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Des Haïtiennes, avocates et victimes au sein même du système judiciaire

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Des témoignages recueillis par AyiboPost semblent suggérer l’existence dans le système judiciaire d’obstacles structurels dressés sur le parcours des avocates

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Plusieurs mois après, Yvelise Saintidor se souvient des remarques d’un commissaire du gouvernement sur ses «pieds velus», de l’insistance du magistrat pour avoir son numéro de téléphone, de son offre «déplacé» pour lui donner un smartphone et de ses reproches pour les appels laissés sans réponses au standard de son travail en février 2023.

La jeune avocate travaillait pour le Bureau des droits humains en Haïti (BDHH). «Le magistrat m’a invitée chez lui et m’a ensuite parlé de tous les avantages qu’il fait bénéficier d’habitude à des avocates telles que moi, comme l’argent et un acheminement rapide de leurs dossiers au cabinet d’instruction pour les suites légales», témoigne Saintidor à AyiboPost.

La professionnelle dit avoir repoussé les avances du représentant du gouvernement dans le système judiciaire, et en réaction, elle déclare avoir eu droit à un visage «mécontent», lors de sa prochaine rencontre avec le commissaire du gouvernement.

Le magistrat m’a invitée chez lui et m’a ensuite parlé de tous les avantages qu’il fait bénéficier d’habitude à des avocates telles que moi…

L’expérience de Saintidor prend place dans un contexte de rareté de femmes avocates dans les tribunaux, malgré leur solide présence dans la plupart des écoles de droits du pays. Plusieurs témoignages recueillis par AyiboPost semblent suggérer l’existence dans le système judiciaire d’obstacles structurels, comme la condescendance de confrères «masculins», le sexisme et les harcèlements de toutes sortes, dressés sur le parcours des femmes.

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Les avocates sont souvent prises dans la toile de violences physiques.

Le 21 septembre 2021, dans le cadre d’un dossier en traitement au bureau régional de l’Ouest-BRO, un avocat a publiquement frappé et bousculé une consœur avocate, avant de menacer de lui mettre une gifle.

Déséquilibrée, la dame s’est heurtée à la porte d’entrée du bureau des archives du BRO. Après les faits, elle a porté plainte à la commission de discipline du barreau de Port-au-Prince.

Dans une résolution datée du 14 avril 2023, obtenue par AyiboPost, le barreau a suspendu l’avocat fautif pour trois ans consécutifs, conformément aux articles 62 et 65 du décret du 29 mars 1979 du règlement intérieur de l’ordre des avocats de Port-au-Prince.

Dans le cadre d’un dossier en traitement au bureau régional de l’Ouest-BRO, un avocat a publiquement frappé et bousculé une consœur avocate, avant de menacer de lui mettre une gifle.

Selon Edline Raymond, ancienne avocate au barreau de Petit-Goâve et membre de l’organisation féministe Solidarité des femmes haïtiennes (SOFA), «beaucoup de femmes subissent ces genres de situations, mais par peur, elles préfèrent s’emmurer dans le silence».

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Le barreau de Port-au-Prince, fondé le 29 juin 1859 sous le gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard, a attendu plus d’un centenaire pour enregistrer la présence d’une avocate, soit Ertha Pascal Trouillot en 1971.

Au fil des années, quelques grandes figures féminines ont pu se distinguer dans le métier, à l’exemple de l’avocate militante Mireille Durocher Bertin assassinée en mars 1995 à Port-au-Prince avec un de ses clients.

«Il existe une forme de discrimination basée sur le genre en milieu professionnel, en ce sens que la femme n’est pas toujours vue comme un être humain doté de capacités cognitives, capable de faire et d’agir comme un homme», analyse maitre Stéphanie Saint-Surin, qui détient un Master ll en droit des ONG de l’humanitaire et des droits de l’homme de l’Université de Strasbourg en France.

Beaucoup de femmes subissent ces genres de situations, mais par peur, elles préfèrent s’emmurer dans le silence.

Les femmes qui arrivent à briguer des postes importants sont souvent vues «soit comme des êtres extraordinaires soit comme des individus qui font des tâches d’homme», continue Saint-Surin.

L’avocate, Yvelise Saintidor a mesuré le problème en février 2023, lors du traitement d’un dossier au cabinet d’instruction de la juridiction des Côteaux.

