POLITIQUE

Le dossier haïtien montre une faille dans la Constitution kényane

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L’absence d’une définition pour le terme « force nationale » dans la Constitution du Kenya adoptée en 2010 ouvre la voie aux litiges portant sur l’intervention des policiers de ce pays en Haïti

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Dans le jugement interdisant le déploiement de policiers kényans en Haïti sortie le 26 janvier 2024, le juge Enock Chacha Mwita prend deux conclusions en apparence contradictoires.

Selon Mwita, les policiers kényans peuvent légalement être déployés en dehors du Kenya contrairement aux interprétations des opposants politiques du président William Ruto.

Cependant, selon le juge, la volonté du gouvernement d’envoyer les policiers du pays en Haïti contrevient à la Constitution, d’après une version du document de justice reçue par AyiboPost.

 

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Ce jugement provisoire vient interpréter l’article 240 (8) de la Constitution du Kenya adoptée en 2010 et invoquée par le gouvernement pour justifier le déploiement.

Cet article permet au « Conseil national de sécurité » dirigé par le président de la République de déployer avec l’approbation du parlement « les forces nationales » en dehors du Kenya pour des opérations de maintien de la paix ou autres au niveau régional ou international.

Le concept « forces nationales » est mentionné uniquement dans l’article 240 (8) de la Constitution, et ce texte fondateur ne donne aucune définition pratique pour le terme.

Cette absence de définition oblige les tribunaux à interpréter le concept, afin de départager dans ce dossier le gouvernement kényan, les opposants politiques et l’association du barreau du Kenya.

Le concept « forces nationales » est mentionné uniquement dans l’article 240 de la Constitution, et ce texte fondateur ne donne aucune définition pratique pour le terme.

Selon le gouvernement, les « forces nationales » sont ce que l’article 239 de la Constitution appelle les « Organes de la sécurité nationale » qui se composent des Forces de défenses, du service national d’intelligence et du service de police national.

Le juge Mwita rejette cette interprétation. Il admet dans son jugement que le terme « forces nationales » n’est pas défini par la Constitution. Cependant, explique le juge, le Kenya n’a pas d’autres forces que les « Forces de défense », incluant l’Armée, la force aérienne et les forces navales, qui sont aussi appelées les militaires.

« Dans les trois organes de sécurité nationale mentionnés dans l’article 239 (1), seulement les Forces de défense du Kenya constituent une “force “, poursuit le juge. Les deux autres organes de sécurité nationale (le service d’intelligence et le service national de police) sont des services. »

Aussi, continue le juge, « personne ne peut de façon légitime argumenter [comme le fait le gouvernement] que les organes de sécurité nationaux sont des forces nationales. »

C’est donc sur la base de cette interprétation que le juge donne raison à l’opposition. Selon lui, la police ne fait pas partie des « forces nationales ». Aussi, seule l’armée peut être déployée en dehors du Kenya après approbation du parlement en vertu de l’article 240 (8).

En août 2010, le Président et commandant en chef des dorces armées de la République du Kenya promulgait la nouvelle constituion. |  © Manje Media

D’après le juge, l’article 240 (8) de la Constitution ne donne pas le pouvoir au président de déployer la police du Kenya en dehors de ce pays.

Or, la « Loi sur le service national de la police » sortie un an après l’adoption de la Constitution de 2010 trace une procédure permettant à des policiers du Kenya d’intervenir dans un pays étranger pour assister leur police en cas « d’urgence temporaire » dans un contexte de réciprocité.

Selon les articles 107 à 109 de ce texte juridique, le président du Kenya doit d’abord déclarer l’État en question « pays réciproque ». Cette déclaration sera publiée au journal officiel dénommé « Gazette ».

Les opposants au président William Ruto avaient demandé au juge de déclarer ces articles « inconstitutionnels ». Une demande rejetée catégoriquement par le juge.

Selon ce dernier, si l’article 240 (8) invoqué par la présidence ne lui permet pas de déployer les policiers kényans en dehors du pays, il n’existe pas d’articles dans la Constitution statuant de façon non équivoque que les policiers ne peuvent jamais servir à l’étranger.

D’après Mwita, l’article 240 (8) de la Constitution ne donne pas le pouvoir au président de déployer la police du Kenya en dehors de ce pays.

En réalité, les dispositions permettant le déploiement de policiers à l’exterieur dans « Loi sur le service national de la police » prennent appui sur les articles 238, 239, 243, 244 et 247 de la Constitution, selon le juge.

Spécifiquement, l’article 238 de la Constitution du Kenya définit le principe de sécurité nationale, qui est la protection contre les menaces intérieures et extérieures à l’intégrité territoriale et à la souveraineté du pays, sa population, les droits, la liberté, la prospérité, la propriété, la paix, et autres intérêts nationaux.

Théoriquement donc, des policiers kényans pourraient être déployés dans un pays comme Haïti aux termes de l’article 238 de la Constitution, et non en s’appuyant sur l’article 240, d’après le jugement. Pour ce faire, le gouvernement devrait argumenter que son action va promouvoir des intérêts nationaux, ou protéger le pays contre les menaces internes et externes.

