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Les femmes sont presque invisibles dans les émissions politiques des médias en Haïti

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C’est ce que démontre un sondage restreint et de courte durée sur un certain nombre de stations de radios et de télévisions

On pourrait penser qu’Haïti n’a pas de femmes dans sa population, si on ne faisait qu’écouter et regarder les émissions politiques des radios et télés locales.

Alors que la population haïtienne est composée de 48% d’hommes et de 52% de femmes, ces dernières représentaient 2.5% au Parlement (c’est l’indicateur le plus utilisé au monde pour mesurer la participation des femmes en politique).

Au niveau des antennes des médias, la situation est similaire. Les femmes sont pratiquement sans voix politique, voire carrément invisibles sur les antennes des radios et les plateaux de télé – la part féminine dans les émissions d’actualités politiques est quasi-inexistante pour certains médias.

« Les femmes sont pratiquement sans voix politique, voire carrément invisibles sur les antennes des radios et les plateaux de télé. »

C’est ce que démontre un sondage restreint et de courte durée sur un certain nombre de stations de radios et télévisions.

L’objectif de ce sondage était de mieux cerner la représentation des femmes dans les émissions politiques des médias en documentant leur présence dans l’espace médiatique politique sur une période limitée.

Cette photographie de la représentation des femmes a été réalisée sur quatre semaines, soit du 4 au 31 juillet 2020, à partir de l’écoute et du visionnage :

  • de chaînes de radio et de télévision qui peuvent être captées sur onde ou par Internet, notamment Radio Télé Caraïbes, Radio Télé Kiskeya, Télé20, Radio Télé Métropole, Radio Signal FM, Radio Vision 2000 ;
  • d’émissions d’actualités et d’analyse politique
  • à des tranches horaires différentes ;

Les résultats  

Six stations de radio et télé ont été sondées. Les résultats sont édifiants : 7.14% de tous les invités de ces six médias ont été des femmes, soit sept femmes sur 98 invités, alors que le pays est majoritairement féminin (52%).

Les invités : 7.14% de tous les invités aux émissions politiques des six médias étaient des femmes et 92.86% étaient des hommes

Radio Télé Kiskeya fait figure de meilleure élève, avec 14.28% de femmes pour 85.72% d’hommes dans l’émission Intérêt Public. Les femmes représentent 11.76% des invitées à l’émission Invité du Jour de la Radio Vision 2000. Le taux des femmes à l’antenne va de 0% sur Haïti Sak K ap Kwit de la Télé20 à 3.57% pour Le Point de Radio Télé Métropole, à 5.85% pour Ranmase sur Radio Télé Caraïbes, et à 8% pour Moment Vérité de Radio Signal FM. Les émissions journalières étaient Invité du Jour, Le Point et Haïti Sak K ap Kwit (hebdomadaire temporairement pendant la période sondée à cause de la réduction des activités due au COVID-19). Les émissions hebdomadaires étaient Intérêt Public, Ranmase et Moment Vérité. 

Les parts de femmes et d’hommes invités aux émissions politiques par média

Inviter une femme à l’antenne est une chose, le sujet dont elle parle en est une autre. Pour la période du sondage, tous les sujets traités par les femmes concernaient l’actualité politique. (Il y a le cas spécifique d’une femme ayant pris la parole sur le marketing en ligne d’une banque, toutefois, elle est comptabilisée dans l’ensemble des femmes ayant « parlé. » Des sous-thématiques telles l’économie, les élections, le droit, le Covid-19 et l’insécurité ont été débattus par les invités, qui parfois ont fait office d’experts techniques ou d’autres fois, de commentateurs.

