Publié en décembre 1944, soit 4 mois après la mort de son auteur Jacques Roumain, le roman « Gouverneurs de la Rosée » est l’une des œuvres majeures de la littérature haïtienne. Intéressons-nous aux multiples faces de Manuel, le personnage principal.
Ce livre retrace l’histoire d’une communauté habitant un petit village nommé Fond-Rouge, qui est frappée par la misère, la sécheresse et des conflits. Un villageois qui a été en exil à Cuba, revient dans sa localité puis s’est donné en sacrifice pour résoudre les problèmes auxquels ses pairs faisaient face. Il a été aidé par sa mère et sa copine.
Le roman a connu un énorme succès au point qu’il a été traduit en plus de 20 langues. Tant au niveau de la forme que du contenu, ce livre nous offre plein de choses à explorer. Les risques entrepris par l’auteur en bousculant certaines barrières de la langue française ; l’amour, la solidarité, le rapport de classe sont autant d’éléments qui peuvent enrichir un travail d’analyse du roman Gouverneurs de la rosée.
En ce qui nous concerne, on s’intéresse à deux aspects décrits par l’auteur : d’une part la question de la double identité dans la construction du personnage principal ; d’autre part, sa démarche de concilier le discours religieux et la pensée rationaliste.
Manuel : un ouvrier cubain, un paysan de Fond-Rouge ?
Revenant de Cuba, Manuel, le messie qui a versé son sang pour le renouveau de Fond rouge, n’est ni le « paysan haïtien » ni « l’ouvrier cubain ». L’étranger en costume (pourtant qui est du milieu), machette à la ceinture, cigare à la bouche, parlant un créole inondé de courte phrase espagnole, est le prototype d’un homme de nature hétéroclite, un personnage hybride. Il y a lieu de dire que Roumain rejette l’identité territoriale qui a été pendant longtemps la toile de fond de certains écrivains haïtiens. D’où sa rupture avec la pensée indigéniste de Jean Price Mars, selon certains commentateurs. En lieu et place d’un personnage ancré dans le milieu paysan haïtien, il propose l’un qui a une double identité. L’exemple de Manuel s’adressant en ces termes à ses camarades peut en témoigner :
[…] dans les commencements à Cuba, on était sans défense et sans résistances celui-ci se croyait blanc, celui-là était nègre et il y avait pas mal de mésentente entre nous : on était éparpillé comme du sable et les patrons marchaient sur ce sable. Mais lorsque nous avons reconnu que nous étions tous pareils, lorsque nous nous sommes rassemblés pour la huelga. [..]
[…] toutes ces années passées, j’étais comme une souche arrachée, dans le courant de la grand’ rivière ; j’ai dérivé dans les pays étrangers ; j’ai vu la misère en face ; je me suis débattu avec l’existence jusqu’à retrouver le chemin de ma terre et c’est pour toujours. […]
Ces deux extraits mettent en évidence un ouvrier cubain doté d’une conscience hautement révolutionnaire ; et du même coup un paysan haïtien très attaché à son terroir. Le portrait de Manuel qui s’érige à partir de deux milieux sociopolitiques différents (Haiti, Cuba), fait de lui un hybride*. « Le héros, Manuel Jean-Joseph, tel le Messie, est d’ici sans être tout à fait d’ici. Il est du milieu et pourtant il vient d’ailleurs » pour reprendre les propos de Michael Dasch, professeur de littérature francophone à New York University.
La cohabitation des discours religieux et scientifique
D’entrée de jeu, dans les premières pages du roman, l’auteur remet en cause l’ordre divin :
[…] il y a si tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent le bon Dieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon Dieu l’entend et il crie : Quel est, foutre, tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles. C’est la vérité et l’homme est abandonné.
Cela sous-tend que l’homme est désormais maitre de son destin et qu’il doit se prendre en charge. Pour y parvenir, un bon débarras des éléments aliénants s’avère nécessaire. C’est ce dont Manuel a apporté après quinze années d’exil à labourer les champs de canne des propriétaires yankees à Cuba. À ce propos la vieille Délira disait : Il y avait de la lumière sur ton front le jour où tu es retourné de Cuba. Cela suppose que le voyage de Manuel a été pour lui un apprentissage de la logique de la raison instrumentale. Ce dialogue avec sa mère illustre bien notre propos :
Manuel : Mais la Providence, laisse-moi te dire, c’est le propre vouloir du nègre de ne pas accepter le malheur, de dompter chaque jour la mauvaise volonté de la terre, de soumettre le caprice de l’eau à ses besoins ; alors la terre l’appelle : cher maitre, et l’eau l’appelle : cher maitre, et n’y a d’autre providence que son travail d’habitant sérieux, d’autre miracle que le fruit de ses mains. »
Délira : tu as la langue habile et tu as voyagé dans les pays étrangers. Tu as appris des choses qui dépassent mon entendement : je ne suis qu’une pauvre négresse sotte. Mais tu ne rends pas justice au bon Dieu.
