SOCIÉTÉ

Les abris de dizaines de handicapés ont été incendiés à La Piste. Ils accusent la PNH.

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Qu’est-ce qui s’est passé exactement à Bas-Delmas ? Les survivants témoignent

Le drame survient dans le noir. « Tout s’est déroulé vers 7 heures du soir, se souvient Jocenert Phillogène, coordonnateur général de la Congrégation des aveugles d’Haïti. Sous prétexte que des bandits se cachaient dans le camp, des policiers nous ont envahis ».

En quelques heures, le Camp La Piste près de Delmas 2 prend feu. Et les dizaines de handicapés qui y vivaient, certains depuis 2010, se trouvent à la rue, après s’être débattus pour rester en vie lors de l’assaut.

Ce dont Phillogène se souvient encore mieux ce sont les propos du commandant du Corps d’intervention et de maintien de l’ordre le matin du 17 juin. « Entre 8 heures et 9 heures du matin, le commandant du CIMO a affirmé sur les ondes de Zénith Fm qu’il réduirait en cendre le bas de Delmas pour qu’y reste uniquement la base dont il est le chef. Le soir venu, ses hommes sont effectivement passés à l’acte ».

Pour Samuel Jean, c’est sa vie qui s’est écroulée. L’homme aveugle raconte qu’il vendait des flacons de parfum huilé pour vivre. Il était d’ailleurs parti vendre ce matin-là. « Parce que je n’avais rien vendu et que je ne voulais pas rester dehors à cause de l’insécurité, je suis rentré très tôt chez moi, dit-il. Quelque temps après, les policiers sont arrivés et j’ai tout perdu. Tout ce que j’avais comme commerce a été brûlé avec ma maison ».

Même quand tous affirment que l’attaque est l’œuvre des agents du CIMO, Lucner André ne se garde pas de pointer du doigt le patron du marché Ti Tony. « Ce dernier voulait l’espace où nous étions établis, informe-t-il. Il avait déjà demandé à l’acheter. Je ne peux peut-être pas totalement l’affirmer, mais je suis à 60 % sûr qu’il y est pour quelque chose ». D’autant plus que quelque temps avant les événements, « l’homme avait presque vidé un de ses magasins qui se trouve non loin de la station des Gonaïves », avance le représentant du mouvement du basketball sur fauteuil roulant en Haïti.

Lucner André, 39 ans, se souvient de plus encore. « Les policiers avaient déjà l’habitude de nous tirer dessus, dit-il. À chaque fois qu’ils passaient avec leur char, ils tiraient sur le camp. Au début, ils tiraient en l’air pour nous impressionner. Puis ils ont commencé à tirer à hauteur d’homme. Depuis le 15 mai, les tirs se faisaient de plus en plus fréquents. Tellement que des familles commençaient déjà à fuir jusqu’au soir du 17 juin ».

À côté des pertes matérielles, Phillogène fait état de trois handicapés blessés par balles et d’un porté disparu.

John Sully Saint-Louis est sourd-muet. Faute d’avoir entendu les détonations, il sera touché à la jambe. Il s’échappera du Camp La Piste grâce à un ami. Les policiers s’acharnaient sur lui, parce qu’il n’arrivait pas à entendre leurs dires. Photo : Widlore Mérancourt

Des projets sans fin

Destinés aux victimes du 12 janvier 2010, les shelters du Camp la Piste étaient construits en plywood et devaient durer deux ans. « C’est la Croix-Rouge qui les avait construits » informe Jean Evens Pierre, travailleur social au Bureau du secrétaire d’État pour l’intégration des personnes handicapées (BSEIPH).

D’ailleurs, à croire Jocenert Philogène, l’État refusait de céder le terrain. « La Croix-Rouge a payé pour qu’on y reste pendant deux ans, le temps qu’on nous construise de véritables maisons ».

Toujours selon Philogène, l’ancien secrétaire d’État pour l’intégration des personnes handicapées, Gérard Oriol Junior, était sur cette voie. Celui-ci a effectué des démarches pour l’achat d’un terrain à Gressier, mais cela n’a pas abouti. « Food for the poor prévoyait de construire un village de 200 maisons, explique Philogène. Après des études menées par l’organisation internationale, il a été convenu que le terrain ne pourrait accueillir que 40 maisons. Le projet a donc été abandonné ».

Lire aussi: « Je ne peux pas parler parce que mon violeur habite dans le camp »

Cependant deux autres projets leur ont été communiqués. Le projet baptisé J’aime Haïti et un projet de financement venant de l’Organisation internationale pour les migrations. « Aussi bien que le projet de J’aime Haïti, celui de l’OIM entend nous payer un an de loyer. Mais plusieurs de ces handicapés jugent qu’affermer une maison n’est pas la meilleure des options pour eux. »

« Quand on est aveugle, muet ou sourd, on nous arnaque, dit Lucner André. Si une maison vaut 5 000 dollars, on nous la loue à 10 000. Une somme que l’on risque de ne jamais toucher ».

Tous, indistinctement exigent que l’État leur reconstruise leurs maisons incendiées. D’autant plus qu’il existe un terrain à leur nom dans la commune de Tabarre. « De concert avec la mairesse, l’ex premier ministre Joseph Jouthe a mis le terrain à notre disposition. C’est l’actuelle responsable du BSEIPH, Soinette Désir, qui refuse toute collaboration ou pourparlers ».