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Quelle place occupent les femmes dans les médias en Haïti est la question plus large. Pourquoi les femmes ne parlent-elles pas à la radio et à la télé à hauteur de leur poids numérique dans la population ? Pourquoi ne sont-elles pas invitées à commenter l’actualité politique ? Quelle est la part de responsabilité des médias dans l’invisibilité des femmes politiques ? Est-ce du « machisme environnemental, » comme eut à dire Edmonde Supplice Beauzile, présidente du Parti Fusion des sociaux-démocrates haïtiens ? Y aurait-il un lien entre la sous-représentation politique des femmes en Haïti et leur accès à la parole dans les émissions traitant des sujets politiques à la radio et à la télévision ? Avec 2.5% de femmes dans la chambre basse, Haïti occupe la 187e position sur 193 pays (3 sur 117) dans la Carte 2017 des femmes en politique, un classement mondial de représentation politique des femmes ONU Femmes/Union Interparlementaire. « Qu’est-ce que la démocratie ? Est-ce le peuple pour le peuple ou les hommes pour le peuple ? » avait lâché Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice générale d’ONU Femmes lors de la présentation de cette carte aux Nations Unies en mars 2017 face à la lente progression du nombre de femmes parlementaires dans le monde.

« Qu’est-ce que la démocratie ? Est-ce le peuple pour le peuple ou les hommes pour le peuple ? », Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice générale d’ONU Femmes

Les médias participent-ils au renforcement de cette vision dominante « les hommes pour le peuple » au lieu de « le peuple pour le peuple » ?

Cette question est tout à fait légitime quand on note la démocratisation des médias en Haïti, surtout depuis l’entrée massive de la langue créole sur les ondes en 1986. Avant cela, la domination du français était la norme pour les émissions d’actualités politiques sauf pour l’interlude des nouvelles en Créole de Radio Haïti, sévèrement réprimée par le pouvoir en place en novembre 1980.

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La fin de la dictature des Duvalier en février 1986 et le rôle important de transmission d’actualités politiques joué par Radio Soleil, média catholique émettant prioritairement en Créole, et ses journalistes sont communément admis comme des éléments déclencheurs de la démocratisation des médias avec le Créole comme langue dominante. Les émissions politiques, sujets de ce sondage, sont pour la plupart diffusées à une grande partie de la population haïtienne tant dans la capitale qu’en province à travers des réseaux de radio/télé mis en place par les médias en question avec des médias locaux émettant depuis les villes secondaires du pays. D’une certaine manière, ces émissions sont des arènes démocratiques, où des invités viennent annoncer, débattre et commenter l’actualité politique. D’où l’importance de la question de Madame Mlambo-Ngcuka. »

Certains diront que les médias sont simplement le miroir de la réalité politique haïtienne qui est dominée par les hommes. Mais ce serait ignorer que les médias « construisent » le monde qu’ils nous donnent à voir et à entendre. En d’autres termes, les médias jouent un rôle déterminant dans la construction et la représentation des femmes (et des hommes) dans la société. Ainsi, la petite fille qui entend uniquement des hommes débattant des questions politiques – qui pis est concernent sa vie actuelle et future — pourrait comprendre et accepter au point d’assimiler (donc la construction) que la politique ne concerne pas les femmes. Ce sera sa vision de la politique, d’où l’importance d’évaluer pour pouvoir influer de manière positive la participation des femmes dans les émissions politiques.

Le rôle des médias

Ces questions renvoient au rôle principal des médias dans la société, celui d’informer la population. Ils ont pour rôle de chercher des informations et des données, de faire des analyses, de décrypter les causes et les conséquences des évènements, les actions et décisions des acteurs et actrices de la vie nationale pour aider la population à réfléchir et à prendre des décisions les concernant.

Alexis de Tocqueville, philosophe et sociologue, définit trois rôles pour la presse et les médias : critiquer le pouvoir, éduquer les foules, et créer du lien social. Ils ont donc une responsabilité sociale. Quel que soit le rôle qu’ils jouent, les médias et les journalistes ont une influence considérable sur l’agenda politique.

Qu’ils pensent très rarement à inviter des femmes à se prononcer sur la chose publique dit beaucoup sur la perception des hommes par rapport à la parole des femmes, et donc du rôle de la femme dans les affaires de la cité et la construction du pays.

