Changer le système est une idée redevenue très populaire récemment. Elle a été utilisée lors des dernières manifestations, par les hommes politiques, par la société civile, par les jeunes, dans les médias et réseaux sociaux
Cependant, beaucoup de ces protagonistes ne savent pas vraiment ce que changer un système veut dire. À les entendre, ces termes paraissent tout aussi simples à comprendre que changer des pneus. Mais, définir l’expression sous cet angle, c’est se tromper largement, en banalisant une notion qui est d’une curieuse complexité. Pour savoir comment changer le système en Haïti, il est important de savoir ce que cela implique réellement.
Dans sa Théorie Générale des Systèmes, Von Bertalanffy (1968)[1] utilise comme définition de système, un ensemble d’éléments reliés entre eux et interagissant dans un cadre temporel et spatial … Un système est aussi caractérisé par sa fonction et l’environnement qui l’entoure.
Le second article de cette série de réflexions: On ne peut changer de «système» sans modifier le parlement, l’église et la justice
Pour Haïti, cela revient à parler de l’ensemble des acteurs/institutions et les interactions entre eux/elles. Ces interactions peuvent être régulées par des normes écrites (les lois…) ou non régulées (les pratiques).
Ainsi, pour changer un système, il est nécessaire d’agir sur ses éléments ou modifier les interactions. Dans le premier cas, le plus facile, mais offrant peu de garanties de résultat, il suffit de remplacer les acteurs/institutions ou les éliminer définitivement. Cela devient bien plus difficile quand il s’agit de changer les règles et les pratiques.
L’objectif de cette réflexion est d’identifier les principales interactions qui constitueraient les pathologies du système et par conséquent celles qu’il faudra corriger si l’on veut changer de système.
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Fiscalité
L’une des interactions entre l’État et les citoyens réside dans les mécanismes de collecte et d’utilisation des ressources fiscales, consignée à travers la politique fiscale/budgétaire. Cette dernière permet aux Gouvernements d’ajuster les taux d’imposition et les niveaux de dépenses afin de dynamiser l’économie (Keynes[2], 1936).
Donc, la notion de fiscalité sous-entend deux composantes. D’une part l’État prélève les impôts, taxes, droits. D’autre part, il les rend sous la forme de services publics de qualité, d’infrastructures, d’allocations… Malheureusement, dans le cas d’Haïti, ce type de lien a pratiquement toujours été toxique.
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La nocivité de cette relation est expliquée sous deux facettes.
D’un côté, les citoyens ne cotisent pas assez estimant que les dispositions fiscales sont injustes ou qu’ils paient trop en comparaison à leur revenu, d’autres par mauvaise foi.
D’un autre côté, l’État ne retourne pas de manière efficiente ce qu’il a collecté (les causes étant la corruption, la faiblesse des institutions de collecte, l’inefficacité des dépenses…).
L’État ne retourne pas de manière efficiente ce qu’il a collecté
De plus, les gouvernements ont pris l’habitude de relever les taux d’imposition dès qu’il y a besoin de ressources supplémentaires, au lieu de renforcer les systèmes de collecte, incitant encore plus les citoyens à ne pas contribuer, créant un cercle vicieux.
Ainsi, changer le système implique de changer ce type d’interaction pour aller vers des pratiques saines et rationnelles.
En d’autres termes, il sera question premièrement de lutter contre la consommation illégale d’électricité, contre les déclarations définitives d’impôts falsifiées, contre toutes autres formes d’évasion fiscale…
Ensuite, la réorientation de dépenses et la lutte contre la corruption conduiront à de meilleures décisions budgétaires et fiscales, telles que l’élimination des subventions et exonérations non justifiées.
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Entrepreneuriat et Concurrence
L’autre type d’interactions caractérisant le système est la relation entre l’État, les grandes entreprises et les potentiels nouveaux investisseurs. L’économie haïtienne produit très peu de nouveaux riches, encore moins en provenance des classes économiques vulnérables. Cette quasi-absence de mobilité est due à plusieurs comportements.
