L’insécurité exacerbe les conditions de vie déjà précaires des personnes sourdes en Haïti
Une balle perdue traverse le dos de l’homme sur les lieux de son travail à la Route de l’Aéroport le 22 septembre 2022. L’impact du projectile le projette au sol. Un tohu-bohu l’entourait, mais il n’entendait rien. Il n’entendait rien, parce qu’il est sourd.
«Ces cas sont légion», révèle Oudelin Siléus, responsable de la communication pour l’Association des Sourds de Lévêque d’Haïti (ASLH), dans une interview avec AyiboPost. En Haïti, il n’y a pas de médias dédiés à la communauté sourde, ce qui bafoue leur droit à l’information, même au plus haut niveau de l’État.
«Le Premier ministre Ariel Henry donne des discours publics sans interprète en langue des signes, alors qu’un interprète professionnel est nommé à la Primature. C’est révoltant», déclare Siléus.
Un tohu-bohu l’entourait, mais il n’entendait rien. Il n’entendait rien, parce qu’il est sourd.
Selon la compagne de l’homme transpercé par la balle perdue, ce dernier s’est levé tôt le matin pour aller travailler. «Transporté d’urgence à l’hôpital après l’incident, il n’a pas survécu», témoigne G. Fifi, une sexagénaire sourde et mère de quatre enfants, dont un avec la victime.
Les personnes sourdes, pour la plupart démunies et incapables de s’acheter des appareils de communication, ont besoin d’informations pour éviter certaines zones à risque, se mettre à l’abri et adopter de meilleurs comportements de sécurité au moment opportun. C’est ce que réclame le communicant Siléus dans le contexte actuel d’accélération de l’insécurité.
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Le 5 mars 2022, des gangs armés de Grand Ravine tentent d’envahir Carrefour pour y établir une base. Anis F., un ancien élève de l’Institut Montfort pour enfants sourds de Croix-des-Bouquets, y laissera sa peau. «Alors que tout le monde entendait les tirs et se mettait à l’abri, il n’a rien entendu et n’a pas eu le temps de se cacher», regrette son ancien camarade Moodley.
L’État en place ne semble pas faire de la situation des personnes sourdes une priorité. La secrétairerie d’État responsable de ces questions a été dissoute par l’actuel premier ministre, Ariel Henry, selon une lettre circulaire de la Primature en date du 13 août 2022. À travers ce texte portant la signature du secrétaire général de la Primature, Jude Charles Faustin, les ministres ont reçu l’ordre de récupérer les biens meubles et immeubles de l’État mis à la disposition des secrétaires d’État.
La secrétairerie d’État responsable de ces questions a été dissoute par l’actuel premier ministre, Ariel Henry, selon une lettre circulaire de la Primature en date du 13 août 2022.
Bien avant cette décision du gouvernement, le Bureau était déjà en crise, témoigne à AyiboPost Jean Evens Pierre, un responsable au Bureau du Secrétaire d’État à l’Intégration des Personnes handicapées (BSEIPH). «Aucun service n’était disponible, mis à part la comptabilité et une cellule d’urgence. Les troubles sociopolitiques, l’insécurité et la pénurie de carburant ont paralysé notre fonctionnement. Nous sommes en crise depuis plusieurs années», souligne Pierre qui dénonce un «manque de volonté des dirigeants.»
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L’État central ne fournit pas assez de moyens au Bureau — aujourd’hui amputé de son chef — pour venir en aide aux victimes. L’institution fonctionne au ralenti. «Nous avons un budget qui avoisine entre 50 à 55 millions de gourdes, alloué aux salaires des employés et à la maintenance de nos matériels de service», révèle Pierre.
Actuellement, le bureau ne dispose même pas de voitures, puisque les deux derniers véhicules de service ont été séquestrés lors des kidnappings d’un chauffeur et de Jean Joseph Bouchereau, l’ancien chef de cabinet de l’actuel Secrétaire d’État à l’Intégration des Personnes handicapées, Genard Joseph. Ces incidents sont survenus coup sur coup en mai 2022.
L’État en place ne semble pas faire de la situation des personnes sourdes une priorité.
Le 1er avril 2021, vers 4h de l’après-midi, une jeune femme sourde a été atteinte d’un projectile à La Piste, près de Delmas 2. Elle bavardait avec un ami devant son logement lorsqu’elle remarqua du sang sous ses vêtements. «Je n’avais aucune douleur», se souvient Djana L., une trentenaire qui travaille à la mairie de Delmas.
Mère de deux enfants, L. sera emmenée dans plusieurs hôpitaux, mais les services n’étaient pas disponibles. «J’ai été finalement admise à l’hôpital Bernard Mevs», dit-elle.
Dans la nuit du 24 au 25 mai 2020, des attaques ciblées ont visé le camp La Piste, aménagé après le séisme du 12 janvier 2010 pour des personnes handicapées. Le bilan est tragique : 16 maisonnettes incendiées et 2 personnes tuées. L’une des victimes était handicapée, selon le coordonnateur national de la Société haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA), Dr Michel Archange Péan.