Sans vouloir faire l’économie d’une analyse plus poussée, il y a lieu de s’interroger sur les raisons de la place minoritaire des femmes dans les émissions politiques.

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Basée sur les résultats de ce sondage, la question doit se poser : les médias sont-ils misogynes ? Par essence non. Mais à part quelques très rares exceptions, en Haïti ce sont les hommes qui en sont propriétaires et sont impliqués dans la prise de décision. Devrait-on alors questionner leur niveau de sexisme ?

Certains disent qu’il ne s’agit pas de misogynie – une forme de sexisme qui maintient l’oppression systémique et patriarcale – mais plutôt du refus des femmes de répondre positivement à des invitations. En d’autres termes, ce serait elles le problème puisqu’elles s’autocensurent. C’est la thèse avancée par une journaliste proche de la direction d’un média. Sans surprise, d’autres personnels des médias disent que le pool ou réservoir de femmes politiques est trop faible : il n’y a simplement pas assez d’actrices politiques en Haïti pour traiter des sujets politiques. L’avantage de ce raisonnement pour ceux qui l’avancent est, qu’encore une fois, ils renvoient le problème aux femmes. Ainsi, leur inégale participation aux émissions politiques est due à leur faible participation aux postes politiques, électifs ou nominatifs. Oui et non. Oui, compte tenu du faible taux de femmes députées à la dernière chambre basse (2.5%), et non, si on considère que le vivier de personnalités politiques devrait inclure des femmes de tout le pays et non seulement celles de Port-au-Prince. De plus, des maires, des anciennes députées et sénatrices et des cadres féminins des partis devraient faire partie de ce vivier et pouvant répondre à la définition « femmes politiques ». De quoi s’interroger sur la définition des médias haïtiens de l’expression : « femmes politiques. »

Le constat démontré par ce sondage est le suivant : la parole et la visibilité des femmes sur des sujets politiques sont trop minoritaires — qu’elles reflètent ou non un miroir de la réalité politique. Ceci va au-delà de la question de l’inégalité des femmes par rapport aux hommes dans les médias. L’égalité des femmes est tout simplement une question de droits humains. A quand le saut vers l’égalité dans la société ?  Ceci est d’autant plus urgent quand on sait qu’en 2015 Haïti a adopté les Objectifs de développement durable (ODD) dont l’objectif 5 – « Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles » – est la toile de fond de tous les autres et qu’un bilan se fera en 2030 dans tous les pays du monde.

Ce sondage avait également pour objet de tirer la sonnette d’alarme sur cette inégalité — la quasi-exclusion des femmes dans les émissions politiques. Il se veut également un instrument de plaidoyer pour pousser les journalistes, directeurs de programmation, gestionnaires et propriétaires de médias à en tenir compte afin de changer radicalement leur manière de faire pour inclure des femmes à égalité dans les émissions politiques. Ainsi, la mise en place d’une réflexion au sein de l’Association Nationale des Médias haïtiens (ANMH) et autres associations de journalistes et de médias est vivement encouragée pour aboutir à des propositions d’actions concrètes pouvant aboutir à une représentation plus équitable de femmes dans les émissions politiques des médias. La prochaine édition de ce sondage pourrait se refaire en 2021, ce qui servirait de moyen de vérification des actions mises en œuvre.

Monique Clesca

Photo couverture : Jean Loobentz César/Ayibopost

Monique Clesca est une experte en communication et en développement international. Elle a une maitrise en journalisme de Northwestern University et une Licence en Philosophie de Howard University. Elle est commandeur de l’Ordre de Mérite de la République du Niger, et a reçu de nombreux honneurs en Afrique pour son travail de plaidoyer en faveur des droits des filles et des femmes. Elle est l’auteure de deux livres : un roman La Confession et Mosaïques, un livre d’essais. Ses articles ont été publiés par Le Nouvelliste, le Miami Herald, le New York Times, AyiboPost et des revues littéraires.

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