Des conditions difficiles

Entre une odeur de pipi à peine supportable, une chaleur accablante, un espace non adapté et surtout trop petit pour accueillir 200 familles, les réfugiés du Camp la Piste désormais hébergés à l’école communale de Pétion-Ville n’ont pas vraiment le choix.

« Le jeudi 17 juin, des policiers ont mis le feu à nos maisons », fulmine Lucner André, un amputé du pied gauche qui a tout perdu sous les flammes, comme ses camarades d’infortune.

Transférés à l’école communale trois jours après l’attaque, ces handicapés y vivent entassés depuis maintenant un mois et demi. Et ce mardi 27 juillet ne vient en rien se différer des jours précédents.

Quatorze heures passées de trente minutes, tous, manchots, aveugles, ou encore sourds-muets ont leurs regards rivés sur la petite pièce à côté où environ trois femmes dressent les assiettes de plusieurs centaines de personnes.

« Ce sera mon premier repas pour aujourd’hui, confie amèrement Getro Philibert. Et je suis loin d’être le seul ». Mais malgré sa faim, le jeune malentendant doit encore attendre près d’une heure avant de recevoir sa part. Car le mot d’ordre est clair. « Les femmes et les enfants d’abord ».

Le BSEIPH qui est responsable du sort de ces réfugiés n’a rien fait pour eux jusqu’ici. « Depuis le 20 juin, le BSEIPH nous a apporté à manger seulement quatre fois, affirme Jocenert Phillogène, le coordonnateur général de la Congrégation des aveugles d’Haïti. Et à chaque fois, les plats arrivaient entre neuf et dix heures du soir. Ce sont nos démarches effectuées auprès de certaines organisations qui nous permettent de fonctionner ».

Révoltés contre le silence des autorités étatiques, ces handicapés réclament justice et réparation tout en promettant de passer sous peu à l’action. Une manifestation en direction du Bureau du secrétaire d’État pour l’intégration des personnes handicapées est programmée pour ce mercredi.

Des conditions de vie exécrables

Si effectivement le coronavirus bat son plein et exige des gestes barrières pour se protéger, il est tout à fait impossible de les respecter dans cette école. Hormis le masque que certains s’efforcent de porter de temps en temps en dépit de la chaleur, aucune distanciation sociale n’est possible. « Et le soir venu, c’est encore pire, révèle Lucner André. Enfants, vieillards, femmes et hommes se couchent “souf nan souf”.»

Lucner André est responsable de tous les amputés et paralysés de l’école transformée en refuge. Philibert est en charge des sourds et des muets, tandis que Phillogène s’occupe des aveugles. Cette organisation permet de savoir tant bien que mal comment se porte le camp dans son ensemble.

Ainsi, ils savent qu’à côté de la faim, l’hygiène constitue un autre problème majeur. Les minuscules toilettes de l’école étant insuffisantes, plusieurs de ces handicapés sont obligés de se rendre ailleurs pour se soulager ou se laver. C’est le cas du représentant des muets et malentendants. “Ceux qui le peuvent se rendent chaque jour au cimetière pour aller aux toilettes et prendre un bain, explique-t-il. Le service n’étant pas gratuit, chacun doit payer 75 gourdes pour y avoir accès”.

Quelques jours de cela, un vieillard est mort parmi eux. Selon les autorités concernées, le coronavirus en serait la cause, mais Philibert et André restent persuadés du contraire. Pour eux, c’est la faim qui l’a tué. L’hypothèse principale du représentant de tous les malentendants de l’institut est que “s’il s’agissait réellement de coronavirus, tous seraient déjà infectés”. S’exprimant au nom de ses protégés, l’homme également privé d’un pied finit toutefois par craquer. Sa gorge se noue, mais il s’efforce de ne pas verser de larmes. Un cas similaire à celui de Pierre Molière, un aveugle du camp dont la chambre à coucher se retrouve désormais sous plusieurs bancs empilés dans un couloir.

“Nous n’en pouvons plus, crie-t-il. L’État haïtien a choisi de signer des conventions en faveur des personnes handicapées, pourtant il nous considère comme des moins que rien. Nous n’étions pas riches, mais nous avions nos activités pour vivre”.

Aucun réel accompagnement étatique

Convaincu que l’État n’a que faire d’eux, Lucner André prévient qu’ils porteront bientôt plainte contre ceux qui les ont “attaqués et délogés comme des criminels”. Outre cela, l’école communale de Pétion-Ville rouvrira ses portes à ses élèves en septembre prochain. Non seulement certains parents ignorent comment ils vont faire pour envoyer leurs enfants à l’école, mais aussi ils seront inévitablement mis dehors d’ici le mois prochain.

S’adressant aux organisations et personnalités ayant déjà parlé au nom des handicapés, André lance un appel au secours. “Il est plus qu’urgent de permettre à ces individus de quitter l’enceinte de l’école”, reconnait Jean Evens Pierre.

“Et si l’État persiste à nous ignorer, nous irons bientôt habiter le local du bureau du secrétaire d’État pour l’intégration des personnes handicapées, prévient Lucner André appuyé par plus d’un. Parce qu’être handicapés ne fait pas de nous des sous-hommes, nous refusons de nous retrouver à la rue”.

Photo de couverture : Camp La Piste / Ritzamarum Zétrenne

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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