SOCIÉTÉ

Recensement général : désaccord entre deux institutions de l’État haïtien

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La mésentente au niveau de l’État sur la non-réalisation du cinquième recensement général survient dans un contexte de manque crucial de données et de statistiques primordiales pour prendre des décisions éclairées en Haïti, selon des spécialistes

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Chaque dix ans, Haïti doit mener un recensement général de la population et de l’habitat; cependant, le dernier exercice de ce genre remonte à vingt ans.

Les deux institutions clés de cette initiative, l’institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI) et la secrétairerie d’État à la population, donnent des explications différentes pour justifier la non-réalisation du 5e recensement général, alors que des spécialistes dénoncent les conséquences néfastes de l’absence de statistiques actualisées sur le pays.

Le directeur de l’IHSI, Wilson Fièvre, évoque à AyiboPost des difficultés liées à la situation sécuritaire, tandis que pour Laurent Beaugé, secrétaire d’État à la population, seul un manque de volonté et de moyens peut empêcher la matérialisation du recensement.

Chaque dix ans, Haïti doit mener un recensement général de la population et de l’habitat; cependant, le dernier exercice de ce genre remonte à vingt ans.

«Si certains endroits du département de l’Ouest par exemple restent inaccessibles, nous pourrions réaliser le recensement dans les neuf autres départements», affirme Beaugé.

Pour les zones non accessibles, poursuit le secrétaire d’État à AyiboPost, on fait une projection. De ce fait, selon le responsable, «la question de l’insécurité évoquée par l’IHSI ne tient pas».

Wilson Fièvre rejette cette idée du secrétaire d’État à la population. Pour le directeur de l’IHSI, le recensement général de la population ne peut en aucun cas être fait de façon morcelée.

Il faut réaliser le recensement d’un seul coup (durant huit à dix semaines) pour éviter les biais qui pourraient provenir du mouvement des populations, précise Wilson Fièvre. «La méthodologie est élaborée par les Nations-Unies et nous devons la respecter», déclare le directeur.

Sinon, avertit Fièvre, cette institution internationale qui participe au financement de la collecte des données «ne validera pas les résultats».

La méthodologie est élaborée par les Nations-Unies et nous devons la respecter.

Selon les exigences des Nations-Unies, les recensements généraux doivent prendre place tous les dix ans.

L’initiative permet de connaitre la taille actuelle de la population et de saisir dans le détail les caractéristiques sociodémographiques pertinentes de cette dernière : son évolution, sa répartition spatiale, ses besoins, son niveau de formation, le niveau de déplacement interne, etc.

«Il y a un véritable problème dans la production de données statistiques sur la population en Haïti, c’est un constat», déclare Laurent Beaugé, secrétaire d’État à la population.

Selon ce responsable, cette absence de chiffres «est un obstacle majeur au développement du pays», puisque ce manque d’actualisation des données sociodémographiques «donne lieu à des budgets et plans de développement qui ne reflètent pas la réalité du pays». Ce qui, selon Beaugé, «explique, en partie, l’échec de ces plans».

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Trois spécialistes contactés par AyiboPost pointent du doigt l’absence de données fiables et actualisées sur la population haïtienne comme un problème majeur.

À cause de ce manque d’informations démographiques et socio-économiques pertinentes et actualisées sur l’éducation, la santé, l’environnement, l’agriculture, le logement, la migration, les dirigeants pilotent Haïti à l’aveuglette depuis des années. Et dans ces conditions, selon ces experts, une bonne gouvernance demeure utopique.

Cette absence de chiffres est un obstacle majeur au développement du pays, puisque ce manque d’actualisation des données sociodémographiques donne lieu à des budgets et plans de développement qui ne reflètent pas la réalité du pays.

Économiste, Emmanuela Douyon a dû faire face à cette absence de données lorsqu’elle cherchait les résultats des dernières élections, par communes, dans le cadre de la réalisation d’un travail universitaire.

«Aucune institution n’était capable de me fournir ces informations, pas même le Conseil électoral provisoire ni même les partis politiques», déclare Douyon à AyiboPost.

Normalement, un parti politique devrait avoir ces informations afin de mieux évaluer sa performance aux élections. Mais selon Emmanuela Douyon, directrice exécutive de PoliCité, «les dirigeants haïtiens n’ont pas cette culture de prendre des décisions à partir des données.»

