans les mauvaises herbes ! On dirait qu’à chaque côté de la route, il y avait plus de vingt hommes ! »

Ce jour-là, Dieu-Nalio était sur une motocyclette avec son chauffeur. Ils ont failli perdre leur vie. C’était une embuscade que des bandits de la zone avaient tendue aux policiers. Les bandits l’ont accusé d’être un espion, et l’ont menacé de leurs armes. « Ils m’avaient pris mes deux caméras, continue Dieu-Nalio. Et l’un d’entre eux proposa qu’on nous emmène à la base. Ils nous ont fait grimper sur la moto et s’apprêtaient à partir avec nous. Mais un autre s’opposa en disant : “Non ! Non ! Tuez-les maintenant !” »

Un handicapé est porté par un parent pour traverser la rue tandis que des policiers tirent des gaz lacrymogènes lors d’une manifestation pour exiger des comptes sur les fonds Petrocaribe le dimanche 9 septembre 2018. Photo : AP / Dieu Nalio Chery

Dieu-Nalio les a suppliés, affirmant qu’il était un journaliste qui travaille pour l’international, qu’il était seulement venu faire des photos, qu’il pouvait effacer les images et partir. Ils ne l’écoutaient pas. Les bandits lui ont intimé l’ordre de tourner le dos pour qu’il soit fusillé. Sans l’arrivée soudaine d’un pickup de la police, venant du commissariat tout près, ils n’auraient pas été sauvés.

« Ils se sont mis à tirer à hauteur d’homme, raconte Dieu-Nalio. Dans la pagaille, l’un d’entre eux me prit par le cou, me mit par terre et m’entraîna avec lui. Ils m’ont mis derrière le camion. Après, peut-être que le chef de la bande avait demandé de me remettre les caméras. Parce qu’ils me les ont remises et m’ont ordonné de partir avec le chauffeur. »

Des traumatismes…

Après ces événements, Dieu-Nalio assure qu’il est quand même retourné seul dans la zone, malgré l’interdiction de ses supérieurs. « Je me sens concerné par la misère des gens là-bas », dit-il.

Mais ce ne fut pas la même chose, après la disparition de Vladjimir Legagneur. Le photojournaliste dit n’être jamais retourné travailler à Grand-Ravine depuis cet événement, puisque personne ne sait ce qui s’est passé.

Au Parlement haïtien, Dieu-Nalio a reçu des projectiles de balle au menton, lors de la deuxième tentative ratée de ratifier Fritz William Michel en tant que Premier ministre, en septembre 2019. Jusqu’à présent, le photojournaliste n’arrive pas à revenir sur les lieux non plus, même si son psychologue le lui recommande, pour combattre son traumatisme et reprendre confiance en lui.

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Suite à l’incident, Dieu-Nalio était très impatient de retrouver sa chère caméra. Rester bloqué chez lui, en convalescence, en regardant l’actualité à la télé a augmenté sa pression artérielle, lui qui n’avait jamais eu ce genre de problème avant. Il était stressé et frustré de rester à l’écart de l’action.

« Après les événements au Parlement, les gens me disaient de porter plainte, mais j’ai préféré faire profil bas, pour ne pas me mêler à la politique, explique-t-il. Je suis responsable de ma carrière, j’aime ce que je fais. Je considère ce qui s’est passé comme un risque du métier. Le sénateur se défendait, moi, je prenais une photo, je n’ai aucun problème avec lui. »

La famille et les amis transportent les cercueils contenant les restes de manifestants tués à Port-au-Prince Haïti le 19 novembre 2019. Photo: AP/ Dieu Nalio Chery

Des photos qui parlent

Dieu-Nalio dit préférer faire des photos où il a la possibilité de discuter avec les gens, d’apprendre d’eux et de leur histoire. Pour lui, une photo prise par un photojournaliste est une photo avec un texte. Les gens peuvent lire ses photos et les comprendre, parce que ses yeux de photojournaliste sont honnêtes et précis.

Les photos de Dieu-Nalio posent la question et offrent la réponse. Elles n’ont pas beaucoup de sujets ou d’éléments pour brouiller le public. Un sujet principal, pour lequel il témoigne beaucoup de respect dans la façon dont il prend l’image, et des détails autour qui disent ce qui se passait à ce moment-là.

Malgré l’importance des photos dans le métier journalistique, Dieu-Nalio dit ressentir le manque de valorisation et l’écart en termes de formation ou de traitement institutionnel entre lui qui travaille pour AP, et les autres photojournalistes. « Les photographes dans les autres pays sont des directeurs de photographie dans les journaux chez eux, note-t-il. Mais vous avez ce Chéry-là qui est en train de se gaspiller. Parfois, même le journaliste qui va écrire l’article, il prend une photo avec son téléphone et le publie. »

Même si c’est l’action qui intéresse Dieu-Nalio, il a aussi le souci de ne pas choquer les gens avec ses images. Face à un cadavre par exemple, il évite de montrer trop de sang dans la photo. Et son conseil pour les jeunes dans le métier, c’est de ne pas prioriser uniquement les photos montrant la violence. Ils doivent rentrer dans la vie sociale des gens, trouver d’autres histoires à raconter sur Haïti.

Dans les moments de panique, Dieu-Nalio garde la tête froide pour faire un avec sa caméra. « Devant mes images, j’oublie si j’existe, c’est après avoir capturé les images que je pense à moi, explique le photojournaliste. C’est la même chose lorsque je prenais la photo au Parlement. C’est après l’avoir prise que je me suis rendu compte que j’étais encore debout. Je n’étais pas mort. »

Hervia Dorsinville

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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