Cette stratégie marketing illégale des opérateurs de téléphonie mobile facilite la vie des kidnappeurs, voleurs et escrocs
Les cas se diffèrent, mais la stratégie demeure inchangée. D’abord, un numéro non masqué appelle. Une demande de rançon est prononcée afin d’éviter un assassinat. Et la victime doit jouer à pile ou face. Payer et éventuellement évacuer la menace. Ne pas verser le montant et risquer de voir les criminels passer à l’acte.
La sueur froide engendrée par cette situation a traversé l’échine de Tchesly Bienaimé un mardi, vers les deux heures de l’après-midi. Le jeune professionnel regardait calmement une série sur son smartphone quand soudain, un numéro l’appelle. À l’autre bout du fil, une voix catégorique annonce à Bienaimé que quelqu’un a payé pour son assassinat et qu’il doit nécessairement négocier pour racheter sa vie.
Les sommes exigées dépendent du bon vouloir des criminels. La tête de Camesuze Charles, une résidente de Carrefour Feuilles, était fixée à 50 000 gourdes et elle ne devait en parler à « personne ».
L’impunité qui règne en Haïti contribue à la perpétration de ces actes criminels. Mais la facilité avec laquelle n’importe qui peut se procurer dans l’informel des dizaines de cartes SIM des compagnies Digicel et Natcom, sans présenter aucune pièce d’identification, facilite les opérations des malfrats.
Le règne de l’informalité
« On pourrait dire qu’on a à la fois un réseau formel et [un réseau] informel », lâche le directeur des affaires légales et de la régulation à Digicel, Gérard Laborde. « Lorsque les cartes SIM sont revendues aux petits détaillants dans les rues, le contrôle de la carte SIM nous échappe », commente le haut cadre de la compagnie qui accapare 70% du marché, contre 30% pour Natcom selon la Banque Mondiale.
Digicel avoue avoir un pourcentage de cartes SIM non enregistrées dans sa base de données. « Les cartes SIM continuent de s’acheter sans enregistrement de l’identité de l’utilisateur », dit Gérard Laborde qui parle d’efforts en cours pour vérifier l’authenticité des informations communiquées par les abonnés.
Ayibopost a constaté des opérations de vente de SIM Natcom sans nécessité de s’identifier à plusieurs endroits de la capitale. Contacté, le responsable des relations publiques de la compagnie, Josué Pierre Paul, déclare que c’est AyiboPost qui le met au courant de ces pratiques. Les habitués du milieu sont pourtant catégorique : « Il est beaucoup plus facile d’acheter les cartes SIM Natcom que ceux de la Digicel », explique Jonas Gaston, un revendeur informel de carte SIM.
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Le professionnel qui opère non loin de la Cathédrale de Port-au-Prince continue : « À part les agents mobiles, un employé de la compagnie nous met en connexion avec un réseau clandestin qui nous facilite l’achat des stocks de cartes SIM de Natcom ». Gaston Jonas explique qu’il peut ainsi acheter une quantité de cartes longtemps plus élevée que le barème imposé par le Conatel.
La situation n’est pas si différente pour la compagnie rouge. « Je me suis procuré mon lot de carte SIM chez un autre revendeur qui, lui aussi, l’a acheté auprès d’un autre détaillant qui a directement un contact au sein de la Digicel », souligne Marc Éxavier – nom d’emprunt -, un revendeur de carte SIM Digicel/Natcom et de téléphone portable sur la route de Bourdon.
Ces puces sont ensuite écoulées comme l’on achète un lot de mangue : incognito, alors qu’il faut un passeport ou une carte d’identification nationale pour en acheter dans une succursale établie. Au cas où l’acheteur n’aurait pas un document d’identification, il doit se faire accompagner de quelqu’un disposant d’une pièce d’identité selon ce que recommande le CONATEL.
Des formulaires inutiles
Plus les puces sont vendues, plus la base de clientèle de la compagnie s’agrandit, et plus ses chiffres d’affaires seront élevés. Le hic, c’est que cette stratégie marketing qui consiste à écouler des stocks de cartes SIM sans contrôle strict, à bas prix, et parfois gratuitement favorise les opérations criminelles.
« Disons de préférence que la vente des cartes SIM vise à alimenter l’économie du pays au lieu d’augmenter notre base de clientèle, rétorque le responsable des communications pour Natcom. Les cartes SIM sont livrées avec un formulaire d’enregistrement que le revendeur doit nécessairement retourner à la compagnie pour les suites nécessaires », soutient Josué Pierre Paul.
Dans la pratique, ces formulaires sont rarement utilisés dans les rues, encore moins quand les distributions s’effectuent lors des activités culturelles. « Généralement, on ne demande pas de pièce d’identité pour la vente des cartes SIM, surtout si la personne est un grossiste », rapporte Samyr Pierre Paul, un actuel employé de Natcom. « C’est à la personne qui achète la puce de passer dans la compagnie pour l’enregistrer. Cela ne se fait jamais. »
L’institution régulatrice du secteur, le Conseil National des télécommunications (CONATEL) avait tiré la sonnette d’alarme en 2012. Digicel et Natcom devaient formellement identifier les acheteurs avec une pièce d’identification légale, et s’abstenir de vendre plus de dix cartes SIM à un acheteur ou plus de 60 à un revendeur. Le CONATEL menaçait les contrevenants de sanction.
