Selon une étude, au Penitentier National, la majorité des détenus sont jeunes, faiblement scolarisés et ont peu de moyens économiques
Le 9 juillet 2018, Sonel Pierre, assistant d’un chauffeur de taptap, a été arrêté. On lui reproche d’avoir participé au pillage des entreprises privées de la capitale, qui a eu lieu les 6 et 7 juillet.
Mais selon l’homme d’une trentaine d’années, il faisait office d’assistant pour un chauffeur de camionnette. Il était allé déplacer la camionnette, que le conducteur avait garée près du viaduc du Carrefour de l’aéroport, lors des événements. Les policiers lui ont mis la main dessus.
« Ils m’ont enfermé dans une chambre et m’ont demandé de payer pour me relâcher. Les gens qui avaient de l’argent ont été libérés. Malheureusement j’ai été transféré au pénitencier national parce que je n’avais pas un sou », se lamente-t-il.
Jusqu’à présent Sonel Pierre, nom d’emprunt, est en détention préventive prolongée parce qu’il ne peut pas payer les services d’un avocat.
Comme Sonel Pierre, plusieurs détenus dans les prisons haïtiennes n’ont pas les moyens pour engager un avocat. Marie Rosy Auguste, responsable des programmes au Réseau national de défense des droits de l’homme, soutient même que ce sont ceux qui n’ont pas d’argent qui vont en prison.
Sonel Pierre est en détention préventive prolongée parce qu’il ne peut pas payer les services d’un avocat.
Selon l’avocate, le système judiciaire est tellement corrompu qu’on peut payer à n’importe quel niveau. « Il y a des gens qui ont été appréhendés, qui payent immédiatement et sont automatiquement relâchés, donc ils n’ont pas de dossier. Il y en a d’autres qui passent 48 heures en garde à vue et payent avant d’être transférés dans un centre carcéral. Tout comme il y en a qui entament des démarches une fois qu’ils sont transférés en prison. »
Sortir de la prison est compliqué, c’est pourquoi beaucoup choisissent de payer pour se faire libérer, avant ou pendant la détention. Un luxe que tout le monde ne peut s’offrir.
Un lieu pour defavorisés
En 2016, les chercheurs Roberson Édouard et Arnaud Dandoy ont publié une enquête menée auprès de la population carcérale de la prison civile de Port-au-Prince. L’étude a révélé que dans le plus grand centre carcéral du pays, la majorité des détenus sont jeunes, faiblement scolarisés et ont peu de moyens économiques.
Selon le rapport, 80 % des détenus du pénitencier national étaient âgés de 20 à 40 ans. Près de 20% d’entre eux n’a jamais été à l’école. Seuls 3 % des détenus ont déclaré avoir un niveau universitaire. Quant à ceux qui ont été dans un etablissement scolaire, plus de deux sur trois ont tout au plus atteint la 9e année fondamentale.
Ils arrêtent de fréquenter l’école à l’âge de 18 ans. 27 % l’ont fait un peu plus tôt, entre 10 et 17 ans, et 31 % entre 18 et 24 ans, principalement pour des raisons économiques, car pour la plupart ce sont eux qui s’occupaient de leur famille. En outre, près de quatre détenus sur cinq ont laissé le toit parental alors qu’ils étaient encore mineurs.
Selon la même étude, la plupart des détenus de la prison civile de Port-au-Prince étaient des pères de famille. Seul un détenu sur 3 a déclaré ne pas avoir d’enfants. 50 % d’entre eux ont eu leur premier enfant avant l’âge de 23 ans.
Selon le sociologue Roberson Édouard, l’un des meneurs de l’enquête, la situation est similaire dans les prisons des femmes.
Des stratégies
La prison est une question de capital. Au cas où l’on se fait épingler par la police, il faut disposer d’un capital économique pour payer les frais d’un avocat, explique Roberson Édouard.
Il y a aussi le capital social qui, selon le sociologue, concerne d’abord la scolarisation. Pour connaître ses droits et déceler si une arrestation est illégale ou pas, la personne doit savoir lire.
Cela ne sous-entend pas que les nantis du pays ne sont pas impliqués dans des actes répréhensibles, ou qu’ils ne sont pas en conflit avec la loi. Mais, comme ils en ont les moyens, ils peuvent payer sans qu’on sache rien.
