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Artibonite : une zone agricole devenue vallée du crime

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Pour comprendre cette emprise du crime dans la zone agricole, il faut au moins remonter à octobre 2022

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Loin des caméras et de l’attention reçue par l’insécurité à Port-au-Prince, les gangs volent le bétail, attaquent et pillent les paysans dans l’Artibonite.

Les abus sexuels deviennent monnaie courante dans des communes comme Liancourt, Petite-Rivière et Verrettes.

D’avril 2023 à mars 2024, la Plateforme des femmes organisées pour le développement de l’Artibonite (PLAFODA) dénombre plus de 1370 cas de viols dans le département.

En plus, les bandits attaquent les paysans. En avril l’année dernière, le Programme Alimentaire Mondiale (PAM) avait recensé 5 000 hectares de terres agricoles abandonnées dans ce département.

Les abus sexuels deviennent monnaie courante dans des communes comme Liancourt, Petite-Rivière et Verrettes.

La commune de Liancourt comprend 54 localités, seulement 34 sont aujourd’hui habitables, d’après un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Les morts s’empilent.

Entre janvier 2022 et novembre 2023, plus de 1 690 personnes ont été tuées, blessées ou enlevées dans le bas-Artibonite, selon un rapport des Nations-Unies.

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Située dans le nord-ouest, la vallée de l’Artibonite avec ses 28 000 hectares reste la plus importante du pays pour la culture du riz.

Pour comprendre cette emprise du crime dans la zone agricole, il faut au moins remonter à octobre 2022.

Ce mois-ci, le chef de gang de «Lika», Widzer Estimable, trouve la mort lors d’affrontements violents avec la police.

En début d’année, les violences avaient fait fuir des milliers de citoyens.

À la mort du caïd, également connu sous le nom de «Lodè», ses partisans ont promis de revenir le venger, selon les témoignages de plusieurs habitants locaux.

La menace était prise au sérieux.

Des dizaines de citoyens mettent alors sur pied une brigade d’autodéfense et érigé des barricades dans plusieurs quartiers de Petite-Rivière, poumon agricol du département.

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Fraichement revenu de Port-au-Prince pour travailler dans sa ville natale à Petite-Rivière, Wendel Pierre, contribue à ces efforts.

Derrière les barrières improvisées dans les rues, les carcasses de voitures et les pneus usagés, le jeune électromécanicien, ainsi que d’autres jeunes se sont promis de tout faire pour empêcher les gangs de revenir.

Petite-Rivière de l'Artibonite

En octobre 2022, des membres de la population ont érigé une porte-barricade à l’entrée du centre-ville de Petite-Rivière de l’Artibonite, sur le « Pon Bouk », ainsi nommé dans la ville.

Armés de machettes, de bâtons, et de bidons remplis d’essence, des jeunes qui hier encore habitaient chez leurs parents et allaient à l’école se sont convertis en gardes de quartiers.

D’octobre 2022 jusqu’au début de janvier 2023, ils ont guetté l’arrivée des bandits, de jour comme de nuit.

Mais au début de l’année dernière, un groupe de citoyens, préoccupés par la situation, annonce avoir trouvé une entente avec les gangs pour qu’ils renoncent à leur vengeance.

Petite-Rivière de l'Artibonite

Comme dans plusieurs quartiers de la commune de Petite-Rivière de l’Artibonite, cette ruelle au bas de la ville  était barricadée, en octobre 2022, par des membres de la population, pour empêcher la libre circulation des bandits.

Les barricades sont alors levées avec la promesse que les activités peuvent reprendre leur cours normal.

C’était une mauvaise décision, analysent à AyiboPost plusieurs habitants de la zone.

«Les gens ont commencé à baisser leurs gardes et c’est à ce moment que les bandits ont réussi à s’introduire dans le centre-ville de Petite-Rivière», déclare Wendel Pierre.

Petite-Rivière de l'Artibonite

Une des maisons brulées par les bandits en octobre 2022 à Petite-Rivière de l’Artibonite. Les habitants ont dû fuir le bas de la ville.

Les assauts des gangs se sont amplifiés : plus de 9 000 personnes ont dû s’enfuir de leurs maisons à la recherche d’un endroit plus sûr, selon les données de la mairie.

Petite-Rivière de l'Artibonite

Octobre 2022, des maisons sont incendiées et détruites par les bandits ; les habitants ont alors déserté le bas de la ville de Petite-Rivière de l’Artibonite.

Le 27 janvier 2023, les policiers abandonnent le commissariat de Petite-Rivière.

Menacé de mort par un chef de gang, Wendel Pierre abandonne tout et revient se réfugier à Port-au-Prince en janvier 2023.

Selon ses dires, certains de ses camarades brigadiers ont dû quitter le pays pour échapper à la mort.

«Quelque chose s’est brisé en moi et il me faut du temps pour guérir», confie Pierre à AyiboPost en évoquant les soucis psychologiques auxquels il a fait face pendant ces trois mois.

Plus de 9 000 personnes ont dû s’enfuir de leurs maisons à la recherche d’un endroit plus sûr, selon les données de la mairie.

Aujourd’hui, les bandits ont le champ libre à Petite-Rivière.

Le phénomène n’est d’ailleurs pas à son début.

Depuis 2018, la montée en puissance des gangs dans le bas-Artibonite étouffe la vie locale, impactant toutes les sphères d’activités de la région.

