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Solitude dans la foule

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Ce matin-là, elle commença sa journée le sourire aux lèvres. Différemment des autres matins, elle prit le soin de choisir ce qu’elle allait porter pour assister à son dernier cours de la session. Sous la douche, elle fredonnait l’un après l’autre les premiers tubes qui annonçaient le début des vacances. Souriante comme jamais, après avoir enfilé ses vêtements, elle descendit prendre son petit déjeuner avec ses parents, ce qu’elle ne faisait jamais d’habitude. Tout le monde la trouvait radieuse. Étonnamment, avant de monter en voiture, elle prit le soin de saluer individuellement chaque personne en leur disant précisément :
« Passe une bonne journée, je t’aime. On se reverra. »

Elle se rendit en cours et ce fut le début d’une journée forte en émotion.

« Chers parents, amis, connaissance et ennemis, si vous lisez cette lettre, je peux vous assurer que vous ne savez pas où je me trouve en ce moment. Mes parents diront en salle de cours, mes amis hésiteront entre chez “lui” ou chez “elle” ou je ne sais où encore. Certaines de mes connaissances diront que je suis peut-être en cours ou tout simplement chez moi. Mes ennemis eux se hâteront de dire que “mwen gaye nan peyi a”. Avant de vous dire où je suis, laissez-moi avant tout vous dire où je ne suis pas.

Chère Maman, je peux te garantir que je ne suis pas sous le bureau où ton assistant et toi passez vos soirées à échanger des baisers et des caresses. Je ne me trouve pas à la chambre 615 de l’Hôtel où tu te rends comme à l’accoutumée pour tes rendez-vous tardifs avec le voisin. Je ne saurais me trouver à Palm Beach avec cet inconnu qui t’est devenu si familier.

Cher Papi, ne perds pas ton temps à vérifier dans ta voiture précisément sur le siège arrière, où on y retrouverait la fille de 17 ans du voisin, car je n’y serai pas. Je ne me trouverai pas non plus dans la chambre de la baby-sitter, car si je ne me trompe pas, vous y êtes toujours ensemble aux environs de 3 h 30.

Chère sœur, je suis quasiment sûre que tu ne t’inquiètes pas pour moi, mais au cas où tu me chercherais, pas besoin d’annuler ton rendez-vous avec ton professeur, car aujourd’hui est jeudi et comme chaque semaine, il t’attend devant la barrière à 10 h.

Cher frère, je suis persuadée que tu dois être occupé avec notre demi-sœur à ton soi-disant cours de natation hebdomadaire, donc, tu n’es certainement pas imbu du fait que nul ne sache où je me trouve. Je ne t’en tiens pas rigueur, mais rends-moi un service et salue ta fille de ma part. J’espère que tu oseras un jour dire à maman et papa qu’elle existe et que ta prof de piano en est la mère.

Chères “amies”, toute ma famille doit se tuer à vous téléphoner, mais ce n’est pas grave. Je ne saurais être avec vous vu votre attirance pour les “anba poto”, les bars infâmes de Delmas, mais surtout pour les cliniques où je vous ai si souvent accompagné pour vos avortements clandestins.

Chères connaissances, comme le mot le dit lui-même, juste des connaissances donc je ne saurais être avec vous puisque vous n’avez jamais le temps de m’écouter, de m’épauler ou de m’aider. Ce n’est pas pour rien que vous n’êtes encore rien d’autre que des connaissances.

Chers ennemis, sincèrement, je suis trop contente de vous annoncer que vous êtes peut-être les seuls à savoir où je me trouve sans même savoir que vous êtes au courant. Je suis partout : dans vos pensées d’hier, d’aujourd’hui et surtout de demain.

À vous tous, qui lisez cette lettre, au lieu de chercher à savoir où je suis réellement, employez le temps gaspillé à vous insulter les uns les autres à découvrir vos côtés sombres. Je vous informe tout de même que si vous m’aviez réellement cherché, vous m’auriez trouvé dans ma voiture, garée devant la maison du voisin.

Vous vous demandez pourquoi une fin aussi fatale ?

Si j’étais encore vivante, je vous répondrais que le jour où je suis née, je n’avais pas demandé pourquoi, mais plutôt poussé un cri strident. Alors à votre tour, ne demandez pas pourquoi, mais criez, pleurez la mort d’une fille si bien entourée, et pourtant si seule !

Yenniva M.

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