Trois spécialistes en droit constitutionnel au Kenya mettent en garde contre les entorses à la loi kényane dans la démarche des deux gouvernements
La confusion et le chaos atteignent un palier supérieur en Haïti ce vendredi où une force multinationale menée par le Kenya tarde à intervenir à cause de complexités légales et des contraintes de budgets, rapportent des acteurs au courant des démarches.
Dans ce contexte d’incertitude, AyiboPost peut confirmer que les États-Unis demandent la démission d’Ariel Henry et la formation d’une nouvelle structure gouvernementale, selon une source diplomatique.
Devant la presse, les autorités américaines nient faire pression sur le premier ministre, ce 6 mars 2024.
Selon le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, les USA pressent Henry à «accélérer la transition vers une structure de gouvernance renforcée et inclusive qui agira avec urgence pour aider le pays à se préparer à une mission de soutien sécuritaire multinational pour faire face à la situation sécuritaire et ouvrir la voie à des élections libres et équitables.»
Les acteurs haïtiens et étrangers comptent sur le déploiement de la mission étrangère pour pacifier le pays et le mener vers des élections.
Le 1er mars 2024, les gouvernements haïtiens et kényans ont signé un «Mémorandum d’entente» non-rendu public.
Ce Mémorandum doit adresser les lacunes juridiques et constitutionnelles évoquées par le juge Chacha Mwita pour interdire le déploiement dans une ordonnance sortie en janvier 2023.
Après la signature de ce Mémorandum, le président William Ruto a indiqué dans une note officielle que son pays était prêt à déployer les policiers en Haïti.
Une démarche que certains observateurs ont perçu comme une tentative du président d’aller à l’encontre de la décision de la Cour de justice ayant bloqué le déploiement des policiers.
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Trois spécialistes en droit constitutionnel au Kenya mettent en garde contre les entorses à la loi kényane dans la démarche des deux autorités.
Le premier problème concerne les sections 107 et 108 de la loi sur le National police service Act.
La section 107 ordonne que tout pays pratiquant la réciprocité doit contenir dans sa législation des «dispositions similaires» à celle du Kenya.
«Pour avoir cet arrangement réciproque, la condition première est que le pays hôte dispose d’une loi régularisant sa police», dit Waikwa Wanyoike, avocat constitutionnaliste attaché à la haute cour de justice de Nairobi.
Même si cette loi existe, s’il n y a pas de référence claire qui y est faite au sujet du «déploiement de police étrangère», il est impossible d’avoir un arrangement réciproque.
Et même s’il y fait référence, il faut voir maintenant si cette loi est équivalente à celle de la police kényane. Sinon, là encore, il est impossible d’avoir cet arrangement réciproque, selon le spécialiste.
«On n’a jamais pu prouver qu’Haïti respecte les conditions pour qu’il y ait un arrangement réciproque avec le Kenya», déclare Waikwa Wanyoike à AyiboPost.
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Puisque l’accord n’est pas public, il demeure difficile de savoir sur quelle disposition légale en Haïti il prend appui.
Mais pour l’opposant et constitutionnaliste Ekuru Aukot : cet accord «essentiellement politique» fait sous l’impulsion des États-Unis d’Amérique qui «contrôlent à la fois le président William Ruto et le premier ministre Ariel Henry» est «nul et non avenu».
Le fait que le premier ministre de facto Ariel Henry cumule les rôles de président et de premier ministre à la fois, «va à l’encontre des lois et de la Constitution», pense-t-il.
«C’est donc une personne qui n’a pas la capacité d’engager la république d’Haïti dans un traité international ou un accord de réciprocité, comme ils veulent l’appeler», déclare AuKot.
La publication des termes de cet accord dans le journal officiel du pays, Gazette, représente une étape essentielle pour l’officialiser. Cette publication tarde encore, selon plusieurs personnalités kényanes interviewées par AyiboPost.
Par suite de la résolution du conseil de sécurité des Nations Unies autorisant le Kenya à prendre la tête de l’initiative en Haïti, le président William Ruto, dans une correspondance officielle en date du 3 octobre 2023 promet que cette mission marquera une nouvelle ère dans l’histoire des interventions internationales en Haïti.
Selon Aukot, l’opposant politique le plus influent dans la lutte contre le débarquement de policiers kényans en Haïti, ce que les deux dirigeants prétendent signer en tant qu’accord de réciprocité n’est pas conforme aux ordres de la Cour, et reste illégal.
«La Cour, dit Aukot, a été très claire sur le fait que le Conseil national de sécurité du Kenya n’a pas d’autorité juridictionnelle sur la police».
Ce que les deux dirigeants prétendent signer en tant qu’accord de réciprocité n’est pas conforme aux ordres de la Cour, et reste illégal.
