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Perspective | La nature de la mission qui interviendra en Haïti est ambigüe

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Jamais dans l’histoire des Nations Unies une opération autorisée n’a eu à définir elle-même ses objectifs, et qui plus est, en coopération avec les autorités de l’État dans lequel elle intervient

Près d’une année après la demande formulée par le gouvernement d’Haïti pour l’envoi d’une force internationale afin de faire face à la violence des bandes armées, le Conseil de sécurité des Nations Unies a finalement adopté en vertu du chapitre VII de la Charte une résolution autorisant la formation et le déploiement d’une Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS).

La résolution intervient à un moment où l’opinion publique commençait à déplorer l’inaction de la communauté internationale, s’interrogeant sur sa responsabilité de protéger, dans des situations comme celle-là, où l’État est incapable d’assurer lui-même la protection de sa population.

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La résolution adoptée comporte des aspects particulièrement encourageants : elle exige que la Mission exécute son mandat dans le strict respect du droit international ; elle engage la Mission à garantir le respect des droits fondamentaux de la personne, à protéger les enfants, à prévenir l’exploitation et les violences sexuelles fondées sur le genre ; elle prévoit la mise en place d’un mécanisme de plainte. Ainsi, en cas d’allégations, la Mission est tenue de diligenter des enquêtes et de fixer s’il y a lieu les responsabilités.

Par ailleurs, la résolution recommande aux États impliqués de prendre les mesures de gestion des eaux usées et de protection de l’environnement nécessaires pour éviter l’apparition et la propagation de maladies transmises par l’eau.

Il s’agit là d’aspects positifs, car les interventions militaires internationales comportent des risques assez élevés de violation du droit international, que ce soient les risques de détournement du mandat ou les risques de violation des droits humains.

La résolution intervient à un moment où l’opinion publique commençait à déplorer l’inaction de la communauté internationale, s’interrogeant sur sa responsabilité de protéger…

En Haïti, les Casques bleus onusiens ont été accusés de violation des droits de l’homme, d’exploitation sexuelle, et d’être à l’origine du choléra qui a fait des milliers de victimes. L’inscription formelle de ces dispositions dans la résolution constitue donc une initiative louable : cela devrait participer à un effort de dissuasion des États impliqués, et pourrait contribuer au déroulement des opérations sur des bases se rapprochant davantage de l’état de droit.

Au-delà de ces perspectives, la résolution soulève un certain nombre de perplexités fondamentales. Elle autorise la création et le déploiement d’une force militaire internationale dont la nature juridique est ambigüe. Cette foulure est susceptible d’avoir, comme nous le verrons, des incidences négatives sur le bon déroulement et même l’efficacité de l’opération autorisée et de générer des difficultés en cas de responsabilité pour d’éventuelles violations d’obligations internationales.

Une mission d’un genre nouveau 

La Mission qui sera déployée en Haïti n’est ni une mission de sécurité collective ni une mission de paix des Nations Unies. Bien qu’elle soit fondée sur le chapitre VII de la Charte, la résolution ne mentionne pas en revanche l’article précis qui est mobilisé. L’intervention autorisée, comme bien d’autres avant, ne sera pas menée sous l’autorité du Conseil de sécurité. Elle n’est donc pas une mission de sécurité collective.

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De même, elle ne peut pas être qualifiée de mission de maintien de la paix, car le rattachement de ces types d’opérations aux Nations Unies ressort clairement de leurs appellations — ce qui n’est pas le cas pour la Mission en cause. La force internationale qui sera déployée en Haïti s’apparente alors à ce que la doctrine internationaliste appelle une «opération autorisée», comme ce fut le cas en Corée en 1950 ou en Irak en 1991 ou encore en Libye en 2011. À la seule différence, dans ces cas l’opération a été imposée, alors que dans ce cadre elle est sollicitée.

Cette foulure est susceptible d’avoir […] des incidences négatives sur le bon déroulement et même l’efficacité de l’opération autorisée et de générer des difficultés en cas de responsabilité pour d’éventuelles violations d’obligations internationales.

La Mission créée comporte cependant un certain nombre de particularités qui l’éloignent des opérations autorisées.

D’abord, il y a la question du mandat. Selon la résolution, la Mission doit «fournir un appui opérationnel à la Police nationale d’Haïti, notamment en renforçant ses capacités par la planification et la conduite d’opérations communes d’appui à la sécurité». Elle doit en outre fournir un appui à la Police nationale d’Haïti pour que soit assurée la sécurité des infrastructures critiques et des lieux de transit…».

