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« Je ne peux pas parler parce que mon violeur habite dans le camp »

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La violence des gangs oblige des milliers de familles à fuir leurs maisons à Port-au-Prince. Certains courent cependant à la rencontre de la brutalité à l’intérieur des camps, éparpillés dans la capitale

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Tout un village l’entoure, mais la petite fille se sent seule au camp Saint-Yves, à Delmas 5. Ses journées sont courtes. Bien trop courtes pour retarder la nuit, et avec, le cauchemar répété des sévices sexuels.

« Je ne peux pas parler parce que mon violeur habite dans le camp », souffle, presque, la mineure exténuée par les viols nocturnes, mais aussi les menaces de mort constantes.

Ils sont plus de 1 100 citoyens, éparpillés pêlemêle sur le ciment dur de la cour, mais aussi dans les salles en construction, sans portes intérieures, du presbytère Saint-Yves, transformé en camp pour réfugiés de la fureur des gangs, à partir du 14 juin dernier.

« On dénombre plusieurs cas de maltraitance, notamment des enfants vulnérables », témoigne Jules Riclais, membre de la coordination départementale de l’Ouest pour la Protection civile.

Les occupants de ce camp proviennent majoritairement de Delmas 2. Chacun couve un récit glaçant, preuves de l’aggravation de la situation sécuritaire, ces derniers mois, bien avant l’assassinat du président Jovenel Moïse.

« Les bandits ont mis le feu à ma maison à Delmas 2, et m’ont demandé de vider les lieux », rapporte une dame, dans la cinquantaine. La tornade de violence relâchée sur ce territoire contrôlé par Jimmy Chérizier, surnommé Barbecue, a ôté la vie à ses deux enfants.

Et la situation s’empire. Selon un rapport sorti le 14 juin par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), près de 20 000 personnes figurent sur la liste des déplacés dans la zone métropolitaine. 15 500 d’entre elles ont fui leur maison, à partir du 1er juin, date du début d’un clash sanglant entre gangs dans la zone de Martissant.

« Quitte la zone »

Yeux globuleux, la voix grave, Hilaire Dufrantz doit généralement se pencher pour s’adresser à ses interlocuteurs. Le manutentionnaire de 29 ans habite le camp Saint Yves avec sa femme. Professionnel débrouillard, il se réjouit d’une chance que d’autres auraient aimé avoir : un proche parent a pris en charge ses enfants, après l’incendie de sa maison à Bas Delmas, début juin dernier.

« Le chef de la zone m’a demandé de quitter », se remémore Dufrantz, avec une pointe d’émotion dans la voix. « Ceux qui refusent de manier les armes et nous rejoindre doivent s’en aller » aurait instigué le baron des lieux.

Les rescapés ne trouvent presque pas de repos au sein des onze refuges déclarés à Port-au-Prince. Saint-Yves se trouve à quelques encablures des territoires contrôlés par Barbecue, le plus puissant chef de gang du pays. Les craintes d’une intervention punitive de ses hommes de main terrorisent certains occupants de la paroisse Saint Yves.

Une petite camionnette se trouve au beau milieu de la cour de l’église. Entourés de petits bols en plastique, les occupants s’affairent à distribuer une bouillie molle, destinée aux enfants

Les centaines de citoyens de l’espace doivent faire usage d’une petite dizaine de toilettes mobiles, certaines dysfonctionnelles, installées à l’arrière du presbytère. À l’intérieur des salles transformées en chambre à coucher sans porte, point d’intimité. Femmes et enfants se couchent à même le sol, alors que des hommes s’en vont et viennent, parfois sans t-shirt, pour parer la chaleur étouffante des lieux.

Il est onze heures du matin, ce 22 juillet. Une petite camionnette se trouve au beau milieu de la cour de l’église. Les deux occupants à l’arrière du véhicule suent à grosses gouttes. Entourés de petits bols en plastique, ils s’affairent à distribuer une bouillie molle, destinée aux enfants.

« On a cessé de nous donner à manger cela fait deux semaines », se plaint une dame, dans la cinquantaine.

En vrai, la nourriture arrive de façon aléatoire. Si les ONG ont recommencé les distributions, il y a trois jours selon un travailleur social du camp, la quantité et la qualité continuent de susciter des réprobations silencieuses.

«La république des ONG»

Ce sont aussi les ONG qui prennent le relai, en appui avec l’État, presque invisible, pour planifier la relocalisation future des occupants du camp.

Le service public ne signifie pas beaucoup pour les citoyens ici. Déjà, les autorités ne sont jamais intervenues pour accompagner l’adolescente abusée, malgré les multiples rapports dressés par un professionnel en service social sur place.

