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Aux origines de la crise alimentaire en Haïti

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Une chercheuse demande à l’État haïtien d’attaquer le Fonds monétaire international et la Banque mondiale en justice pour avoir détruit la production locale haïtienne

La crise alimentaire actuelle en Haïti, accentuée par un ensemble de facteurs, dont la sécheresse et l’activité des gangs armés, trouve en partie son origine dans un ensemble de politiques publiques imposées à Haïti par des institutions internationales comme la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international à partir du début des années 1980, selon des spécialistes. Aujourd’hui encore, les conséquences de ces politiques se font lourdement ressentir dans un contexte de stagnation de la production nationale et de démographie galopante.

En novembre 1983, environ trois ans avant la fin de la dictature des Duvalier, un ensemble d’accords est signé entre le FMI, la Banque mondiale et le gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Ces accords, portés entre autres sur l’élimination des barrières à l’importation, la privatisation des entreprises publiques, l’ouverture des frontières, la libéralisation des prix et un ensemble de réformes institutionnelles visent l’ouverture de l’économie nationale au marché international.

Aujourd’hui encore, les conséquences de ces politiques se font lourdement ressentir dans un contexte de stagnation de la production nationale et de démographie galopante.

L’application de ces accords formalisés par la Banque mondiale sous le nom de Politiques d’ajustement structurel a marqué le début d’une nouvelle ère dans l’économie haïtienne. Tous les gouvernements qui se sont succédé ont adhéré à cet agenda appelé néo-libéral par les experts.

La baisse des tarifs douaniers sur les produits importés a eu des conséquences désastreuses sur l’économie du pays, notamment les recettes de l’État et la production agricole. En 1995, les tarifs douaniers sont passés de 40 à 5 % sur le poulet, de 50 à 0 % sur le blé, de 50 à 3 % sur le maïs et de 50 à 3 % sur le sucre et le riz. Ainsi, l’importation du riz passe rapidement de 15 000 tonnes dans les années 1980 à plus de 350 000 en 2004.

«La crise alimentaire à laquelle nous sommes confrontés dans le pays est le résultat direct de cet ensemble de politiques imposées au pays depuis novembre 1983 », déclare l’économiste Camille Chalmers.

Tous les gouvernements qui se sont succédé ont adhéré à cet agenda appelé néo-libéral par les experts.

Aujourd’hui, avec l’une des économies les plus ouvertes, Haïti est l’un des pays ayant le taux d’insécurité alimentaire le plus élevé au monde.

En favorisant l’invasion du marché par les produits alimentaires étrangers souvent hautement subventionnés dans leurs pays d’origine, ces mesures ont eu deux conséquences majeures : d’abord elles ont signé l’arrêt de mort des producteurs locaux, notamment ceux qui cultivent le riz dans l’Artibonite. Ensuite, elles ont occasionné des difficultés pour l’État de trouver des moyens afin de continuer à percevoir des taxes pour faire des investissements.

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La production agricole stagne alors que la population du pays est passée de 4,6 millions dans les années 1960 à plus de dix millions aujourd’hui. Au fil des ans, les producteurs en difficulté laissent leurs terres pour s’adonner à d’autres activités ou pour venir s’installer désespérément dans les villes en quête d’un mieux-être.

À cause du fait que l’État est contraint de réduire ses dépenses publiques dans des secteurs clés de l’économie, notamment celui de l’agriculture, les paysans se retrouvent abandonnés à leur sort.

Aujourd’hui, avec l’une des économies les plus ouvertes, Haïti est l’un des pays ayant le taux d’insécurité alimentaire le plus élevé au monde.

La production nationale, notamment la production rizicole, se retrouve diminuée. Ainsi, entre 1981 et 2002, elle est passée de 124 000 à seulement 72 000 tonnes. Cette baisse est due au fait que les agriculteurs, laissés pour compte, ne sont pas en mesure de faire face à cette concurrence de plus en plus agressive et déloyale du riz étranger, sorti principalement des États-Unis.

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Haïti est passé d’un pays autosuffisant en riz jusque dans les années 1970 pour arriver à un pays dont la consommation de riz dépend à 90 % de l’importation. De 100 000 tonnes de riz consommées dans les années 1970, nous sommes passés à une dépendance face au riz étranger évaluée à plus de 500 000 tonnes, selon un rapport du département d’État américain de l’agriculture (USDA) en octobre 2018. Ce qui ne cesse de rendre notre balance commerciale encore plus déficitaire.

«L’application de ces politiques en Haïti a fragilisé la production agricole», estime à AyiboPost Jean-Martin Bauer, directeur du Programme alimentaire mondial (PAM) pour Haïti. Lorsque des produits subventionnés venant de l’étranger bénéficient des droits de douane faibles, il devient difficile pour les agriculteurs locaux d’être compétitifs. Découragés, ils sont obligés de se retourner vers de petites productions de subsistance. «Le marché est hostile aux petits producteurs», soutient-il.

Haïti est passé d’un pays autosuffisant en riz jusque dans les années 1970 pour arriver à un pays dont la consommation de riz dépend à 90 % de l’importation.

Poussé par le FMI et la Banque mondiale en 1996, l’État haïtien entame son fameux processus de privatisation des entreprises publiques. Entre accusations de mauvais gestionnaire de ces entreprises et la nécessité de débloquer l’aide internationale bloquée en 1995, le gouvernement de l’époque se trouvait dans l’obligation de liquider les entreprises publiques au secteur privé. Ainsi, la Téléco, la Hasco, L’Aciérie d’Haïti, le Ciment d’Haïti (CINA), la Minoterie d’Haïti, font partie des entreprises liquidées pour répondre aux injonctions des institutions internationales.