L’économie haïtienne produit très peu de nouveaux riches, encore moins en provenance des classes économiques vulnérables.
D’abord, les règlementations et le régime fiscal entravent la création et le développement des entreprises (particulièrement les PME). Considérant les 26 procédures/documents[3], le délai (3-6 mois) et le coût pour créer une société anonyme, les taxes/impôts s’élevant jusqu’à 40% du revenu[4], les chances d’entrer sur un marché et les marges de progression sont limitées.
En outre, les entrepreneurs font face à un autre problème : les pratiques anticoncurrentielles.
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Les grands groupes économiques ont une emprise quasi totale sur l’économie. Ils y parviennent par leur présence dans la sphère politique et leur contrôle sur le système financier. En 2012, sur les 100 plus grands contribuables, 23 opéraient dans le secteur financier (Pop[5], 2016). Cette stratégie leur permet de bénéficier d’avantages considérables.
Encore en 2012, cinq groupes économiques opérant dans des marchés concentrés bénéficièrent d’une réduction des droits de douane de 13% en moyenne
Encore en 2012, cinq groupes économiques opérant dans des marchés concentrés bénéficièrent d’une réduction des droits de douane de 13% en moyenne, ces réductions variant entre 5 et 20% (Pop, 2016). Ces compagnies arrivent toujours à gagner les contrats juteux (limitant toute possibilité aux PME de bénéficier des commandes publiques) et à imposer des barrières à l’entrée.
Ce sont ces pratiques qu’il faut changer, par une loi et une Autorité de la concurrence, mais aussi en limitant l’implication des grosses écuries.
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Entreprise et Société
Les interactions entre les firmes et la société sont aussi importantes. Elles définissent la responsabilité de l’entreprise envers les citoyens.
Cette responsabilité sociale est perceptible à travers les niveaux de salaires pratiqués, les filets de protection sociale offerts, l’implication dans les communautés-hôtes…
Aujourd’hui, les firmes s’intéressent au progrès social, car il détermine aussi leur profit. En effet, les conditions de vie des individus affectent leur consommation qui influence directement les chiffres d’affaires et indirectement les bénéfices.
Qui mieux est, la notion d’entreprise moderne intègre aussi une dimension de patriotisme économique (Delaite et Poirot[6], 2010), c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à un système économique et l’obligation morale de le dynamiser : ce qui manque en Haïti.
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Ici, les salaires sont rigides à la hausse, le consommateur devenant ainsi de moins en moins capable d’acheter des biens sophistiqués, voire basiques. Le patronat accepte péniblement les augmentations salariales conséquentes. Il ne comprend pas qu’on ne peut pas vendre des Ferrari à des individus que ne peuvent acheter qu’une bicyclette.
En fait, la responsabilité sociale n’implique pas qu’il faut vendre uniquement des bicycles, mais incite l’entrepreneur à offrir à chaque individu la possibilité d’avoir une Ferrari, soit par patriotisme économique et/ou pour maximiser son profit.
Les mêmes comportements sont observables quand il est question de protection sociale [En 2012 Haïti avait le taux de pénétration de l’assurance le plus faible dans les Caraïbes (BRH[7], 2014)] et de faire des investissements supplémentaires.
Le secteur privé est réticent à injecter de nouveaux capitaux pour se moderniser et se soucie peu du développement des régions. Voilà ce qu’il faut changer : par des mécanismes pour les inciter à accroître les salaires, protéger les employés et développer les communautés concernées.
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Excellence et Mérite
Comment valoriser chaque individu constitue aussi une forme d’interaction. Les choix, la distribution des rôles/tâches en fonction des aptitudes, les sanctions légales/morales appliquées précisent le type de système en place.