L’association des barreaux, qui s’oppose au déploiement en Haïti faite aux termes de l’article 240 (8) appuie cette interprétation du juge.

En août 2010, le Président et chef suprême des forces armées de la République du Kenya faisait entrer en vigueur la nouvelle constitution. |  Ministry of Defence – Kenya 

Pour être légal, tout déploiement encadré par l’article 238 de la « Loi sur le service national de la police » doit suivre les procédures tracées dans  ce texte.

Il ne peut avoir de déploiement légitime d’officiers de police en Haïti sous couvert de cette loi sans le respect des sections 107 et 108 de ce texte juridique qui exigent de déclarer le pays comme réciproque en matière de sécurité avec la publication de cette décision dans le journal « Gazette », selon le juge.

Or, Haïti n’a aucun arrangement « réciproque » avec le Kenya et aucune décision similaire n’a été publiée dans le journal officiel, répondent les opposants politiques et l’association des barreaux.

Pour récapituler, l’article de la Constitution du Kenya évoqué par le gouvernement de Ruto dans le dossier haïtien permet uniquement de déployer des soldats de l’armée en dehors du pays, selon l’interprétation du juge.

D’autres dispositions constitutionnelles autorisent le déploiement de policiers à l’étranger, mais le gouvernement ne les a pas évoquées. De plus, le dossier haïtien ne satisfait pas à l’obligation de réciprocité, ainsi que la publication dans le journal officiel, demandée par la loi.

Il n’est pas clair si le gouvernement de William Ruto, qui a déjà obtenu l’approbation du parlement kényan pour le déploiement de policiers en Haïti, va réintroduire sa décision en invoquant cette fois d’autres articles de la Constitution de 2010 ou en signant un accord de réciprocité avec Haïti.

Lire aussi : L’interdiction d’envoyer des policiers kenyans en Haïti provisoirement maintenue

La résolution d’octobre 2023 du Conseil de sécurité des Nations-Unies parle d’une « mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), dont un pays prendra la tête, en coopération et coordination étroites avec le Gouvernement haïtien. Rien dans ce document ne semble exiger que cet « appui opérationnel » à la Police nationale d’Haïti provienne d’une police ou d’une armée étrangère bien que son article 7 demande aux États participants à la Mission de « prévoir des compétences spécialisées » notamment dans les domaines de la lutte antigang et de la « police de proximité ».

Haïti n’a aucun arrangement « réciproque » avec le Kenya et aucune décision similaire n’a été publiée dans le journal officiel.

Les tentatives d’AyiboPost pour interviewer le gouvernement kényan n’ont pas abouti. Tout de suite après la sortie de la décision du juge Enock Chacha Mwita, ce gouvernement a annoncé vouloir la contester devant un tribunal supérieur.

Cette affaire peut donc atterrir dans les prochains mois devant la plus haute instance de justice du Kenya, ce qui aura pour effet de retarder un peu plus la venue des forces de police en Haïti dans un contexte d’expansion du pouvoir des bandits, et de menace supplémentaire posée par les agents de la Brigade de sécurité des aires protégées (BSAP), dont les leaders sont proches de l’ancien policier condamné pour lien avec le trafic de drogue aux États-Unis, Guy Philippe.

Lire aussi : Guy Philippe à tout prix : la BSAP se renforce et se dit prête pour la lutte

Cette décision de justice est « une victoire pour moi, pour le peuple kényan et sa Constitution et pour Haïti », a déclaré à AyiboPost le constitutionnaliste Ekuru Aukot lors d’une interview le 26 janvier.

L’opposant politique dont le parti mène l’action en justice dans cette affaire espère que le jugement sera réaffirmé devant les tribunaux supérieurs.

Pour le Sénateur du comté de Narok, Ledama Olekina, le jugement reflète l’opinion publique kényane, largement opposée à la volonté du gouvernement de William Ruto de mener une intervention armée en Haïti.

« La décision de la haute cour de justice est correcte », juge le sénateur Olekina à AyiboPost. « Si c’est l’armée, oui, mais pas la police. C’est contraire à la Constitution », déclare l’élu.

Ce jugement, bien que provisoire, représente une défaite supplémentaire pour le gouvernement de William Ruto.

Cette affaire peut donc atterrir dans les prochains mois devant la plus haute instance de justice du Kenya, ce qui aura pour effet de retarder un peu plus la venue des forces de police en Haïti…

Au jour de la sortie de la décision sur Haïti, un autre tribunal a ordonné au gouvernement de cesser de percevoir les paiements d’une nouvelle taxe sur le logement imposée par l’administration Ruto.

Des analystes, interrogés par la chaine BBC, voient dans ces deux décisions et d’autres sorties contre le gouvernement le signe que les juges kényans restent farouchement indépendants malgré ce qu’ils considèrent comme des tentatives d’intimidation du président.

Par Wethzer Piercin, Jérôme Wendy Norestyl et Widlore Mérancourt 

Image de couverture : Un soldat kényan tenant un exemplaire illustré de la constitution de son pays. | © BBC News


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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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