En effet, selon les articles 240 ( 8), 149, 150 de la Constitution kényane, le conseil national de sécurité est seulement habilité à déployer les forces de défense – considérées comme armée – pour des missions régionales ou internationales.
Se basant sur ces dispositions, le juge Enock Chacha Mwita, dans son jugement rendu le 26 janvier 2024 juge toute initiative pour déployer la police à l’extérieur du pays inconstitutionnelle et illégale.
Vu que la procédure de déploiement des forces n’a pas été respectée, l’avocat constitutionnaliste et partenaire du cabinet Olao and Rai Advocates, Olao Victor, estime de son côté que cet accord et tout ce qui s’ensuit arrivent à mi-chemin d’un processus mal amorcé.
«La décision du président Ruto [d’envoyer des policiers en Haïti] n’est pas une conclusion finale», prévient Olao Victor, si l’on tient compte du système juridique kenyan.
Cette décision ne peut être prise de façon unilatérale par le bureau du président, poursuit Olao Victor, spécialiste en droit constitutionnel.
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Ladite résolution doit émaner du National Security Advisory Council (NSAC), ajoute Victor.
Formé des plus hauts responsables gouvernementaux, ce conseil est habilité à prendre des décisions en matière de sécurité des citoyens kényans.
La décision du président Ruto [d’envoyer des policiers en Haïti] n’est pas une conclusion finale.
Normalement, la procédure devait débuter par ce conseil de sécurité, dirigé par le président de la République. L’ordre serait transmis au parlement qui est alors censé saisir par une motion le secrétaire du cabinet chargé de la sécurité intérieure.
Ce dernier est également appelé à présenter la motion du conseil au parlement avec le procureur général afin d’élucider les détails et l’intégrité de cet engagement spécial.
Cependant, «ils se sont adressés au parlement qu’après avoir constaté que le processus n’avançait pas», explique le juriste kényan, Olao Victor.
En octobre 2023, le déploiement d’une force étrangère pour appuyer la police est autorisé par les Nations unies, dont Haïti fait partie.
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À certains égards, il s’agit d’une mission sans précédent dans l’histoire des forces d’interventions des Nations Unies.
En effet, dans un article paru sur le site de AyiboPost, le spécialiste en relations internationales Moïse Jean relève que la mission travaillera en complémentarité voire sous le leadership de la police haïtienne. Ensuite, il appartient au Kenya et à Haïti de définir les objectifs opérationnels et finaux de la Mission.
Or, «c’est au Conseil de sécurité qu’il appartient de définir les objectifs du mandat», écrit Moïse Jean.
«Ce flou entourant la nature de cette force peut donner lieu à une déresponsabilisation des principaux acteurs en cas d’échec voire son instrumentalisation», analysait Moïse Jean pour AyiboPost.
À certains égards, il s’agit d’une mission sans précédent dans l’histoire des forces d’interventions des Nations Unies.
James Boyard spécialiste en droit international, et le professeur de droit constitutionnel haïtien, Caleb Deshommes, admettent la légalité d’une intervention directe de l’ONU en Haïti, en se basant sur des dispositions du droit international et le fait que la mission a été autorisée par une résolution des Nations Unies.
Pour la force en discussion, ils rappellent que la plupart des accords signés avec d’autres États doivent légalement passer par devant le parlement Haïtien.
Mais dans le cadre de ce document signé entre Haïti et le Kenya, il n’est pas encore possible de savoir s’il remplit les conditions d’un accord, vu qu’il n’a pas été rendu public.
Toutefois, s’il est adopté sous cette forme, le document donnera lieu à une ratification Parlementaire.
Or, le parlement n’existe pas depuis plusieurs années.
Dans ce cas, «une ratification ne sera possible en Haïti qu’après la réalisation des élections», souligne James Boyard.
Le gouvernement haïtien mise gros sur le déploiement de la mission multinationale pour garantir les conditions sécuritaires nécessaires à la tenue des élections.
Depuis le premier mars 2024, le climat sécuritaire du pays est en pleine ébullition.
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Dans la capitale, des tirs nourris se font entendre partout, poussant des centaines de gens à quitter leurs maisons.
Pour l’instant, des milliers de prisonniers, dont des chefs de gang notoires, demeurent en liberté suite aux évasions spectaculaires dans les deux plus grandes prisons du pays situées à Port au Prince et la Croix des bouquets.
Par Jérôme Wendy Norestyl, Wethzer Piercin et Fenel Pélissier
Widlore Mérancourt a participé à ce reportage.
Image de couverture : Ariel Henry et le président kényan William Ruto au fond, lors de la signature de l’accord en vue du déploiement de policiers kényans en Haïti. | © Presidential Communications Unit (PCU)
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