Depuis lors, l’État signe définitivement son retrait dans le contrôle du marché en l’abandonnant au secteur privé.

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«La vente de ces entreprises par l’État haïtien est une véritable catastrophe», estime Chalmers.

Les avis ne s’accordent pas quant à la recette à adopter pour redresser la situation. Si Chalmers croit que l’ouverture presque sans contrôle du marché est fondamentale pour expliquer la crise alimentaire qui sévit dans le pays, l’économiste Pierre Marie Boisson est d’un avis contraire. Pour ce dernier, c’est l’érection de fortes barrières douanières qui serait fatale pour une petite économie comme celle d’Haïti.

«On ne peut pas barrer la route au commerce extérieur, car on ne pourra pas avoir de recettes à cet instant», explique-t-il à AyiboPost. L’économie nationale étant dépendante des recettes fiscales provenant de l’importation, vue notre faible production, on ne pourra donc pas se payer le luxe de barrer la route aux importations.

«On doit protéger, mais tout en sachant que la protection n’est pas une panacée», nuance Pierre Marie Boisson, fondateur et président du conseil d’administration de la Société Générale de Solidarité (SOGESOL).

Les politiques imposées à Haïti ont changé la composition des repas de l’Haïtien.

Avant les années 1980, le riz n’était pas encore si présent dans les habitudes de consommation des Haïtiens.

«L’explosion de la consommation de riz dans le pays est le résultat de cette baisse excessive des taxes jusqu’à seulement 3 % sur le riz », soutient à AyiboPost le nutritionniste Ernst Saint Fleur qui rappelle qu’avant les années 1980, le riz n’était pas encore si présent dans les habitudes de consommation des Haïtiens.

Ce n’est qu’à partir des années 1980, avec cette ouverture du marché qu’il a commencé à envahir notre assiette. «Une consommation excessive qui n’est pas sans conséquence sur notre santé », juge le nutritionniste.

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En effet, le riz blanc importé, étant faible en valeur nutritive, excessivement consommé par les Haïtiens n’apporte pas grand-chose à l’organisme. Bien qu’il n’y ait pas encore eu d’études sur la question, il serait possible que ce riz accélère les prédispositions au diabète et à l’hypercholestérolémie.

À cause de leur faible revenu, il est plus facile pour les Haïtiens de consommer les produits venant de l’étranger, notamment le riz, faible en qualité nutritionnelle que le riz local, de meilleure qualité mais plus cher. Ainsi, les conséquences pour la santé sont énormes. Notamment pour les enfants en bas-âge qui peuvent accuser des retards dans leur développement physique et mental. Affectant, plus tard, leur rendement scolaire.

Il serait possible que ce riz accélère les prédispositions au diabète et à l’hypercholestérolémie.

Bill Clinton, ancien président des États-Unis de 1993 à 2001 et envoyé spécial de l’ONU après le tremblement de terre en Haïti, a reconnu en 2010 avoir eu tort de «signer un pacte avec le diable» en forçant Haïti à baisser ses droits de douanes au profit de l’importation du riz américain.

«Je dois vivre tous les jours avec les conséquences de la perte de capacité de production des rizicultures en Haïti pour nourrir ces gens, à cause de ce que j’ai fait», a-t-il admis lors de son audition devant la commission sénatoriale des relations étrangères en 2010.

La France et les États-Unis, ainsi que les institutions de Bretton Woods comme le FMI ont toujours dicté leurs propres lois à l’encontre des besoins du peuple haïtien, selon l’économiste Camille Chalmers.

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L’État haïtien, à travers ses choix de gouvernance, détient une grande part de responsabilité dans la crise alimentaire qui frappe le pays de plein fouet.

«Cependant, on ne peut en aucun cas nier la responsabilité de la communauté internationale dans ce qui se passe», dit Sandra Wisner, avocate canadienne s’intéressant à la cause d’Haïti.

L’État haïtien, à travers ses choix de gouvernance, détient une grande part de responsabilité dans la crise alimentaire qui frappe le pays de plein fouet.

À travers les fameuses politiques d’ajustements structurels imposées à Haïti dans les années 1980, analyse Wisner la chercheuse des universités de Windsor et de Toronto, ils ont instauré un cycle infernal de violence des droits fondamentaux du peuple haïtien, notamment ceux liés « à la santé, à l’éducation et à l’alimentation ».

Ces mesures profondément injustes contribuent à retenir les Haïtiens dans la misère la plus abjecte en même temps qu’elles hypothèquent leur avenir. Il est donc nécessaire aujourd’hui de poursuivre en justice les États et les institutions qui les ont instaurées en Haïti en vue de leur forcer à reconnaître leurs responsabilités légales extraterritoriales en matière de droits humains, notamment le droit à l’alimentation, conclut à AyiboPost Sandra Wisner.

Par Widlore Mérancourt & Wethzer Piercin

Alexandro Nicolas a participé à ce reportage.

Photo de couverture : Des victimes du séisme du 14 août dans le grand Sud en Haïti font la queue pour recevoir de la nourriture fournie par le Programme Alimentaire Mondial dans une école de Port Salut, le 24 août 2021.  © Ricardo Arduengo/Reuters


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Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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