Une organisation qui promeut l’excellence et le mérite crée de la compétition entre citoyens, accroît la productivité et la rend plus dynamique. Une communauté qui rejette ces notions limite le rendement et crée de la frustration… Comprendre pourquoi c’est le cas d’Haïti revient à comprendre comment sont sélectionnés ceux qui sont valorisés.
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Analysant le contexte haïtien, un fait important attire l’attention. L’octroi des postes se fait généralement sur la base des liens d’amitié ou familiaux (WEF[8], 2019). Déposer un CV, passer un test et un entretien d’embauche ne suffisent pas : il faut avoir un contact. Cette pratique est aussi évidente dans le choix des Hauts Fonctionnaires (ministres, juges…). Avoir l’appui d’un Sénateur, d’un Député suffit pour être nommé à certaines positions. Le copinage est flagrant.
Le refus de promouvoir la performance et la qualité a aussi un impact sur la conception de la réussite.
Le refus de promouvoir la performance et la qualité a aussi un impact sur la conception de la réussite. Le choix de ceux qui représentent le succès (promus sur les réseaux sociaux ou dans d’autres cercles) en témoigne. L’on se retrouve à l’ère de la compétition « Polki vs BIC/D-FI ». Si l’on veut changer ces types d’interactions, il faut être en mesure d’inculquer ces valeurs à la nouvelle génération à travers le système éducatif.
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Politique
Les interactions politiques varient en fonction de la gouvernance et du régime prédominant. Elles dépendent en particulier de qui décide et qui participe aux activités politiques. Cette dernière composante est plus importante parce qu’elle amène aussi la première. La personnalité de ceux qui font de la politique détermine le degré de corruption et les transformations économiques… Pourtant, le désastre d’Haïti est que les personnes qualifiées pour être politiciens refusent catégoriquement de l’être, caractéristique des « analphabètes politiques ».
Le désastre d’Haïti est que les personnes qualifiées pour être politiciens refusent catégoriquement de l’être,
Berthold Friedrich Brecht définit l’analphabète politique comme celui rejette l’activité politique, oubliant qu’elle détermine le coût de la vie, la corruption, la dominance des classes… En effet, les hommes de valeur haïtiens s’éloignent de plus en plus de la sphère politique, blâmant sa toxicité. Cependant, ils ne se réalisent pas que leur refus explique pourquoi les partis ne sont pas structurés, et conséquemment pourquoi les mauvaises personnes sont élues.
La nature a horreur du vide. Si les personnes capables et intègres ignorent les postes politiques, ils seront comblés par des incapables et corrompus. Rejeter ces interactions revient à refaire les choix lamentables. Voilà pourquoi il faut s’organiser à travers les partis ou en former d’autres, plus structurés, consolider leur base et prendre d’assaut la politique pour le bien-être du Collectif.
Dans d’autres articles à venir, l’on abordera d’autres interactions : le Parlement, les services publics, l’application de la loi, la justice, la Presse, la communauté internationale, etc.
Valery Ralph VALIERE
[1] Karl Ludwig Von Bertalanffy (1968), General System Theory: Foundations, Development, Applications, University of Alberta, Canada.
[2] John Maynard Keynes (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan Cambridge University Press.
[3] Programme Service d’Appui aux Entreprises (2017), Processus de formalisation d’entreprises, Projet de Développement des Affaires et des Investissements (PDAI), MCI.
[4] Source : Doing Business Database (Paiements des Taxes et Impôts).
[5] Georgiana Pop (2016), Haiti-Let’s talk competition: A brief review of Market Conditions, World Bank, Washington.
[6] Marie-Françoise Delaite et Jacques Poirot (2010), Patriotisme économique et développement durable, Développement durable et territoires Vol.1, #3.
[7] Banque de la République d’Haïti (2014), Stratégie nationale de l’Inclusion financière.
[8] World Economic Forum (2019), The Global Competitiveness Report 2019. Le rapport place Haïti à la dernière place (141/141).
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