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Les armes des États-Unis alimentent l’insécurité en Haïti

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Utilisés dans les guerres de gangs et pour le kidnapping, ces équipements amplifient l’insécurité qui — avec la précarité — fait fuir les citoyens vers d’autres pays. Ils sont aujourd’hui déportés en masse par l’administration de Joe Biden

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Presque chaque soir, les supplications des voisins victimes s’élevaient dans tout le quartier. Katiana Pierre était dans sa petite vingtaine. La cruauté des gangs battait son plein à La Plaine. Lourdement armés, ces messieurs pénétraient les maisons, violaient les femmes, et emportaient tout ce qui pouvait avoir un semblant de valeur.

Les parents de la jeune fille n’en pouvaient plus. Et un beau matin en 2017, ils décident de l’envoyer, seule, au Chili.

Quatre ans plus tard, Katiana Pierre, bandeau noir sur le front, et une petite fille adorable sur le bras, descend d’un Boeing 737 avec son conjoint du Chili, Joseph Metellus, à l’aéroport Toussaint Louverture. Avec 327 autres compatriotes, ils font partie de la première vague d’Haïtiens, déportés des États-Unis, par l’administration de Joe Biden. Environ 14 000 doivent revenir dans le pays dans les semaines à venir.

« Les immigrants sont en train de fuir la violence que les États-Unis leur apportent », analyse à AyiboPost Eugenio Weigend, directeur associé au think tank American Progress, bien au courant de cette vague de déportations.

« Si les USA veulent réduire l’immigration, une façon de procéder reste d’apporter une contribution à la réduction de la violence à l’extérieur de leur pays, explique Weigend. Et la meilleure façon de le faire est d’arrêter d’envoyer des armes qui augmentent le niveau de létalité des conflits. »

La meilleure façon de [réduire l’immigration] est d’arrêter d’envoyer des armes qui augmentent le niveau de létalité des conflits, explique Weigend

Haïti marche au rythme des crises. La précarité, l’imbroglio politique après l’assassinat du président Jovenel Moise et les catastrophes naturelles rendent la vie intenable. Mais, « les États-Unis ont partiellement une responsabilité dans ce qui arrive à Haïti, d’après Weigend. Les USA fournissent un nombre important d’armes aux criminels opérant dans la région comme le Mexique dans l’Amérique centrale ou les pays des Caraïbes. »

Dessin créé pour AyiboPost par Francisco Silva

Environ 500 000 armes à feu circulent dans le pays. Seulement 10 % sont légales.

Chaque année, la Police nationale d’Haïti collabore avec le Bureau de l’alcool, du tabac, des armes à feu et explosifs (ATF) des USA afin de recueillir des informations clés sur l’acheteur, et les circonstances d’exportation des équipements létaux interceptés notamment dans les opérations criminelles.

« Parmi les armes retracées en Haïti, une large proportion vient des États-Unis selon les données de l’ATF », rapporte Eugenio Weigend. Deux ans de cela, The American Progress a sorti un rapport qui explique « comment la faiblesse des lois américaines sur les armes à feu alimente les crimes violents à l’étranger. »

Importés souvent illégalement, une bonne partie de ces équipements se trouvent aux mains de criminels. Il demeure donc difficile d’avoir des chiffres précis sur l’ampleur du problème.

Des Haitiens déportés des États-Unis descendent de l’avion à l’aéroport Toussaint Louverture, hier 19 septembre. Photo : Carvens Adelson

En 2012, l’ATF devait fournir à la PNH des informations sur vingt armes. 85 % étaient fabriquées ou importées des États-Unis. Des 206 armes questionnables de 2016, 98,5% venaient du grand voisin nord-américain contre 94,1 % en 2019.

Haïti n’est pas le seul pays à avoir un partenariat d’échanges d’informations avec les États-Unis. Bahamas, Barbade, Jamaïque ou la République dominicaine exigent régulièrement des informations de l’ATF pour résoudre des crimes sur leur territoire. Et année après année, les États-Unis viennent en tête de liste des pays pourvoyeurs d’armes dans la région.

