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L’impact de Muhammad Ali sur toute une génération d’Haïtiens

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Le parti-pris de la défense des opprimés ethniques inscrit dans la fondation de la nation haïtienne n’est pas l’élément fondamental de l’idolâtrie que Muhamad Ali a planté dans l’esprit des Haïtiens de 12 à 80 ans de 1960 à 1980. Pourtant, a posteriori, je crois que ma génération a cru lui devoir un tribut de reconnaissance pour avoir été la preuve que « Black is beautiful ». Ses victoires non plus n’ont pas suffi à le mythifier. D’ailleurs, Foreman avait aligné 40 victoires dont 37 K.O en autant de matchs professionnels avant d’affronter Ali en 1974 à Kinshasa, il ne bénéficiait point de l’aura d’Ali en Haïti. Il faut comprendre l’idolâtrie dans le sens le plus religieux du terme, c’est-à-dire adorer l’image d’un être supérieur, plus que l’admiration qu’on voue à une star de la musique ou du sport, au demeurant fort courant depuis que la télévision a commencé par rendre l’ubiquité comme un fait ordinaire. C’est ce qui a produit les Beatles ou Michael Jackson, Michael Jordan ou Elvis Presley… Jamais, y compris Pelé, une personnalité n’a autant marqué ma génération.

Clay/Ali, n’était pas projeté à la télé en Haïti. Quelques clercs se procuraient des revues desquelles après quelques années certains jeunes détachaient des photos de stars, dont l’idole. La jeune et minuscule diaspora haïtienne aux États-Unis offrait, à l’occasion, des revues sportives que se passaient parents et amis jusqu’à la flétrissure des pages maltraitées par des mains trop gourmandes. Ce fut, hélas, le malheureux sort d’un numéro spécial de Sports Illustrated consacré à Ali que m’avait envoyé mon cousin Harold Beaubrun à la fin des années 70 dont ma mémoire retient particulièrement le visage maculé de sang pompé de toute l’orbite oculaire gauche de Sir Henry Cooper par le soin des poings habiles du Greatest. Ali n’avait pas hésité à affirmer que combattre l’Anglais n’était pour lui « qu’un échauffement avant d’affronter Sony Liston » alors champion du monde. Peut-être même, comme je le dis pour Pelé, que les reportages des journaux et ceux en direct de ses matchs à la radio ont été plus puissants que la télévision dans la construction de son mythe, en Haïti ou ailleurs. Pour le « Rumble in the jungle », nous sommes restés accrochés à nos transistors à écouter le compte-rendu de chaque round comme si nous voulions entrer dans l’appareil. C’est curieux, quand ma génération a pu voir des années après certains de ses combats, nous avions la sensation que nous regardions un spectacle pour la énième fois. Et nous pouvions discuter de chaque round des matchs ou résumés de match que nous avions vus ou non 15 ou 20 ans après.

Ses bons mots dont les journalistes sportifs faisaient leur régal plaisaient aux jeunes. Il « vole comme un papillon et pique comme une abeille ». Il se serait rendu compte de son ultra rapidité le jour où « couché, il a appuyé sur un interrupteur pour éclairer sa chambre et constaté qu’avant que l’ampoule s’allume, il était déjà debout ». Se dire le plus beau et le plus grand, annoncer le K.O de l’adversaire à tel round et le réussir effectivement, tout cela participait du mythe Ali. A posteriori, je ne prétends pas que toute ma génération était éprise de l’idée que je vais confesser : je crois que la gueule d’Ali m’a rasséréné sur la beauté de ma race. Je n’avais donc pas à nourrir la moindre inquiétude à ce sujet, d’autant plus que le slogan/mouvement « Black is beautiful » initié en 1960 aux États-Unis avait atteint pratiquement tous les peuples noirs. Évidemment, après mes 25 ans, j’avais déjà trouvé puéril, surtout chez un esprit aussi éclairé qu’Anténor Firmin, de croire important d’apporter la preuve que des Noirs peuvent être beaux en réservant une page de son fameux ouvrage « De l’égalité des races humaines », imprimé à Paris en 1885, à une photo de l’empereur Faustin Soulouque, un spécimen de beauté noire à ses yeux parmi d’autres beaux Haïtiens cités nommément dans l’ouvrage.

Cela dit, sans avoir véritablement pris toute la mesure du refus d’Ali de faire la guerre au Vietnam, nous avions retenu l’injustice de son emprisonnement. Ce malheur le grandissait à nos yeux. Alors que, élevés dans la gloire de la Crête-à-Pierrot, la Ravine-à-Couleuvres et Vertières, nous n’avions point trouvé inacceptable qu’un citoyen refuse de prendre les armes pour sa patrie. C’était Ali. Aujourd’hui, pour quiconque, nous aurions compris qu’on puisse être philosophiquement pacifiste. Pour Ali, c’était prétexte automatique à pardonner, expliquer, justifier sa défaite infligée par Joe Frazier au premier de ses trois combats contre ce cogneur. Quand Ali fit une exhibition avec Alonzo Jhonson à Port-au-Prince en 1972, au stade Sylvio Cator, nous avons commenté les quelques baffes infligées à son ami comme si nous avions assisté à un championnat du monde. Dans mon environnement immédiat, famille, quartier, école, il n’y avait que mon cousin Jimmy Beaubrun, qui était pour Frazier et, en 1974 pour Foreman contre Ali. Plus tard, j’ai compris que Lyonel Trouillot est lui aussi plus Frazier qu’Ali.

Qu’importent Jimmy et Lyonel ! Le 2 octobre 1980, Ali avait 38 ans. Nous croyions qu’il était éternel, éternellement The Greatest, malgré sa défaite contre Spinks et sa mâchoire fracassée par Ken Norton. Une fois de plus, la défaite ne comptait pas. Nous avons mis en avant l’EXPLOIT que « notre dieu » ait pu aller jusqu’au bout du combat de 12 rounds avec une mâchoire fracassée depuis le 2e round. Alors, à Léogâne ce 2 octobre 1980, Saül et Osmin Désanges, Armel Alliance, Yves Démesmin, Fernand Savain, Rodrigue Rousseau, et quelques autres ne pouvaient se résigner à ne pas assister à la télé au dernier combat du Greatest contre Larry Holmes pour cause de blackout. À seulement 20 minutes du premier coup de gong, ils s’enferment dans un véhicule fourgon. Destination Carrefour. À Mariani, une embardée du fourgon qui se renverse : quatre roues en l’air. Rodrigue Rousseau meurt. Les autres s’en sortent on ne sait comment.

Fernand Savain, le meilleur connaisseur en boxe de toute la ville, peut-être de niveau international, fanfaronnera après guérison que c’est en empruntant le sens du contre de Muhamad Ali qu’il a opposé son bras à tous les chocs possibles de l’accident, qu’il s’en est sorti seulement avec quelques égratignures et une fracture du coude.

Patrice Dumont     

Patrice "Pepé" Dumont est professeur d’Histoire, Relation internationale et Communication. Journaliste et commentateur sportif, il dirige l’émission Sportissibo à Radio Ibo. Reste toujours impliqué dans la vie politique et sociale d’Haïti.

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