Un arbitre démissionnaire
Digicel a attendu 2015 pour temporairement mettre sur pause son canal de vente dans l’idée de combattre la montée fulgurante du nombre d’acheteurs et d’utilisateurs de carte SIM non identifiés. Mais, la compagnie ne tardera pas à relancer ces types de vente à cause de sa concurrence avec « l’autre compagnie », révèle Gérard Laborde.
Cesser les opérations commerciales de son canal de vente représentait un gros risque pour Digicel puisque la Natcom n’avait pas arrêté les distributions de ce type, selon les explications de Gérard Laborde.
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À date, aucune sanction n’a été communiquée par le CONATEL contre l’irrespect des règles. En dépit des dispositions réglementaires, « plusieurs dérives ont été constatées, admet le CONATEL dans un texte non daté publié sur le site internet de l’institution. Les opérateurs accusent un fort pourcentage d’abonnés non identifiés, continue la note. Parallèlement, les cas de fraudes téléphoniques et de crimes dans lesquels sont impliquées des cartes SIM non enregistrées se multiplient. »
Parmi les sanctions, le CONATEL envisageait la fermeture de la chaîne de vente des distributeurs. Luckson Lacroix, responsable de communication du CONATEL, fait savoir que l’institution travaille actuellement sur une nouvelle circulaire portant sur les dispositions et sanctions qui seront adoptées dans le cadre de cette affaire dans les jours à venir.
Des centaines de plaintes déposées
Les deux individus évoqués au début de l’article n’ont finalement pas payé les rançons demandées, mais environ 300 citoyens ont officiellement porté plainte à la Digicel au mois de septembre pour faire part de menaces qu’ils reçoivent au téléphone via des numéros de la compagnie.
Fort souvent, les numéros ne sont enregistrés à aucun nom, ce qui rend presque impossible toute tentative d’identifier les criminels. Cette information est rapportée par un agent qui travaille au centre d’appel. Il requiert l’anonymat parce qu’il n’est pas autorisé à parler au nom de Digicel.
Si les compagnies de téléphonie mobile vendent sans contrôle les outils technologiques permettant aux malfrats d’opérer, ils ne sont pas légalement habilités à enquêter. Les plaintes doivent donc s’adresser au parquet et à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Les procès et condamnations formels dans ces situations sont extrêmement rares dans le pays.
Un choix cornélien
Chaque carte SIM est imprimée par les compagnies de téléphonie mobile et elles sont toutes équipées de numéros pour les identifier sur le réseau. Aussi, la compagnie peut facilement désactiver un numéro non identifié, si son possesseur refuse de passer à une succursale pour fournir des informations sur son identité.
L’obligation d’identification de l’utilisateur de la carte SIM peut aussi être faite lors de l’achat ou de l’activation de ladite carte, comme prévu dans les dispositions de l’article 2 de l’acte réglementaire du Conatel paru le 7 août 2013 dans les colonnes du journal Le Moniteur.
Quiconque appelle le service à la clientèle des opérateurs de téléphonie mobile est obligée de donner « un nom ». En règle générale, les criminels jettent les puces déjà utilisées, donc cette méthode n’est d’aucune efficacité dans ce contexte. Et même en téléphonant le standard pour demander un service quelconque, personne ne peut empêcher à l’appelant de mentir sur son identité réelle.
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Le directeur des affaires légales et de la régulation à Digicel veut mettre fin aux opérations de vente de cartes SIM sans document d’identité. « On pense finir avec ce problème dès la fin de cette année. On travaille actuellement sur un outil qui permettra aux revendeurs d’enregistrer la carte SIM vendue avec les informations tirées du document d’identité de l’acheteur », dit-il.
Mais la résolution de ce problème, rajoute-t-il, ne pourra pas se faire sans l’apport de l’Office national d’identification. « Une connexion véritable avec l’ONI est le seul moyen de vérifier l’authenticité des documents d’identité et de contrôler les éventuels réseaux de faussaires », avance-t-il.
Tout compte fait, un choix cornélien s’impose à Digicel et à Natcom : écouler facilement des milliers de cartes SIM et engranger des bénéfices, ou observer les règles de Conatel en rendant le processus d’acquisition des SIM difficile aux criminels. Sans l’apport d’un arbitre impartial dont le rôle consiste à protéger la société, le choix du profit sera vite fait. C’est aussi cela la logique capitaliste.
Emmanuel Moïse Yves
Cet article a été mis à jour avec notamment des détails sur le processus légal d’acquisition d’une carte SIM sans pièce d’identité. 12.10.2020 18:23
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