Le Colt 45 ou les 9 mm rendent tout puissant. « Parfois, les bandits obligeaient les mères à coucher avec leurs enfants, et les sœurs à coucher avec leurs frères à La Plaine », déclare Katiana Pierre, lors d’une entrevue avec AyiboPost hier dimanche, à l’aéroport Toussaint Louverture.

Un groupe secret d’institutions et de structures de l’État jouissent d’un permis d’importer légalement des armes des États-Unis. Un des spécialistes interrogés par AyiboPost rapporte qu’une partie de ces équipements tombent dans le marché noir, quand ils ne sont pas utilisés par les bandits.

Bagages des Haïtiens déportés. Photo : Carvens Adelson/AyiboPost

En décembre 2020, l’ambassade des États-Unis en Haïti n’avait pas pu transférer à AyiboPost cette liste, à cause de « la règlementation fédérale ». La représentation consulaire n’a pas non plus indiqué si des mesures étaient prises pour révoquer le permis d’importer des institutions dont les armes se retrouvent sur des scènes de crimes.

L’ambassade n’avait « aucun commentaire » en réponse à une question portant sur des actions éventuelles en cours d’implémentation pour juguler le problème des armes en provenance des États-Unis et qui tombent entre les mains de criminels en Haïti.

« Bien que le Règlement sur le trafic international d’armes ne réglemente pas l’achat d’armes, il réglemente la capacité d’exporter ces armes vers Haïti, ont expliqué les autorités américaines à AyiboPost. Plus précisément, les États-Unis maintiennent une politique de refus en ce qui concerne les demandes d’autorisation d’exporter des articles ou des services de défense vers Haïti. Cela comprend une politique limitée d’examen au cas par cas pour certaines applications, tels que celles qui soutiennent les unités de sécurité qui opèrent sous le commandement du gouvernement haïtien ou qui sont utilisées par les Nations unies. »

Des Haïtiens expulsés des États-Unis s’abritent contre la pluie hier, à l’aéroport Toussaint Louverture. Photo : Carvens Adelson/AyiboPost

Quand Katiana Pierre ferme définitivement la porte de sa maison au Chili, le 12 juillet dernier, les justificatifs pour abandonner son travail correctement rémunéré dans une clinique dentaire sont pluriels.

En tête de liste vient son refus de se faire vacciner contre le coronavirus, comme exigé par ses employeurs. « Le vaccin n’est pas obligatoire aux États-Unis, pourquoi le serait-il au Chili », se demandait-elle.

Il y a aussi « l’opportunité de revoir sa maman qui vit à Miami et qu’elle n’a pas embrassée depuis plusieurs années».

Un bon lundi, Katiana Pierre prend sa fille sur son bras, et avec son conjoint, ils empruntent la « route de la mort » pour se diriger vers l’eldorado américain.

Bateau, bus, randonnées épuisantes… le voyage d’un mois jusqu’au Mexique éprouve les nerfs et les muscles.

Le voyage d’un mois jusqu’au Mexique éprouve les nerfs et les muscles.

« Des gens ont été emportés par les eaux, témoigne Katiana Piere. D’autres ont chuté dans des falaises. Une dame que je connais a été pillée dans les bois avec son mari. Le ventre de son mari est devenu enflé à force de boire l’eau sale de la rivière. On a passé six jours à marcher dans une forêt entre Colombie et Panama. »

12 000 dollars après, la petite famille épuisée se trouve au Texas. « On y a passé six jours sous un pont. Puis quatre autres en prison, dit Katiana Pierre. Les autorités américaines ont jeté nos brosses à dents et pâtes dentifrices. Jusqu’à ce qu’ils nous déportent, on n’a pas pu prendre un bain ni brosser nos dents. Ils nous ont fait subir un traitement inhumain et dégradant avec un enfant sur nos bras. »

Des Haïtiens expulsés des États-Unis sous la pluie hier, à l’aéroport Toussaint Louverture. Photo : Carvens Adelson/AyiboPost

Conjoint de Pierre, Joseph Metellus vit au Chili depuis six ans. Il compte revenir dans ce pays au plus tard dans une semaine. Ce qui le démange, ce n’est pas la déportation en elle-même. « Je regrette le traitement infligé aux Haïtiens aux États-Unis, dit-il. D’autres nations en situation irrégulière ne sont pas traitées de la sorte », dit le jeune homme. Il touchait 1 000 dollars américains par mois comme chef d’une équipe de manutentionnaire dans une entreprise au Chili.

