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Saint-Michel veut livrer son clairin, les gangs se mettent en croix sur les routes

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« Nous avons des demandes qui viennent d’un peu partout, mais nous ne pouvons pas les alimenter », se plaint à AyiboPost un propriétaire de guildive à Saint-Michel-de-L’Attalaye

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En moins d’un an, l’entrepreneur saint-michellois, Renaud Louissaint, a vécu deux expériences très éprouvantes.

En janvier 2023, alors qu’il faisait livrer une commande de six fûts (drum) de clairin à des clients de Port-au-Prince, des bandits lourdement armés interceptent le camion et récupèrent de force toute la marchandise qui s’y trouvait, aux environs de Bon Repos, à l’entrée nord de la capitale.

L’entrepreneur en avait pour près de 330 000 gourdes, une perte énorme pour son économie.

« Plus jamais Port-au-Prince », s’est-il dit après ce qui s’est passé.

Deux prêts à la banque lui ont permis de sortir la tête de l’eau.

Ainsi, comptant sur sa petite équipe de six employés, Renaud Louissaint recommence à produire quelques mois après en faisant livrer ses produits à Saint Marc et aux Gonaïves.

Mais, en décembre 2023, son entreprise reçoit un deuxième coup de massue.

Cette fois, le gang dénommé «Kokorat san ras » saisit la camionnette qui transportait une commande de plus de 430 000 gourdes à destination de Saint-Marc, dans le bas Artibonite.

« Ils nous ont forcés à décharger la camionnette et nous ont renvoyé chez-nous, les mains vides », raconte l’entrepreneur à AyiboPost.

En moins d’un an, l’entrepreneur saint-michellois, Renaud Louissaint, a vécu deux expériences très éprouvantes.

C’est la première fois que Renaud Louissaint enregistre de telles pertes depuis qu’il a commencé ce business en 2013.

Située dans le département de l’Artibonite, la commune de Saint-Michel-de-L’Attalaye est connue pour son clairin très apprécié.

Un fourneau réchauffe le jus de canne à sucre dans une guildive au bord de la Route Nationale numéro 3. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Ce produit, ainsi que d’autres dérivés de la canne à sucre, constitue la principale production de cette commune.

Depuis au moins 2019, les producteurs de clairin se retrouvent confrontés à une montée croissante des attaques perpétrées par des bandits armés dans l’Artibonite. Cette conjoncture a entrainé d’importantes pertes pour certains acteurs, voire la fermeture pure et simple de leurs distilleries.

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« Nous avons des demandes qui viennent d’un peu partout, mais nous ne pouvons pas les alimenter », explique Fesly Dorcely, un propriétaire de guildive.

Depuis 2019, Dorcely écoule ses produits essentiellement dans le bas Artibonite, il a pu compter sur ses cinq clients réguliers qui achetaient son clairin en gros.

Grâce à cela, l’ancien étudiant en droit vendait au moins 25 drums et son entreprise pouvait gagner jusqu’à 250 000 gourdes par mois.

Les agissements du gang de Savien baptisé « Gran grif » à partir de 2020 dans la commune de Petite-Rivière de l’Artibonite lui ont fait perdre ses clients, l’un après l’autre.

« Je viens de passer deux mois sans même pouvoir livrer une seule commande. C’est très difficile de tenir comme ça », explique à AyiboPost le jeune entrepreneur.

Un jeune homme nommé Marcus Pierre visite une guildive au bord de la Route Nationale numéro 3 et en profite pour déguster le jus de canne à sucre.

En plus du Bas-Artibonite, Dorcely alimentait quelques clients dans la capitale haïtienne. L’installation des points de péage par les bandits sur les routes, notamment à Canaan, ont fait passer le prix de transport d’un fût (drum) de 750 à 5000 gourdes, de Saint-Michel à Port-au-Prince. Soit une augmentation de plus de 560 %.

