POLITIQUE

La justice au Kenya bloque provisoirement le déploiement de sa police en Haïti

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Ce blocage intervient ce lundi 9 octobre, en attendant que les parties soumettent leurs arguments écrits avant une décision finale

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La haute cour de justice kényane interdit jusqu’au 24 octobre 2023 le déploiement de la force multinationale d’appui à la sécurité en Haïti, suite à une pétition introduite par le parti politique Alliance troisième voie dirigé par Ekuru Aukot et d’autres personnalités kényanes.

Ce blocage intervient ce lundi 9 octobre, en attendant que les parties soumettent leurs arguments écrits avant une décision finale. Entre temps, le gouvernement ne peut déployer aucune force en Haïti, ni dans aucun autre pays, selon le document juridique obtenu par AyiboPost.

Le constitutionnaliste, Ekuru Aukot, ayant travaillé sur la constitution de 2010, s’oppose catégoriquement à toute intervention en Haïti. Dans une interview avec AyiboPost, l’homme politique et constitutionnaliste juge «illégale et anticonstitutionnelle» la décision du gouvernement de son pays.

«Les Kényans sont totalement opposés à cette mission, car elle va à l’encontre de notre constitution et de la loi sur le service de police», précise-t-il tout en soulignant que les articles 239, 240 de la Constitution kényane de 2010, prévoient les procédures de toute mission en terre étrangère.

Le juriste et constitionnaliste kényan Ekuru Aukot. PHOTO/Courtesy

Selon la Constitution kényane, seule l’armée peut intervenir dans un pays étranger après l’approbation du parlement, avance Aukot à AyiboPost.

Plus loin, les sections 107 et 108 du document National Police Service Act, consultées par AyiboPost, exigent une requête réciproque entre les deux pays avant même l’envoi d’une force dans un autre territoire.

L’intervention en cours de planification semble ignorer les dispositions légales. Car, les autorités haïtiennes «n’ont jamais présenté cette demande au gouvernement kenyan», poursuit Ekuru Aukot.

Le gouvernement haïtien n’a pas répondu à une demande de commentaires d’AyiboPost.

«Nous pensons que les USA utilisent notre président pour faire leur sale boulot en Haïti», conclut le juriste Ekuru Aukot, insinuant que la mission sera suicidaire.

L’intervention en cours de planification semble ignorer les dispositions légales. Car, les autorités haïtiennes «n’ont jamais présenté cette demande au gouvernement kenyan», poursuit Ekuru Aukot.

La résolution du conseil de sécurité de l’ONU autorisant le déploiement d’une Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) en Haïti, constitue un non-respect des procédures légales, commentent à AyiboPost des personnalités kényanes.

Le lundi 2 octobre 2023, le Conseil de Sécurité de l’ONU a voté presque à l’unanimité, 13 voix pour et 2 abstentions, la résolution introduite par les États-Unis et l’Équateur, autorisant le déploiement d’une force multinationale en Haïti.

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Contacté par AyiboPost, le sénateur du comté de Narok, Ledama Olekina, est très acide contre le président William Ruto. Pour lui, le chef de l’État représente une marionnette des États-Unis d’Amérique en quête d’une reconnaissance internationale en faisant fi des problèmes de son propre pays.

«Les États-Unis ont vu en William Ruto quelqu’un qu’ils peuvent utiliser pour régler leurs propres affaires», déclare le sénateur kényan qui regrette que le président ait utilisé son pouvoir pour décider sur cette affaire sans consulter préalablement le parlement.

«Nous ne pouvons plus rien dans cette situation. Je crois que les Américains ont déjà le président William Ruto dans leurs poches. Et le Président lui, a déjà sa majorité au parlement sous son contrôle», explique l’homme politique.

Le sénateur du comté de Narok au Kenya, Ledama Olekina. | Nairobi Leo

Habituellement, les troupes kényanes interviennent dans des missions de maintien de la paix des Nations-Unies, au niveau régional ou avec d’autres partenaires internationaux.

Le pays est connu pour ses interventions en Somalie contre les groupes Shebabs en 2011; à l’est de la République Démocratique du Congo afin de combattre les rebelles M23 en novembre 2022.

Le Kenya est perçu comme le moteur de la stabilité en Afrique de l’Est, en raison de la participation de ses troupes dans le maintien de la paix dans la région.