« L’État a perdu de sa légitimité, ce qui accentue sa distance avec la population », prolonge le sociologue Roberson Édouard. Selon l’expert, auteur d’un livre sur la violence en Haïti, « la république des ONG » s’est érigée sur ce vide.

« Pour répondre aux problèmes sociaux, l’État répond soit par le bras social, soit par le bras pénal, analyse Edouard. Depuis le virage néolibéral des années 1990, on n’a eu de cesse de réduire le bras social à sa plus simple expression. Parallèlement, l’aide externe s’est détournée de l’appui direct à l’État haïtien pour se diriger vers les ONG et les organisations internationales. »

En contrepartie, l’aide directe au bras pénal de l’État s’est accrue au cours des quinze dernières années. Aussi, l’on se trouve avec « les ONG pour panser les plaies de la population plébéienne ; la prison et la police pour la retenir dans la docilité et la soumission. » Le système judiciaire se trouve aujourd’hui dysfonctionnel, malgré les multiples investissements de bailleurs étrangers.

Fléau des brutalités policières

Au camp de l’école communale de Pétion-Ville, les croassements du drame déroulé à Saint-Yves se jouent sur un ton différent. Dans des salles de classe occupées désormais par des matelas bigarrés, chaises roulantes et béquilles disent les besoins spéciaux d’une bonne partie des 556 occupants du lieu, nécessitant parfois l’aide de professionnels en langue des signes pour répondre aux interrogations des journalistes.

Samuel Jean s’appuie sur une canne. Pour circuler à l’intérieur de l’établissement, le malvoyant tape sur tout, afin de se frayer un chemin parmi les gens et les choses.

Le musicien des rues se rappelle avec précision d’un jour particulier, mi-juin dernier, quand le camp La Piste à Delmas s’est transformé en champ de bataille entre bandits et policiers. Les centaines d’occupants de l’espace, parmi elles des personnes à mobilités réduites, ont été prises en sandwich.

Camp La Piste. Photo : Ritzamarum Zétrenne

Désemparé par les puissantes détonations et l’odeur de gaz lacrymogène, Jean, 32 ans, s’enfuit dans le noir absolu. Il chute. Se relève. Tombe à nouveau dans une mare d’eau. Se blesse. « J’ai tout perdu, sauf ma carte d’identification nationale », dit-il.

Qui est responsable ?

« Je suis absolument certain que la police a mis le feu à ma maison », fulmine Jean. Son témoignage ressemble à celui de plusieurs autres réfugiés de la Piste. Ce camp bâti par la Croix-Rouge après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 était en passe de devenir un repaire de gangs. Raison pour laquelle les policiers auraient décidé de prendre les choses en main, faisant des victimes collatérales parmi la population.

Ces campements de fortune, érigés sans véritable plan d’urbanisation ne sont pas nouveau en Haïti. On en trouvait un peu partout dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, au lendemain du tremblement de terre du 12 janvier.

Les bidonvilles trouvent origine dans l’exode rural, en Haïti. En revanche, le système de campement concerne des gens déjà en ville, mais qui par suite de catastrophes naturelles, des vagues de violence récurrentes, se déplacent pour aller s’installer ailleurs formant des camps comme « une modalité d’habiter dans l’urgence », examine le professeur des universités, Dr Prince Neptune. « Des leaders vont émerger à cause du besoin de sécurité, de contrôle et de protection. Pour s’exprimer et asseoir leur légitimité, ces derniers vont commencer à commettre de violences. »

À la paroisse Saint Yves de Delmas ou à l’école communale de Pétion-Ville, les soubresauts politiques des derniers jours, la mêlée engagée par Claude Joseph, Ariel Henry ou Joseph Lambert pour contrôler l’État, l’enterrement dans la violence de Jovenel Moïse préoccupent peu. « On a l’habitude de participer aux élections, mais rien ne change pour nous », crache Hilaire Dufrantz.

John Sully Saint-Louis est sourd-muet. Faute d’avoir entendu les détonations, il sera touché à la jambe. Il s’échappera du Camp La Piste grâce à un ami. Les policiers s’acharnaient sur lui, parce qu’il n’arrivait pas à entendre leurs dires.

L’homme espérait beaucoup de la présidence du leader du Parti Haïtien Tèt Kale. « On est dans cette condition à cause de lui, dit-il. S’il n’avait pas armé les bandits et créé le G9, on serait aujourd’hui dans notre quartier, on ne serait pas dans cette situation miséreuse. »

Malgré tout, Dufrantz, comme d’autres dans le camp, estime des lendemains heureux possible. « Le seul moyen d’avoir du changement est d’ériger un gouvernement qui aime et pense pour le peuple. »

Les photos sont de Widlore Mérancourt
Image de couverture : Camp de l’école communale de Pétion-Ville

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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