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« C’est une situation insoutenable pour quelqu’un qui a contracté des prêts à la banque, qui doit payer des intérêts tous les mois dans un contexte où le produit ne se vend plus comme avant », déplore Dorcely.

Bien que le prix du clairin varie en fonction des périodes de l’année, les coûts liés aux péages sur les routes font grimper le prix du fût. « Il y a quelques années, il se vendait à 35 000, maintenant c’est à plus de 50 000 gourdes », fait savoir Dorcely à AyiboPost.

Depuis 2020, les affrontements entre gangs armés plongent une bonne partie du département de l’Artibonite dans le chaos. Entre confiscation de leurs terres et récoltes, pillages et kidnapping, les producteurs sont dans l’impasse.

Nous avons des demandes qui viennent d’un peu partout, mais nous ne pouvons pas les alimenter.

De janvier 2022 à novembre 2023, plus de 1000 personnes ont été enlevées et 350 autres tuées dans le bas Artibonite, d’après un rapport du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH).

Les producteurs et commerçants vivent au quotidien les assauts du gang «Kokorat san ras » qui opère sur les communes de Gros-morne et L’Estère. Mais aussi du gang « Gran grif » qui contrôle Petite-Rivière de l’Artibonite, Liancourt, etc.. Ce qui leur bloque les issus pour livrer des commandes dans le Grand Nord, dans l’Ouest et même à l’intérieur du département de l’Artibonite, là où se trouvent leurs principaux clients.

Vue d’une macine de distillation dans une guildive au bord de la Route Nationale numéro 3.

Beaucoup de producteurs ont des productions qui attendent de trouver des acheteurs.

Pour Emmanuel Alexis, coordonnateur de l’association des propriétaires de guildives de Saint-Michel, certains n’ont d’autres alternatives que de se tourner vers le marché local.

Ce qui, pour le responsable d’association, n’est pas réaliste. Car le marché local est déjà saturé.

Cela engendre des déficits pour les producteurs au point que certains producteurs « préfèrent fermer leurs guildives ».

Pour l’économiste Moïse Elius, originaire de Saint-Michel, la vente de clairin représente une part très importante dans l’économie de la commune. Grâce à ce commerce, beaucoup de familles arrivent à répondre à leurs besoins.

« Quand cela ne marche pas bien, on a des conséquences en cascade », explique l’économiste.

En dépit de l’observation d’une augmentation considérable de la surface cultivée en canne depuis quelques années, les difficultés pour vendre le produit final à cause de l’insécurité affectent le train de vie des producteurs et marchands saint-michellois.

Un champ de canne à sucreau bord de la Route Nationale numéro 3.

« Certains perdent leurs emplois, ce qui aggrave d’autres problèmes sociaux déjà existants », conclut-il à AyiboPost.

Moïse Elius connaît au moins un ami qui a été kidnappé en début d’année au moment où il était en route pour livrer une commande aux Gonaïves. Il a été libéré contre rançon deux semaines plus tard.

Selon une étude publiée en 2022, plus de 50 % de la population saint-michelloise était en insécurité alimentaire en 2020.

Car, depuis des années, les aléas climatiques affectent la production vivrière, nécessaire à l’alimentation. De plus, les habitants font face à des problèmes d’infrastructures routières pour s’alimenter dans d’autres zones.

L’accroissement de l’insécurite vient exacerber cette situation.

Renaud Louissaint essaie de s’adapter.  De ses six employés, il n’a pu en garder que deux.

Face au préjudice infligé à son économie, il se voit contraint de réduire son train de vie au strict nécessaire : payer les frais de scolarité de ses enfants et répondre aux besoins les plus essentiels.

« Je continue de produire, malgré les risques, car c’est l’unique moyen de rembourser mes prêts à la banque », conclut l’entrepreneur à AyiboPost.

Par Wethzer Piercin

Image de couverture : Deux travailleurs dans une guildive en Haïti. | © Slow Food


Visionnez ce reportage réalisé par AyiboPost en 2022 sur le fameux «clairin Saint-Michel» :


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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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