Environ un an après, soit le 15 juin 2021, le camp La Piste essuie une nouvelle attaque qui fait quatre morts supplémentaires et plusieurs maisonnettes mises à feu, selon la SHAA.
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«Les personnes handicapées, en particulier les personnes sourdes, sont les plus vulnérables. Elles habitent majoritairement les bidonvilles et quartiers populaires comme Delmas 2, Canaan, Sans-Fil, Rue Saint-Martin», selon le Dr Péan.
À la suite du drame, en juin 2021, les personnes sourdes du camp La Piste se sont réfugiées à l’Église Saint Yves, sise à Delmas 5, puis à l’École communale de Pétion-Ville, de Delmas 103. Les personnes sourdes relocalisées à l’École étaient au nombre de 500, selon le Centre de Recherche et d’Analyse en Droits Humains (CARDH).
L’État central ne fournit pas assez de moyens au BSEIPH pour venir en aide aux victimes.
Hertz, un des rescapés, se remémore la situation sur place : «Nous dormions à même le sol. Nous n’avions pas de quoi nous nourrir. Certaines personnes déféquaient par terre. De plus, nous faisions l’objet de menaces de la part des gens à Delmas 103 qui voyaient de mauvais œil notre présence.»
Des personnes venues d’ailleurs se sont immiscées parmi les sinistrés du camp La Piste afin de bénéficier elles aussi de supports matériels et financiers», signalent des témoins. Les victimes seront ensuite obligées de libérer l’établissement scolaire pour la réouverture des classes. Par le biais du BSEIPH, plusieurs de ces familles ont pu se procurer de nouveaux logements grâce à un financement de l’Organisation internationale des Migrations (OIM).
Les personnes sourdes sont très souvent cibles d’abus et de violences de la population. En mars 2016, trois femmes sourdes ont été lynchées par des habitants à Haut Damier, d’après Jean Evens Pierre, un responsable au BSEIPH.
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«Contraintes de faire la route à pied, ces dames revenaient de travail à la Société Nationale des parcs Industriels (SONAPI), à Cité Soleil, rapporte Pierre. Le pont de Lévêque venait d’être coupé. Il se faisait tard et elles avaient perdu leur chemin. Prises pour des loups-garous, elles ont été assassinées à coups de machettes.»
Ces femmes sourdes habitaient la communauté de sourds de Lévêque, situé dans la zone de Cabaret. En 2010, l’État avait fait don de logements dans cet espace décentralisé à des centaines de familles, constituées en grande partie de personnes handicapées et de personnes sourdes, originaires de différentes villes du pays. Mais nombre des résidents avaient des emplois à Port-au-Prince et devaient s’y rendre chaque jour comme les trois femmes sourdes assassinées mentionnées plus haut.
La majorité des anciens résidents de la communauté sourde de Lévêque ont par la suite vidé les lieux, d’après Hertz, un ancien résident. «Certains avaient fermé à clé les portes de leurs maisons puis s’étaient installés pendant plusieurs semaines ou des mois à Port-au-Prince. À leur retour, leurs maisons étaient vidées, pillées lorsqu’elles n’étaient pas occupées de forces par les habitants de la zone», raconte Hertz.
Les personnes sourdes sont très souvent cibles d’abus et de violences de la population.
Altama, une quinquagénaire sourde se trouve dans la liste des victimes. «Des gens sont entrés chez moi, dit-elle à AyiboPost. Ils ont percé les murs et scié les poteaux métalliques. Ils ont tout emporté avec eux.» Altama a vendu sa maison à Lévêque. Et maintenant, elle est hébergée chez une amie à Delmas.
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L’insécurité exacerbe les faibles conditions de vie des personnes sourdes. «Certains ne peuvent plus tenir leurs petits commerces et vivent dans la pauvreté, l’insécurité alimentaire et financière», expliquent Francœur Dorcéus, coordonnateur par intérim de l’Association des Sourds de l’Église Baptiste de Bolosse (ASEB). Bolosse est une localité située au sud-est de Port-au-Prince, entre Carrefour-Feuilles et Martisssant, et à proximité de «Grand Ravine». Toutes ces zones sont contrôlées par les gangs.
L’Institut Montfort pour enfants sourds offre aussi des formations professionnelles, mais les jeunes de l’église ne peuvent plus poursuivre leurs études à Croix-des-Bouquets, une localité sous le contrôle de bandes armées.
Joint au téléphone par AyiboPost, un responsable de l’Institut qui demande l’anonymat confirme que depuis ces quatre derniers mois, l’école fonctionne au ralenti. «On travaille quand c’est possible», dit le responsable. «Par exemple, la semaine dernière, les portes de l’école étaient ouvertes durant les quatre premiers jours de classe. Mais le vendredi, ce n’était plus possible à cause des tirs».
Scheneide Lorvens Vilbrun, interprète et professeur de langues des signes, a servi d’intermédiaire entre AyiboPost et les personnes sourdes interviewées.
© Photo de couverture : Valérie Baeriswyl
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