En octobre 2022, le gouvernement haïtien avait fait aux Nations unies la demande d’une force internationale spécialisée et une assistance technique à la police pour aider la police nationale à combattre les gangs armés.

Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, dans sa lettre du 8 octobre 2022 et son rapport en avril 2023, ainsi que la Caricom à travers la Jamaïque ont souligné, en juillet 2023, l’urgence pour le comité permanent de décider sur la situation d’Haïti.

Le 29 juillet 2023, le Kenya annonce avoir accepté de diriger la mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti.

Le Kenya est perçu comme le moteur de la stabilité en Afrique de l’Est, en raison de la participation de ses troupes dans le maintien de la paix dans la région.

Lors de la 78e assemblée générale du 2 octobre 2023, le conseil de sécurité des Nations-Unies a autorisé le déploiement de cette force multinationale pour une période de douze mois en Haïti.

Cette mission intervient dans un contexte où le Kenya peine à maintenir sa sécurité intérieure, selon des citoyens kényans interviewés par AyiboPost.

En 2009, l’ONU a déclaré que le Kenya disposait d’un policier pour 1 150 habitants. L’ONU recommande un policier pour 450 habitants, ce qui témoigne du sous-effectif chronique dont souffre cette force de police.

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«Je viens du nord du Kenya, nous avons un besoin urgent de sécurité; mais notre gouvernement n’a pas été en mesure de nous la fournir», se plaint Ekuru Aukot, juriste et ancien candidat à la présidence.

Le chercheur au «Horn Institute for Strategic Studies» de Nairobi, Macharia Munene, estime que cette décision d’envoyer la police kényane en Haïti est une affaire compliquée et ne semble pas avoir été très bien réfléchie.

Le chercheur au «Horn Institute for Strategic Studies» de Nairobi, Macharia Munene. | UNGA Conference

«La décision semble avoir été prise à la hâte, sans tenir compte de nombreuses complications : la distance, les différences culturelles, la langue et le fait que les gens le veuillent ou non», explique Macharia Munene à AyiboPost.

Selon le chercheur, le Kenya aide les USA à répondre à leurs attentes en Haïti, devenant ainsi un assistant de la politique américaine. Ce qui n’est pas une bonne chose, selon lui. Le professeur Macharia Munene pense aussi que le Kenya tente de créer une liaison avec Haïti sous l’égide des USA.

Le monde de la culture y va de ses commentaires également. «Je n’aime pas du tout l’idée que le Kenya envoie des troupes en Haïti. Je pense que le Kenya est simplement contraint par les États-Unis et d’autres membres de la communauté internationale à le faire en échange d’argent sous forme de prêts faciles», commente à AyiboPost le cinéaste Thuku Kariuki.

L’entrepreneur, PDG de village Green au Kenya, croit que son pays doit d’abord régler ses problèmes de sécurité, avant d’aller aider d’autres pays qui ont des problèmes de sécurité.

Le cinéaste et PDG de village Green au Kenya, Thuku Kariuki. | DW

AyiboPost a contacté sans succès des officiels du gouvernement de William Ruto pour obtenir des réponses face aux critiques des citoyens kenyans.

Première économie de la communauté d’Afrique de l’Est, le Kenya est un pays peuplé d’environ 47 millions d’habitants.

Des défis de sécurité liés notamment aux gangs armés, au banditisme et au terrorisme du groupe somalien Shebab, ayant fait plus d’une vingtaine de morts entre le 3 et le 24 juin 2023, inquiètent les Kényans.

«L’implication du parlement n’est pas claire, il n’a apparemment pas été consulté. Les personnes qui ont leur mot à dire semblent également sceptiques à ce sujet», relate à AyiboPost le professeur Macharia Munene, qui pense que même le Kenya a besoin d’opérations de sécurité.

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Hussein Khalid est avocat et directeur général de Haki Africa, une organisation panafricaine de défense des droits humains basée à Nairobi, capitale du Kenya.

Pour le défenseur des droits humains, la décision d’envoyer les policiers kényans en Haïti est «inappropriée et n’a aucun fondement légal et rationnel».

Selon le militant, le Kenya a énormément de retard concernant le respect des droits humains. Il évoque notamment des meurtres extrajudiciaires, des disparitions et d’autres formes flagrantes de violation de droits humains.