En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une force d’intervention directe, ayant une mission claire de rétablissement de la sécurité en Haïti. Sa mission consisterait à soutenir la police haïtienne dans ses efforts contre la criminalité et l’insécurité. La force multinationale mènerait dans ce cas ses opérations en complémentarité, voire sous le leadership, de la police.

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Cette particularité est une nouveauté dans l’histoire des opérations autorisées par le Conseil de sécurité.

Normalement, les opérations autorisées opèrent comme un substitut du système de sécurité collective, défaillante en raison de la non-application de l’article 43 de la Charte. Décidées en vertu du chapitre VII, ces opérations ont une mission d’intervention directe en vue de pacifier la situation menaçant la paix et la sécurité internationales. Elles n’ont pas à agir en complémentarité d’une force nationale. Elles sont justifiées par une situation mettant la paix en péril et qui de ce fait nécessite une intervention militaire d’urgence pour contenir la crise. C’est leur raison d’être. En décidant que l’opération autorisée soit menée de concert avec la police locale, le Conseil de sécurité innove.

Il ne s’agit pas d’une force d’intervention directe, ayant une mission claire de rétablissement de la sécurité en Haïti. Sa mission consisterait à soutenir la police haïtienne dans ses efforts contre la criminalité et l’insécurité.

En outre, et c’est encore plus curieux, la résolution demande aux responsables de la Mission (c’est-à-dire le Kenya ou éventuellement un autre État qui prendrait la direction des opérations) de communiquer, en coordination avec le gouvernement haïtien, au Conseil de sécurité, des informations concernant «les buts de la mission et le résultat final recherché, les règles d’engagement» avant le déploiement des forces sur le terrain. En termes clairs, cela signifie que ce sont les États participants en concertation avec les autorités d’Haïti qui définiront les objectifs opérationnels et finaux de la Mission.

C’est inédit. Jamais dans l’histoire des Nations Unies une opération autorisée n’a eu à définir elle-même ses objectifs, et qui plus est, en coopération avec les autorités de l’État dans lequel elle intervient. En principe, c’est au Conseil de sécurité qu’il appartient de définir les objectifs du mandat, c’est à lui de suivre et de superviser son exécution. Il ne saurait déléguer ce pouvoir à une entité tierce. Le Conseil n’a pas non plus besoin de l’aval de l’État intéressé pour déterminer les objectifs du mandat d’une opération autorisée adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte, même si c’est l’État qui en ferait la demande.

Dans ce dernier cas, le Conseil peut, s’il le juge opportun, autoriser l’État intéressé à participer simplement comme observateur aux réunions du «comité directeur» des opérations, comme ce fut le cas avec l’Albanie en 1997.

En principe, c’est au Conseil de sécurité qu’il appartient de définir les objectifs du mandat, c’est à lui de suivre et de superviser son exécution. Il ne saurait déléguer ce pouvoir à une entité tierce.

Mais la participation de l’État n’est pas décisive, encore moins dans la définition des termes du mandat. Le Conseil de sécurité crée donc un précédent. Aucune résolution antérieure adoptée en lien avec la création et le déploiement d’une opération militaire internationale coercitive ne contient ce genre de dispositions.

Il en résulte que la nature de la Mission qui interviendra en Haïti est ambigüe. Il s’agit d’une opération autorisée, créée en vertu du chapitre VII de la Charte, alors que ses principales caractéristiques s’écartent largement de ce type de mission. En réalité, c’est une opération de maintien de la paix des Nations Unies qu’on a créée sous le chapeau d’une opération autorisée. Presque toutes ses caractéristiques, que ce soit la question du soutien opérationnel à la police nationale ou l’implication du gouvernement dans la détermination des objectifs et des règles d’engagement, relèvent du maintien de la paix.

En fin de compte, il s’agit d’une mission hybride qui combine des éléments du système de sécurité collective (le chapitre VII) et du système du maintien de la paix, et qui finalement génère une institution au régime juridique incertain, c’est-à-dire une mission qui, en pratique, ne rentre clairement dans aucune des catégories d’intervention militaire internationale institutionnalisée connue jusque-là.

Il s’agit d’une opération autorisée, créée en vertu du chapitre VII de la Charte, alors que ses principales caractéristiques s’écartent largement de ce type de mission.