Après avoir obtenu gain de cause de la part du juge pour que le procès se fasse en créole, afin de permettre à l’accusé de comprendre ce qui se disait autour de lui, le commissaire du gouvernement a exprimé son mécontentement en s’attaquant à l’équipe féminine d’en face : «D’où viennent ces femmes ?!» a-t-il lancé à leur intention.

Une avocate présente sur la scène a corroboré à AyiboPost cette version des faits.

«Je pense que les gens devraient plutôt regarder la couleur de nos dossiers au lieu de la couleur de nos robes, et nous devrions d’abord être considérées comme des avocates dans notre milieu de travail, pas simplement des femmes», renchérit l’avocate.

Les femmes qui arrivent à briguer des postes importants sont souvent vues «soit comme des êtres extraordinaires soit comme des individus qui font des tâches d’homme.

Un langage relâché, peu professionnel, prend place dans la plupart des tribunaux du pays, critiquent des avocates. Ce sont des «endroits majoritairement masculins, pétris de valeurs viriles», déclare Rose-Berthe Augustin, avocate au barreau de Port-au-Prince. La professionnelle relève une occurrence régulière d’allusions et propos sexistes dans ces temples de la justice.

L’avocate Lovely Jean-Louis opine du chef. Elle se rappelle avoir entendu des phrases du genre «je vais t’écouter, car tu es une très belle femme», ou d’autres remarques qui suggèreraient que son écoute, en tant qu’avocate, est conditionnée à sa beauté et non à ses compétences professionnelles.

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Certains avocats poussent à bout le manque de professionnalisme.

L’avocate Yvelise Saintidor critique ses collègues masculins qui s’entêtent à l’appeler «bébé» ou «chérie», lors des procès. «Ça ne se fait pas», déclare la représentante légale. «C’est parce que je suis une femme que mes confrères refusent de m’appeler « maître »», dit l’avocate.

Un langage relâché, peu professionnel, prend place dans la plupart des tribunaux du pays, critiquent des avocates. Ce sont des «endroits majoritairement masculins, pétris de valeurs viriles».

Le décret du 29 mars 1979 qui régit la profession d’avocat ne prend pas en compte l’aspect genré de la profession et n’offre aucune garantie contre les harcèlements.

«Mais une avocate est avant tout une femme, ce qui fait qu’elle est protégée par les conventions internationales qui protègent les femmes contre les violences et harcèlements sexuels», relate Lovely Jean-Louis, avocate au barreau de Port-au-Prince.

Les victimes peuvent aussi saisir le Conseil de discipline du barreau auquel elles appartiennent. «Ces conseils de disciplines présentes dans tous les barreaux sont créés par le décret de 1979 et tranchent les frictions et écarts de conduite entre les avocat.es», précise Lovely Jean-Louis.

Le 16 août 2023, AyiboPost est allé à la rencontre de Marie Suzie legros, actuelle bâtonnière ad interim du barreau de Port-au-Prince.

La bâtonnière révèle avoir été «un peu chanceuse», car elle n’a pas connu beaucoup de difficultés, en partie parce que dans sa famille, les avocats étaient en grand nombre.

Mais une avocate est avant tout une femme, ce qui fait qu’elle est protégée par les conventions internationales qui protègent les femmes contre les violences et harcèlements sexuels.

«J’ai mis sur pieds, avec quelques collègues, une commission d’avocates pour combattre les disparités et faire progresser la cause des femmes», confie-t-elle à AyiboPost.

Entretemps, beaucoup de femmes qui ont étudié le droit s’abstiennent de militer dans les tribunaux.

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Edline Raymond confie qu’à cause des problèmes expliqués plus haut, elle se voit difficilement travailler dans un cabinet d’avocat. La jeune femme travaille actuellement pour le Service maritime et de navigation d’Haïti (Semanah).

Lybie, une autre jeune avocate, qui déclare avoir été touchée de façon inappropriée dans le cabinet où elle effectuait un stage en 2017, a quitté le circuit et prête actuellement ses services à une organisation non gouvernementale (ONG).

Lybie refuse de donner son nom complet pour éviter les répercussions négatives sur sa carrière.

Par Junior Legrand

Image de couverture : freepik

Cet article a été mis à jour pour rectifier le nom de l’avocate militante Mireille Durocher Bertin. La version antérieure mentionnait Mireille Sarodj Bertin. 09:59 20.10.2023


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Junior Legrand est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a été rédacteur à Sibelle Haïti, un journal en ligne.

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