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Ces données constituent la matière première clé de toute prise de décision rationnelle. C’est ce qu’explique à AyiboPost Paul Antoine Bien-aimé, professeur à l’université d’État d’Haïti (UEH).

Après le tremblement de terre de 2010, poursuit Bien-Aimé, «aucune institution haïtienne ne disposait de données sur les personnes vivant dans les camps, à part l’Organisation internationale de la migration (OIM)», rappelle-t-il.

Les dirigeants haïtiens n’ont pas cette culture de prendre des décisions à partir des données.

L’État se retrouve en tête de liste des responsables de ce problème, selon des spécialistes. Les autorités  n’affirment pas leur «rôle de leadership dans la production de données sur la population en Haïti», estime Lamarre Cadet, professeur de planification sociale à l’université d’Etat d’Haïti (UEH).

«On dispose de très peu d’informations sur le nombre de jeunes qui entrent ou sortent de l’université chaque année», constate Lamarre Cadet. «Même chose pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Les municipalités ne disposent pas de ces informations, encore moins d’un système d’archivage sur l’évolution des populations locales», dit Cadet qui voit la situation comme un «cauchemar».

Sans ces informations, poursuit Cadet, on ne peut rien planifier ni anticiper et les chiffres produits par les ONG reflètent souvent leurs propres agendas. «L’État fonce à l’aveuglette», dit le professeur qui rappelle que la production, le traitement et la mise en disponibilité des données est une «priorité dans d’autres pays soucieux du bien-être de leur population.»

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En l’absence d’informations chiffrées et actualisées sur la population, certains spécialistes expliquent à AyiboPost que les décideurs publics s’appuient souvent vers des études réalisées par des institutions internationales.

L’État fonce à l’aveuglette […], le traitement et la mise en disponibilité des données est une «priorité dans d’autres pays soucieux du bien-être de leur population.

Pour Laurent Beaugé, secrétaire d’État à la population, «c’est une très mauvaise chose». Il explique que les données démographiques, l’état de la population, les données biométriques ainsi que celles relatives à l’évolution économique et sociale de la population sont d’une importance stratégique, relevant même de la sécurité nationale.

«Ce n’est pas possible qu’un pays n’arrive pas à collecter des données sur ses citoyens et à affirmer sa souveraineté sur ce point», poursuit le fonctionnaire de l’État.

Le cinquième recensement général qui devait être réalisé depuis mai 2020 a dû être stoppé à cause de l’insécurité à la demande des partenaires internationaux, selon le directeur général de l’IHSI, Wilson Fièvre.

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L’institut, de concert avec le Centre national de l’information géospatiale, est en train de mettre sur pied une nouvelle cartographie du pays qui sera utilisée pour réaliser l’enquête général, révèle Fièvre qui informe ne pas disposer d’une date pour le déroulement du cinquième recensement de la population.

«Trouver une fenêtre de huit à dix semaines pour réaliser le recensement est très difficile vue la situation actuelle du pays», poursuit le directeur.

Ce n’est pas possible qu’un pays n’arrive pas à collecter des données sur ses citoyens et à affirmer sa souveraineté sur ce point.

Entre temps, certaines projections faites à partir du recensement de 2003 démontrent l’urgence d’actions concrètes de la part des pouvoirs publics.

En 2030 par exemple, la population haïtienne passerait à quatorze millions d’habitants.

Les citoyens se retrouvant entre zéro à quinze ans et 65 ans et plus représenteront alors «22 à 30 %» de la population totale, explique le secrétaire d’État à la population, Laurent Beaugé.

Sachant qu’un enfant âgé de zéro à quinze ans ne peut pas encore travailler et qu’à partir de 65 ans les gens sont déjà en âge de retraite, cela explique que nous aurons une population très dépendante, poursuit Beaugé.

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L’État aura donc la responsabilité de ces personnes.

Cela représente un «grand enjeu et nécessite des actions anticipées», rajoute le secrétaire d’État qui soutient par ailleurs que sa direction est en train de mettre sur pied des initiatives de consultations citoyennes pour recueillir des informations concernant la position des citoyens quant au recensement. Ces informations seront, dit-il, soumises à l’IHSI.

Par Wethzer Piercin

© Image de couverture : freepik


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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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