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Comprendre l’héritage historique de la crise alimentaire en Haïti

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Si la moitié du pays est confrontée à la faim, ce n’est pas un phénomène nouveau

L’application des politiques néolibérales, associée à un manque d’investissement dans l’agriculture face à une croissance démographique effrénée, a entraîné la crise alimentaire actuelle en Haïti. Si la moitié du pays est confrontée à la faim, ce n’est pas un phénomène nouveau.

Pendant la période coloniale, les esclaves venus d’Afrique, déjà victimes d’avitaminose et de malnutrition, ne trouvaient pas une alimentation adéquate et équilibrée dans la colonie.

Leur alimentation, très mauvaise, considérée comme la «honte du système colonial» par certains historiens, s’explique par le fait que la colonie dépendait de «l’approvisionnement direct de la métropole en produits, tels que la morue, pour les colons, ainsi que pour les esclaves», relate Georges Eddy Lucien, professeur d’histoire et de géographie urbaine à l’Université d’État d’Haïti (UEH).

Les fortes intempéries et les guerres incessantes nuisaient à l’acheminement des denrées par bateau vers la colonie, entraînant des disettes graves.

Pendant la période coloniale, les esclaves venus d’Afrique […] ne trouvaient pas une alimentation adéquate et équilibrée dans la colonie.

Plus loin, «au cours du 19e siècle, les grandes crises se sont accompagnées de la faim», précise Georges Eddy Lucien.

Ainsi, il faut évoquer les bouleversements de 1843 à 1848 découlant de la chute considérable du prix du café depuis 1841, de la cherté de la vie, etc. Le 20 juillet 1837, Jean Pierre Boyer admet dans une lettre que la rareté des produits de première nécessité fait hausser les prix, et rend plus difficile la survie des gens.

Toutefois, durant les quatre dernières décennies, c’est l’application forcée en Haïti des programmes d’ajustements structurels par des institutions internationales comme le Fonds Monétaire International ou la Banque Mondiale, les sécheresses récurrentes, les blocages et l’affaiblissement du revenu des Haïtiens qui font resurgir des crises d’insécurité alimentaire dans le pays : près de sept millions de personnes ont une consommation alimentaire insuffisante.

Les plus démunis sont gravement touchés «au point qu’ils n’arrivent pas à se nourrir une à deux fois par jour», précise à AyiboPost l’agronome Harmel Cazeau, directeur de la Coordination nationale pour la Sécurité alimentaire (CNSA). Ce déficit alimentaire tend à s’accroître, laissant des millions d’Haïtiens dans l’impossibilité de s’alimenter ni en qualité ni en quantité.

Au cours du 19e siècle, les grandes crises se sont accompagnées de la faim.

Cette crise alimentaire récurrente est liée aussi à la question agraire en Haïti. Bien avant l’indépendance en 1804, la masse de personnes réduites en esclavage avait un accès limité aux terres pour la production de vivres alimentaires dans un contexte d’exploitation sauvage de leur force de travail pour enrichir les colons et la métropole.

Juste après l’indépendance, selon Dérinx Petit-Jean, professeur d’Histoire économique et sociale d’Haïti à l’UEH, « les nouvelles classes composées de Noirs et de Mulâtres, anciennement affranchis, s’opposaient à la distribution des terres. »

L’occupation américaine d’Haïti au cours de la période 1915-1934 a largement contribué à l’exagération de l’insécurité alimentaire.

Des historiens comme Suzy Castor relatent que les paysans au cours de cette période étaient « mal alimentés ». Ce qui a favorisé l’émigration d’environ 300 000 personnes vers Cuba et la République Dominicaine. «Cette situation les a conduits vers l’exploitation de leur force de travail, voire la faim », souligne Dérinx Petit-Jean.

Lire aussi : Le café dominicain commence à faire son nom. Une bonne partie de la production vient d’Haïti.

L’application des politiques dites néolibérales sous le gouvernement de Jean Claude Duvalier pèse lourd sur l’aggravation de la crise de l’insécurité alimentaire. Les accords passés avec les institutions de finance internationale concernent, entre autres, l’élimination des barrières à l’importation, la privatisation des entreprises publiques, l’ouverture des frontières et la libéralisation des prix. Il s’agit d’un ensemble de réformes visant l’ouverture de l’économie nationale et la pénétration du capital étranger.

