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Au pénitencier national, l’espace « Dubaï » fait craindre une multiplication des cas de choléra

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À « Dubaï », les prisonniers haïtiens dorment dans une mer de matières fécales, sans eau potable ni nourriture. Le choléra est bel et bien au pénitencier national, mais les chiffres qui circulent sont faux, confirme à AyiboPost un cadre du ministère de la Santé publique

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Du fond de sa cellule au pénitencier national, l’homme compte au moins deux douzaines d’individus touchés et des morts en moins d’une semaine. Son flot, saccadé à cause d’une connexion internet défectueuse, laisse passer à deux reprises un appel de détresse : faites circuler le message, on meurt ici.

Un cadre du ministère de la Santé publique et de la population, contacté par AyiboPost, révèle la présence du choléra au pénitencier national. À date, « on a moins de dix morts », dit-il. « Les chiffres en circulation sont faux. »

Ce bilan, très provisoire, peut s’aggraver rapidement. La promiscuité extrême et la malnutrition parcourent les couloirs gluants de la plus importante prison du pays. Construite pour 800 personnes, elle abrite près de 4 000 individus, majoritairement en détention préventive prolongée.

Des interviews réalisées par AyiboPost auprès de prisonniers et de défenseurs des droits de l’homme laissent percevoir un durcissement des conditions carcérales depuis le début du pays lock, le 12 septembre 2022.

« Dans mon bloc, on n’a rien mangé depuis cinq jours», rapporte ce matin le prisonnier cité plus haut. Il fait partie d’un groupe de déportés, retenus parce qu’ils étaient en prison aux États-Unis avant leur transfert en Haïti cet été. « On meurt à l’intérieur de la prison, et les leaders n’en ont cure parce qu’on ne peut pas voter », tance l’homme.

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La mort rôde. Les prisonniers paniquent. « Ils sont totalement enfermés dans leurs cellules depuis quatre jours », rapporte Fritznel Pierre, directeur général de Combite pour la paix et le développement. Cette organisation travaille avec des citoyens incarcérés.

« Les prisonniers n’ont pas accès à un plat chaud ni à de l’eau pour leurs besoins hygiéniques, continue Fritznel Pierre. C’est une situation inquiétante qui bascule vers une catastrophe humanitaire. »

La faim, aggravée par le lock, tenaille et réclame des vies. Les prisonniers s’agitent. Mais le carré des colombiens et Haïtiens accusés dans l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse n’est pas encore affecté.

La situation glisse sur les pentes de l’urgence absolue en dehors de la capitale. À Petit-Goave, une quinzaine de détenus sont morts depuis le 12 septembre, révèle la policière Nancy Dessejour Policier, également coordonnatrice de l’Union pour le développement et le respect des femmes haïtiennes.

Si la plupart des morts affichent des symptômes de choléra, aucun test n’est effectué. Mais pire, il n’y a pas de nourriture ni d’eau, continue Policier. Des 344 détenus, certains sont malades, mais où les emmener ? L’hôpital général se trouve pratiquement à l’arrêt, faute de carburant. Les médecins ne se déplacent presque plus.

La tuberculose provoque des toux sèches parmi les prisonniers à Petit-Goave. Les médecins en ont donné la confirmation, rapporte le commissaire Jean Gary Jules. « L’on enregistre des morts de la maladie, dit-il. Je pense que certains ont été asphyxiés, parce qu’il fait chaud. »

Le pire reste à craindre. « Beaucoup plus de détenus vont mourir si cela reste ainsi », analyse pour AyiboPost la militante de défense des droits humains, Nancy Dessejour Policier.

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À Hinche, une situation paradoxale se développe, selon des interviews réalisées par AyiboPost. Des prisonniers prennent du poids, deviennent géants, avec un ventre rond et lumineux. D’autres dessèchent et meurent… la faim tord les tripes des 537 détenus, selon Lucien Frantz, directeur général du Groupe de défense des droits humains et du développement intégré.

« Aucun cas confirmé de choléra n’est répertorié, mais quatre détenus sont morts la semaine dernière, déclare Frantz. C’est une violation systématique des droits humains ».

C’est pareil pour Mirebalais. Les axes qui relient la ville de Port-au-Prince sont fermés. Ce sont les citoyens qui contribuent du peu qu’ils peuvent pour nourrir les prisonniers.

« Il y a une autre prison à l’intérieur du pénitencier », dénonce un prisonnier.

Au 29 septembre 2021, 11 250 détenus se trouvaient dans les prisons haïtiennes. 2 014 étaient condamnés et 9 236, soit 82,09 %, en attente de jugement, selon un rapport du Réseau national de défense des droits humains.

« On doit organiser des audiences correctionnelles en urgence afin de désengorger les prisons, explique Arnel Remy, du Collectif des avocats pour la défense des droits de l’homme. Sinon, continue l’homme de loi, beaucoup de prisonniers vont perdre la vie. »

Parmi les pires prisons du pays, le pénitencier national grimpe facilement en tête de liste. Des trafics en tout genre s’y déroulent. Et les responsables carcéraux s’adonnent à des pratiques s’apparentant à la torture.

« Il y a une autre prison à l’intérieur du pénitencier », dénonce un prisonnier. L’espace, une sorte de recoin pour isolement, se dénomme Dubaï, en référence au scandale d’ingurgitations de matières fécales par des influenceurs ayant secoué cette ville des Émirats arabes unis. Il s’agit d’un espace nouvellement créé, rapporte un militant des droits humains.

Les prisonniers envoyés en punition à Dubaï savent qu’ils ont moins de chances d’y revenir. Ils ne mangent pas, couchent à même le sol, dans leurs propres déjections et de celles de leurs camarades.  Ça « constitue un crime contre l’humanité, dénonce le prisonnier. S’ils ne m’ont pas tué, je dénoncerai cette affaire à ma sortie de prison. »

Jameson Francisque a contribué à ce reportage.

Photo de couverture : Victoria Hazou | UN/MINUSTAH

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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