31 cas de kidnappings étaient recensés, dont 27 à la Croix des Bouquets, en septembre, en marge de l’assassinat de Jovenel Moïse, selon des chiffres compilés par le Centre de recherche et d’analyse en droits de l’homme. Cette baisse objective sera de courte durée. Il faut compter 73 cas pour aout et 71 autres pour les seuls trois premières semaines de septembre.

Environ 20 000 citoyens ont quitté leurs logis depuis juin à cause de conflits armés dans la capitale, Port-au-Prince.

Quand le numéro de série de l’arme utilisé dans un crime n’est pas altéré, ATF permet de retracer des informations précises notamment sur le nom de son dernier propriétaire, les circonstances de son exportation.

Des expulsés des États-Unis prennent un bus pour rentrer chez-eux. Photo : Carvens Adelson/AyiboPost

Les autorités haïtiennes échouent à contrôler les frontières et les douanes du pays, et il demeure trop facile de légaliser des armes dans le pays, selon les experts.

De plus, la PNH n’utilise pas assez les possibilités de retraçage des armes. Au regard des rapports, Haïti fait partie des pays avec le moins de requêtes d’informations sur les armes auprès de l’ATF. Quand Trinidad et Tobago, avec à peine un million d’habitants, demandent des informations sur 229 armes en 2019, Haïti, avec plus de dix millions d’habitants et une criminalité importante n’avait requis l’agence que dans 51 dossiers.

Les requêtes auprès de la PNH pour expliquer cet état de fait n’ont pas abouti. Une hypothèse probable concerne le manque de productivité des unités d’enquêtes de la police, ce qui aboutit à moins d’armes saisies.

Jusqu’à ce qu’ils nous déportent, on n’a pas pu prendre un bain ni brosser nos dents. Ils nous ont fait subir un traitement inhumain et dégradant avec un enfant sur nos bras.

Reginald Delva est expert en sécurité, et ancien ministre de l’Intérieur. Il parle de « complicité et de connivence », pour expliquer le peu d’armes retracées par la PNH. « Trop d’autorités sont impliquées dans la question de la sécurité », rajoute l’ancien secrétaire d’État qui affirme que beaucoup de compagnies de sécurité du pays appartiennent à des policiers en service, ou des anciens militaires.

Le recueillement d’informations sur les importateurs réels pourrait faire émerger des informations compromettantes qui embarrasseraient l’institution ou des individus hauts placés, ayant autorisation d’importer légalement des armes dans le pays.

« On se rendait aux États-Unis parce qu’on voulait aller plus loin, rapporte Katiana Pierre. La vie était bien au Chili. J’y ai trouvé du travail. Je me suis senti libre pour la première fois. » Photo : Carvens Adelson

Mais une bonne partie du problème se trouve hors des frontières d’Haïti. Dans les années récentes, la production et l’importation d’armes des États-Unis a augmenté de façon substantielle, selon Eugenio Weigend, du think tank American Progress. Ce pays a également des lois très faibles sur le contrôle des armes.

Presque n’importe qui peut acheter une arme aux États-Unis, regrette Weigend. « Selon la loi fédérale, ceux qui ont une licence de vente d’armes doivent effectuer des recherches sur la personne qui désire se procurer une arme pour connaitre son background. Dans les guns shows cependant, ces recherches ne sont guère nécessaires. Ceux qui sont interdits par la loi vont à ces endroits pour se procurer des armes. »

L’invasion d’Haïti par des armes d’assauts produits aux États-Unis participe à l’enveniment du climat de l’insécurité, qui par ricochet, pousse des professionnels, jeunes et vieux, à quitter le pays. « On se rendait aux États-Unis parce qu’on voulait aller plus loin, rapporte Katiana Pierre. La vie était bien au Chili. J’y ai trouvé du travail. Je me suis sentie libre pour la première fois. »

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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