Ici se pose la formule de l’idéal de progrès qui place l’homme au centre de la nature avec le pouvoir de la dompter. À cela s’ajoute, un rejet systématique du monde magico-symbolique lorsque le héros de Fonds-rouge déclare à ses camarades que : Crier votre misère aux Loa, offrir des cérémonies pour qu’ils fassent tomber la pluie. Mais tout ça, c’est des bêtises et des macaqueries. Ça ne compte pas, c’est inutile et c’est un gaspillage. D’où un athéisme de masse dont parlent certains auteurs, prôné par Roumain à travers son personnage héroïque.
À rappeler que la pensée dite rationaliste qui fait de l’homme le maitre de son destin, se construit en opposition à l’ordre divin qui caractérisait l’époque médiévale. Maitriser la nature via les acquis scientifiques ; rejeter l’autorité cléricale ou toute référence magico-religieuse dans l’interprétation des phénomènes naturels tels sont en partie les éléments constitutifs de la raison instrumentale. N’a-t-on pas retrouvé cette même logique dans les différentes interventions de Manuel ? L’attitude de ce dernier qui invite ses pairs « à laisser parler la raison » ne traduit-elle pas la soumission de l’œuvre de Roumain à la logique de la raison instrumentale ?
À côté des prises de position favorables à la pensée dite rationaliste, Roumain nous invite à explorer d’autres contrées qui, en apparence, entrent en contradictions aux idées antérieures. C’est vrai que Manuel invite ses camarades à faire de la raison leur principal guide en devenant des sujets conscients qui font plier la nature à leur volonté, cependant Roumain fait intervenir d’autres facteurs qui de près n’ont rien à voir à la perspective rationaliste. En d’autres termes, deux mondes qui traditionnellement s’opposent sont mis en relief dans le roman. D’un côté se présente le monde des humains qui cherchent à améliorer leur condition de vie via la maitrise des éléments naturels ; d’un autre côté se dessine celui des dieux où ces derniers interviennent dans « les affaires de la terre ».
Prenons par exemple ce passage dans lequel Papa Ogoun, en s’adressant à Manuel, prophétise les évènements qui allaient marquer l’histoire de Fonds-rouge particulièrement la mort de Manuel et le grand coumbite :
Bolada Kimalada, o Kimalada
N’a fouillé canal la, ago
N’a fouillé canal la, mouin dis : ago yé
Veine l’ouvri, sang couri
Veine l’ouvri, sang coulé, ho
Balada Kimalada, o Kimalada.
À la suite de Jorel Francois, on se pose la question est-ce que le sort du héros de Fonds-rouge n’avait pas été scellé par les dieux bien avant qu’il fasse son entrée en scène pour apporter de l’eau dans sa communauté ? Manuel agissait-il en dehors de la Providence ?
Plus loin, Papa Legba était apparu en songe à Clairemise, la cousine de Manuel, pour lui dire d’« aller trouver Délira ». Ce qui traduit avant la lettre le rôle clé qu’allait jouer la mère du héros dans la suite des évènements. Tout cela nous amène à dire que les habitants de Fonds-rouge n’étaient pas les seuls à décider de leur avenir. Les esprits du panthéon vaudou s’y mêlaient.
De ce passage du rationalisme au symbolisme religieux surgit un contraste. Le roman embrasse deux perspectives qu’on a souvent tendance à mettre en position d’affrontement. Si la subjectivité dite moderne, prône toujours une rupture entre les traditions religieuses et la pensée rationaliste, par contre Roumain, de son côté, tente de les concilier. De l’avis de Jorel François, la démarche de Roumain s’appuie sur l’idée qu’aucune culture n’est purement rationnelle et une autre irrationnelle. Désormais le mythe et la science qui « sont deux manifestations d’une même intelligence, d’une même raison » se communiquent. Ils partagent le même rôle dans la saisie du réel fonds-rougeoie. Contrairement à ce que pourrait espérer un adepte de la pensée rationaliste, la mort de Manuel, le retour de l’eau n’ont pas engendré le désenchantement au sein de la communauté de Fonds-rouge. On assiste plutôt à un retour aux temps anciens. Car les habitants continuent à honorer les esprits à travers les cérémonies de vodou. Le talent du Simidor reprend ses droits de cité.
À ce propos, le philosophe P. Jorel François considère la démarche entamée par Roumain comme : « une critique de la logique de l’Occident dans la mesure où elle est un effort de dépassement du tiers exclu, n’obéissant pas à la règle qui veut que de deux choses, l’une. Elle semble au contraire être un effort d’accommodement des « contraires », de conciliation entre ce prétendu rationnel – récupéré par l’Occident – et le prétendu irrationnel – attribué au Sud ».
En substance, dans Gouverneurs de la rosée, Roumain a pris de nombreux risques : d’un moment il a osé interroger le vaudou pour lequel il a passé sa vie à défendre. Il invite même les habitants de Fond-Rouge à faire de la Raison leur guide en lieu et place des Loas. D’un autre moment, il continue d’accorder une place importante aux dieux du vaudou dans la vie des villageois. Concilier ces deux perspectives se révèle un coup de maître. Le fondateur du premier Parti communiste haïtien l’a réussi avec brio. C’est ce qui traduit peut-être en partie le succès de son roman. Toutefois on doit reconnaître que l’amour, la solidarité entre les opprimés sont autant d’autres éléments qui constituent la force de ce chef-d’œuvre de notre littérature.
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