En raison de ces incertitudes juridiques, la Mission multinationale d’appui à la sécurité ne va pas sans soulever des préoccupations, qui sont tant politiques que juridiques.

Enjeu politique : la question de l’efficacité de la Mission

Établie sur des bases aussi instables que superficielles, l’opération autorisée en Haïti est d’une fragilité certaine. Cette lacune originelle risque de peser sur son efficacité. On comprend mal que le Conseil de sécurité autorise une Mission internationale qui mobilisera autant de ressources dans un pays qui ne demande qu’un soutien réel de la communauté internationale pour résoudre ses problèmes, avec autant de légèreté.

L’une des conséquences des ambigüités observées dans le mandat de la Mission sera que tout éventuel désaccord du directoire des opérations avec la police ou les autorités d’Haïti paralysera les actions. Le gouvernement haïtien a sans doute son agenda, sa compréhension des problèmes, ses pistes de solution. Les États impliqués dans la Mission ont également les leurs. Il faudra à chaque fois un compromis. Ce compromis sera-t-il toujours possible ? À ce stade, il est difficile de le dire.

En attendant, on se contentera de dire que si ce genre d’arrangement qui a l’air de prendre en compte la souveraineté et l’indépendance d’Haïti n’est pas une mauvaise chose en soi, il faut s’en méfier. On se serait étonnés que dans de telles circonstances la Mission soit efficace. Mais plus fondamentalement, il y a un risque de déresponsabilisation. Car, au final, il sera facile aux responsables de la Mission d’évoquer le fait que la coopération avec les autorités d’Haïti n’a pas bien fonctionné, pour justifier un manque voire une absence de bilan. Par ailleurs, lorsque les résolutions du Conseil de sécurité autorisant la mission sont ambigües, les États impliqués ont tendance à l’interpréter pour leur propre compte, en considérant par exemple que leur mission a été accomplie et en retirant leurs troupes, notamment s’ils ont subi des pertes sur le terrain, comme ce fut le cas en Somalie.

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Le flou repéré dans la définition du mandat de l’opération autorisée en Haïti peut avoir une autre conséquence, encore plus dévastatrice : celle du détournement de la Mission. En effet, dans ces types d’opérations il y a toujours un risque de déviation ou d’instrumentalisation. Mais le risque devient encore plus grand lorsque la résolution autorisant leur mise en place ne clarifie pas suffisamment le mandat, n’explicite pas clairement ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, ne délimite pas de manière assez précise le champ de l’intervention. En Libye par exemple, la résolution 1973 (2011) n’a pas autorisé le renversement du gouvernement libyen, contrairement à ce qui s’est passé. Les forces d’intervention en ont fait une interprétation extensive. Le manque de précision de ces paramètres par la résolution adoptée le 2 octobre pourrait conduire à une déviation du mandat de l’opération autorisée en Haïti, ce qui, en fin de compte, serait un mauvais service rendu à la population que l’on est censé secourir.

Enjeu juridique : la question de la responsabilité des Nations Unies

En raison de ces ambiguïtés originelles, la Mission multinationale d’appui à la sécurité soulève également une préoccupation juridique fondamentale, celle de la responsabilité. Il s’agit d’un enjeu important étant donné les risques de violation du droit international, en particulier du droit international humanitaire et des droits de l’homme lors d’une intervention militaire, surtout dans un pays comme Haïti où la question de la responsabilité des Nations Unies a fait débat dans un passé récent, alors qu’il n’y avait pas l’ombre d’un doute sur l’appartenance de la mission à l’origine des faits illicites aux Nations Unies. La situation devient donc très préoccupante lorsque la mission qui interviendra est une mission dont la nature juridique n’est pas très claire.

Et pour cause, selon les Nations Unies il convient d’opérer une distinction entre les opérations autorisées par l’ONU et menées sous commandement et contrôle national ou régional et les opérations des Nations Unies conduites sous leur commandement et leur contrôle pour apprécier l’imputabilité à l’ONU. Lorsqu’il s’agit d’opérations des Nations Unies, il y a deux hypothèses à considérer.