Mais il y a aussi les relations sociales. « Certaines personnes, dès qu’elles sont appréhendées par la police, font appel à leur réseau. Il s’agit de gens bien positionnés dans la société, susceptibles de les aider si elles sont victimes d’une injustice, comme une détention préventive prolongée. »
Pour finir, d’autres personnes, pour sortir du filet pénal, utilisent leur capital politique. Si elles se font arrêter, elles font appel à un député, un sénateur ou même un ministre. Tout cela concourt à ce que les moins fortunés soient plus susceptibles d’aller en prison, et d’y rester.
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Cela ne sous-entend pas que les nantis du pays ne sont pas impliqués dans des actes répréhensibles, ou qu’ils ne sont pas en conflit avec la loi. Mais, comme ils en ont les moyens, ils peuvent payer sans qu’on sache rien.
Quelques rares exceptions de personnes fortunées, ou venant de familles riches, sont en prison en Haïti. Les plus connus sont Cleeford Brandt et Arby Frantz Larco. Le premier a été arrêté pour enlèvements contre rançon, et le second pour trafic d’armes illégales.
« Ces deux hommes, dit Me Auguste, ont été appréhendés au moment où la société commençait à se dresser contre la grande criminalité. Il y a eu un scandale, les dossiers ont fait un tollé. Mais quand cela peut se passer en douce, nous ne sommes pas au courant. »
Contre les plus pauvres
La responsable au sein du RNDDH pense que le système judiciaire est en train de créer des intouchables. « Si un citoyen lambda est victime d’une personne qui a beaucoup d’argent, il est obligé de recourir aux organisations de la société civile qui combattent l’impunité ou à la presse. Les citoyens ne font pas confiance à l’appareil judiciaire », affirme Marie Rosy Auguste.
Pour sa part, le sociologue Roberson Édouard avance que le système judiciaire est monté de sorte qu’il y ait un préjugé contre les gens des quartiers populaires. « Si on arrête une personne de ces quartiers à cause d’un larcin, les chances qu’elle soit condamnée sont très élevées. On pense qu’elle ne peut être qu’un voleur ou un criminel. Une fois arrivée en prison, cette personne est oubliée et peut passer plus de temps en prison que si elle était passée devant un juge. »
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L’État, n’ayant pas les moyens de résoudre un certain nombre de problèmes sociaux, choisit d’y répondre par des solutions pénales plutôt que sociales. Selon Roberson Édouard, on appelle cela la pénalisation du social.
« Par exemple, le code rural de Jean-Pierre Boyer pénalisait l’oisiveté, le fait de ne rien faire. Si une personne ne va pas à l’école ou ne travaille pas, c’est parce qu’elle refuse de le faire, mais pas parce qu’elle n’en a pas les moyens. Au lieu de répondre au manque d’emplois et d’écoles, les autorités imputent la responsabilité à l’individu et le punissent. »
Un cycle infernal
En Haïti, les murs de la prison ne s’étendent pas seulement autour des détenus, ils sont aussi autour de leurs proches, d’après Roberson Édouard. Selon le professeur, ce système judiciaire qui met surtout en cage ceux qui ont de faibles moyens, les décapitalise et les rend encore plus vulnérables.
Me Marie Rosy Auguste est du même avis. En 2011, le RNDDH a publié un rapport sur les impacts de la détention préventive prolongée sur la société haïtienne. Ce travail qui a montré la situation précaire des proches des détenus de plusieurs centres carcéraux du pays a présenté le cas d’une mère de quatre enfants, qui vendait du lait.
Le système judiciaire met surtout en cage ceux qui ont de faibles moyens, les décapitalise et les rend encore plus vulnérables.
En 2009, la police l’a arrêtée pour le vol de deux caisses de lait. Après son emprisonnement, ses enfants ont été confiés à sa mère, qui s’adonnait à un petit commerce pour subvenir à leurs besoins. Mais malgré cela, les enfants ne fréquentaient plus l’école. L’un d’entre eux, une mineure de 14 ans, était enceinte de deux mois d’un homme de 36 ans, quand le RNDDH leur a rendu visite.
La prison doit cesser d’être un moyen de tenir en retrait les gens les plus désœuvrés de la société, concluent les experts. « Elle doit plutôt être un instrument de régulation sociale pour tout le monde, que vous vous appeliez Brandt ou Timafoune », conclut le sociologue Roberson Édouard.
Laura Louis
Photo de couverture : Des prisonniers jouent aux dominos, aux dames ou aux jeux de cartes, à l’intérieur du Pénitencier national le 13 février 2017. AP/Dieu Nalio Chery
Cet article a été modifié pour préciser la quantité de détenus n’ayant jamais fréquenté un établissement scolaire. 22.01.2021 9.19
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