Hussein Khalid, avocat et directeur général de Haki Africa. | FCNL

«Nous avons ici une situation sociopolitique mal gérée. Au moment où nous parlons, nous sommes toujours confrontés à des conflits communautaires le long de nos frontières intérieures et nous luttons toujours contre des insurrections islamiques à la frontière somalienne. Les droits de l’homme ne sont pas respectés au Kenya», constate à AyiboPost Thuku Kariuki.

«Si les gens se plaignent, ils sont réduits au silence par une force inutile afin que la classe dirigeante puisse se sentir en sécurité et continuer à abuser des droits du peuple. Le Kenya a un très long chemin à parcourir en matière de droits de l’homme. Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’une altercation entre policiers et citoyens ne fasse plusieurs morts», conclut-il.

Cette année, en seulement trois mois, la police a abattu plus de 50 manifestants au Kenya, rapporte la coalition de l’opposition Azimio. Un chiffre que les officiels de l’Etat font baisser à une vingtaine de personnes.

Selon Hussein Khalid, les citoyens kényans se demandent encore ce qui a bien pu amener leur pays à se porter volontaire pour diriger cette intervention en Haïti face à un tel contexte.

«Il y a d’autres pays comme le Canada, la France et les USA, responsables en partie de ce qui se passe [en Haïti] et qui sont géographiquement, techniquement et économiquement plus aptes à prendre le leadership d’une telle initiative», poursuit-il.

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«Quand on sait que ces mêmes pays ont échoué à de multiples initiatives précédentes, explique-t-il, nous nous demandons ce qu’il adviendra de cette nouvelle intervention dans un contexte où les questions d’insécurité prennent des tournures de plus en plus inquiétantes en Haïti.»

D’autres questions restent en suspens.

Pour le directeur exécutif de «Haki international», Khalid Hussein, bien avant les dispositions financières et matérielles nécessaires à la mission, les Nations-Unies devraient aborder d’urgence la question des mécanismes de financement des gangs armés ainsi que le trafic illégal d’armes à feu en Haïti, afin d’éviter que la mission d’intervention n’accélère encore plus la situation humanitaire déjà préoccupante.

«Maintenant, tout ce qu’on entend c’est : Intervention, moyens techniques, moyens financiers, etc., mais aucune mention de la façon dont les Nations unies comptent concrètement aborder les questions de droits humains susceptibles d’être posées lors de cette mission», explique Hussein.

Le pasteur Danson Tunai, officiant pour le compte de The Gospel Ministry dans la région de Naroc s’en prend lui aussi à cette intervention.

«Ici dans nos foyers, le banditisme a fait beaucoup d’orphelins, des estropiés et des sans-abris», dit-il. «Que ce soit dans les régions de Garissa ou de Lamu, c’est la même situation. Ne sont-ils pas des êtres humains qui eux aussi méritent d’être secourus comme les Haïtiens ?», se demande l’homme d’Église.

Ce blocage intervient ce lundi 9 octobre, en attendant que les parties soumettent leurs arguments écrits avant une décision finale

D’autres voix se prononcent en faveur de l’intervention. Le journaliste Peter Wakaba qui milite depuis plus d’une décennie à Nairobi pense que la décision d’envoyer des policiers en Haïti est une bonne chose.

«Faisant partie de la communauté internationale il est aussi dans notre responsabilité d’assurer la sécurité des gens de partout», déclare Wakaba à AyiboPost.

Le journaliste pense que les Kényans laisseront un impact positif à travers les supports qu’ils apporteront à Haïti et ils auront aussi à apporter leurs aides au gouvernement d’Haïti afin d’assurer la stabilité de ce pays.

«Avec les efforts des Nations Unies et l’effort de tous les peuples, je pense que la mission sera une réussite, dit Wakaba qui demande aux Haïtiens de reprendre le contrôle du pays et de commencer par appliquer la loi».

Par Jérôme Wendy Norestyl, Wethzer Piercin & Fenel Pélissier

Image de couverture : La force régionale de la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), à laquelle appartient le Kenya. | © infos.cd


Visionnez notre présentation spéciale sur la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU en octobre 2022 concernant un régime de sanctions à l’encontre des personnalités haïtiennes impliquées dans les activités des gangs en Haïti, en comparaison à la résolution du même type adoptée au Mali en 2017 :


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Journaliste-rédacteur à AyiboPost, Jérôme Wendy Norestyl fait des études en linguistique. Il est fasciné par l’univers multimédia, la photographie et le journalisme.

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