Premièrement, si les opérations ont été menées conjointement par une force des Nations Unies et une force sous contrôle et commandement national comme l’opération menée par ONUSOM II et la Force d’intervention rapide conduite par les États-Unis en Somalie, le comportement des troupes sera imputé à l’entité exerçant le commandement et le contrôle opérationnels. Deuxièmement, si les opérations ont été menées par des forces de maintien de la paix, comme ce fut le cas de la MINUSTAH, le Secrétaire général considère qu’en raison du statut d’organes subsidiaires de l’ONU de ces forces, l’imputation sera attribuée à l’Organisation.

En revanche, lorsqu’il s’agit d’une opération autorisée par le Conseil de sécurité, comme c’est le cas dans la Mission qui sera déployée en Haïti, les Nations Unies déclinent toute responsabilité. Selon la vénérable organisation, la responsabilité internationale pour les opérations autorisées par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte et conduites sous commandement et contrôle national ou régional incombe à l’État ou aux États qui conduisent les opérations en question. Ce fut le cas par exemple en Somalie lors de l’opération Restore Hope où un accident de voiture était survenu. L’ONU a décliné sa responsabilité en raison du fait que la personne impliquée dans cet accident travaillait pour l’« opération Restore Hope » et non pour l’Opération des Nations Unies en Somalie (ONUSOM). Or, selon l’ONU, les troupes de la Force d’intervention unifiée n’étaient pas sous son commandement.

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Cela ne devrait a priori poser de problème particulier si, une fois établie, la responsabilité de l’État ou des États pouvait être mise en cause sans difficulté particulière. La pratique ne permet cependant pas d’être optimiste. Dans la plupart des opérations autorisées où des obligations internationales ont été violées et des poursuites engagées contre les États concernés, ces derniers ont constamment tenté de se déresponsabiliser, en insistant sur le rôle central du Conseil de sécurité, et in fine sur la responsabilité des Nations Unies. C’est ce qui s’était passé par exemple dans le cadre des recours engagés contre la KFOR. Si pour les requérants, les actions ou omissions de la KFOR ne pouvaient être attribuées à l’ONU, pour les États visés, les faits sont bien au contraire ceux de l’ONU.

Par ailleurs, les juges, tant internationaux que nationaux, ont refusé jusqu’ici de se prononcer sur le comportement des forces multinationales. On est alors face à une distorsion entre le principe de la responsabilité des États pour les faits commis lors d’une opération autorisée et la mise en œuvre effective de leur responsabilité pour lesdits faits.

D’où l’intérêt de la clarification de la nature juridique de la Mission. Comme il a déjà été mentionné, la Mission qui sera déployée en Haïti a l’apparence d’une mission des Nations Unies étant donné ses caractéristiques, mais elle est officiellement une opération autorisée. Cela signifie, en conséquence, que les Nations Unies ne seront pas tenues pour responsables d’éventuels dérapages qui pourraient survenir au cours des opérations. Elles écartent d’office toute possibilité de relier d’éventuels faits illicites à elles. Il s’agit d’un enjeu juridique important notamment dans un pays où les Nations Unies se sont dérobées à leur responsabilité pour des dommages commis par une force internationale qui était la leur. Le gouvernement, les politiques, la société civile haïtienne doivent être conscients de cet aspect de la question.

Les Nations Unies ne seront pas tenues pour responsables d’éventuels dérapages qui pourraient survenir au cours des opérations.

En fin de compte, l’autorisation de la force militaire internationale n’est pas une mauvaise chose, en raison de la situation en Haïti. Les Haïtiens n’en pouvaient plus. Même les intellectuels ou les secteurs traditionnellement opposés à toute intervention militaire internationale sont pour la plupart favorables ou presque à une intervention militaire, sous certaines conditions. La situation est sensiblement la même au niveau de la population, qui manifeste plutôt son indifférence.

Toutefois, la mission qui est créée comporte de nombreuses lacunes dans sa conception qui laissent perplexe.

Finalement, la principale, sinon l’unique vertu véritable de la résolution du 2 octobre réside dans le fait qu’elle engage les États intervenants à agir dans le cadre du droit. Reste à savoir si cette rare vertu permettra à la mission de réussir le pari, c’est-à-dire d’être exemplaire, de pacifier Haïti et de permettre aux Haïtiens de reprendre le cours normal de leur vie, non seulement pendant la durée de l’opération, mais au-delà.

Par Moïse Jean

Image de couverture : KDF TROOPS OFF TO DRC FOR STABILIZATION MISSION


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Moïse Jean est docteur en droit international et enseignant à l’Université

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