L’occupation américaine d’Haïti au cours de la période 1915-1934 a largement contribué à l’exagération de l’insécurité alimentaire.

Durant le règne de Jean Claude Duvalier, la famine a sévèrement frappé près d’un demi-million de personnes, soit plus d’une personne sur dix à l’époque. Pourtant, « personne ne pouvait parler de cela sous la dictature », relate le professeur Georges Eddy Lucien.

Cette famine va amplifier le phénomène boat people dans le pays.

Mais la faim n’a pas cessé sous les gouvernements installés après la dictature. Pendant ces vingt dernières années, les crises de faim reviennent constamment dans le pays.

Le Plan national de Sécurité alimentaire et nutritionnelle (PNSAN) actualisé en 2010 par l’État haïtien a fait mention de l’état de l’évolution de la crise alimentaire en Haïti avant la période de 2010. Ce plan sectoriel précise que l’Indice global de la Sécurité alimentaire (IGSM) calculé durant 1991-1993 était de 26,5 % contre 67,5 % pour la période 1988-1990.

Généralement, le passage de cyclones où les vents violents détruisent les plantations et engendre de grands épisodes de faim dans le pays.

Pendant ces vingt dernières années, les crises de faim reviennent constamment dans le pays.

2008 constitue l’une des époques majeures de cette crise alimentaire en Haïti. Au cours de cette année, quatre cyclones et tempêtes tropicales (Fay, Gustav, Hanna, Ike) ont occasionné d’énormes pertes en vies humaines, en laissant environ 3,3 millions de personnes en état d’insécurité alimentaire, relate l’organisme Famine Early Warning System Network.

En 2015, par suite du phénomène El Niño impactant le pays de plein fouet (80 %) ainsi que la baisse drastique des précipitations, l’insécurité alimentaire a affecté près de 3,9 millions de personnes. De surcroît, les périodes sèches couplées aux conséquences dévastatrices de l’ouragan Matthew en 2016 ont eu des incidences graves sur l’alimentation.

Lire aussi : El Niño attaque les paysans en Haïti

L’Évaluation de la Sécurité alimentaire dans les Situations d’Urgence (ESASU) publiée en mai 2017 révèle que trois millions de personnes étaient considérées en situation d’insécurité alimentaire.

«Pendant qu’on sortait de l’effet du cyclone Matthew, nous avons heurté les crises d’instabilité politique, de carburant et de grandes mobilisations à travers le pays à partir de 2016», souligne Cazeau.

L’insécurité et l’inaccessibilité de certaines zones, combinées aux conséquences économiques de la guerre en Ukraine et à la pandémie de Covid-19, ont exacerbé la crise alimentaire dans un État instable et dépendant du marché mondial pour son approvisionnement en produits essentiels.

Mars 2023, la CNSA alerte à nouveau dans un communiqué que 4,9 millions de personnes sont dans l’insécurité alimentaire aiguë, et leur cas nécessite urgemment une intervention humanitaire, de mars à juin 2023.

En vue de trouver une solution à l’insécurité alimentaire, «nous devons prioriser et renforcer la production agricole », indique à AyiboPost le directeur de la CNSA, l’agronome Cazeau.

Pour ce faire, « Haïti doit reprendre sa souveraineté politique à travers une lutte pour la libération nationale » relate Georges Eddy Lucien, historien.

Lire aussi : Aux origines de la crise alimentaire en Haïti

Selon des experts, l’État doit fixer des politiques publiques intersectorielles claires, faire la mise en place des programmes d’adaptation par rapport au dérèglement du climat, établir une atmosphère sécuritaire stable.

Les agriculteurs doivent aussi avoir à leurs dispositions différentes variétés de cultures adaptées, trouver des infrastructures adéquates et des conditions de marchés favorables à leurs évolutions.

Par Jérôme Wendy Norestyl

Ce texte rentre dans le cadre de l’exploration d’AyiboPost sur l’insécurité alimentaire. Cliquez ICI pour lire les reportages, les tribunes d’experts et regarder les documentaires.

© Image de couverture : freepik


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Journaliste-rédacteur à AyiboPost, Jérôme Wendy Norestyl fait des études en linguistique. Il est fasciné par l’univers multimédia, la photographie et le journalisme.

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