Les habitants de Liancourt, de Petite-Rivière et de Verrettes subissent les supplices des hommes armés de façon constante.

Depuis tantôt six ans, cet endroit à fort potentiel agricole connaît une hausse significative de la criminalité, et voit décliner ses aptitudes agricoles.

«Nous vivons une situation intenable», déplore le maire intérimaire de Petite-Rivière, Lereste Dort.

Les locaux de la mairie ne fonctionnent plus. Les établissements scolaires de la ville avancent au ralenti. Le tribunal de paix n’arrive plus à assurer les procédures juridiques.

Depuis 2018, la montée en puissance des gangs dans le bas-Artibonite étouffe la vie locale, impactant toutes les sphères d’activités de la région.

Le marché public Dupuy de Petite-Rivière est tombé sous le contrôle des bandes armées. «Nous n’avons aucune possibilité de prélever des taxes depuis quelque temps», déclare Lereste Dort.

L’hôpital Charles Colimon — supporté par l’ONG Zanmi Lasante — fait partie des rares institutions encore en fonctionnement dans la commune.

Les responsables de l’institution sont contraints de soigner les membres de gangs, selon des témoignages reçus sur place par AyiboPost.

La continuation des opérations de l’hôpital demeure la priorité, analyse à AyiboPost le médecin généraliste et directeur par intérim de l’établissement, Bob Eden Gaston.

«On ne peut interdire à personne de venir se faire soigner à l’hôpital», tranche le médecin à AyiboPost.

Il n’est pas clair pour encore combien de temps cette institution continuera de desservir la population dans un contexte de pénurie de carburants et de médicaments.

Les responsables de l’institution sont contraints de soigner les membres de gangs.

Lors d’une tentative d’invasion des gangs de Savien en juillet 2023, une partie du personnel extra communautaire a été déplacée temporairement, par mesure de précautions. Ce qui laisse le bloc opératoire pour les accouchements par césarienne sans gynécologue.

Le responsable, Gaston, dit observer une augmentation des cas de diabètes et d’hypertension artérielle au niveau de l’hôpital ces derniers mois. «Cela pourrait être lié à la situation actuelle», dit-il.

Les citoyens sont aux abois. «Nous vivons la peur au ventre, les gangs s’installent partout», déclare à AyiboPost une marchande de sucreries de Petite Rivière. «Nous sommes obligés de faire profil bas pour éviter de nous faire dépouiller ou enlever», confie-t-elle.

Selon la dame, deux membres de sa famille ont été enlevés puis libérés contre rançon, en novembre 2023. Roué de coups, un d’entre eux ne s’est pas encore remis complètement de l’agression.

Nous vivons la peur au ventre, les gangs s’installent partout. Nous sommes obligés de faire profil bas pour éviter de nous faire dépouiller ou enlever.

Les paysans de l’Artibonite paient un lourd tribut des actions des bandits, selon des témoignages récoltés sur place.

Dans les localités de Laverdure et de Grasèt, les gangs n’hésitent pas à piller, voler le bétail des habitants et violer en toute impunité.

En décembre de l’année dernière, les bandits se sont introduits chez la famille de Ylèné à Laverdure. Les malfrats ont emporté le bétail et des volailles.

«Depuis, ils reviennent tout le temps et de façon inattendue voler nos affaires», explique Ylèné.

Dans la vallée de l’Artibonite, l’irrigation est désormais sous le contrôle des bandits.

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Beaucoup de paysans abandonnent des terres cultivables, car ils ne peuvent pas payer les bandits pour pouvoir récolter leurs produits.

À cause d’une taxation imposée par les gangs sur l’eau, il était presque impossible pour les planteurs d’arroser les plantes, au début de la période de plantation des haricots entre la fin de l’année dernière jusqu’en janvier 2024.

«On peut payer jusqu’à 1 500 gourdes, chaque fois qu’on veut arroser», rapporte l’agriculteur Ylèné.

D’un autre côté, ce sont les canaux d’irrigation qui sont détournés.

Au niveau de la localité de Boudèt, à Savien, par exemple, les gangs ont détourné la trajectoire du canal Bidone qui arrose généralement plus de cinq localités.

On peut payer jusqu’à 1 500 gourdes, chaque fois qu’on veut arroser.

«Cette réalité aggrave le problème d’irrigation de la vallée et rend catastrophique la situation des planteurs », déplore le technicien André Saint-Louis, technicien agricole et dirigeant de l’association Réseau des Organisations pour l’Intégration des Planteurs du Bas-Artibonite (ROIPBA).

Tout ceci s’ajoute au fait que les principaux marchés comme celui de Pont Sondé, ne sont plus accessibles aux cultivateurs depuis au moins trois ans et les prix des intrants agricoles continuent de grimper.

«Pour l’instant, un sac d’engrais Urée coûte 8 000 gourdes et celui qui est complet se vend à 8 500 gourdes environ», déclare le technicien Saint-Louis.

Cinq ans de cela, ces produits se vendaient à environ 1 000 gourdes. Raison pour laquelle la plupart des agriculteurs abandonnent les terrains cultivables, par suite des pertes incessantes enregistrées.

L’organisme de Développement de la Vallée de l’Artibonite (ODVA) historiquement impliquée dans l’agriculture est à bout de souffle.

Faisant face à une déperdition de cadre, des cas de corruption et d’autres problèmes internes, ODVA «n’a pas les moyens» pour continuer la lutte, déclare l’agronome Jacques Donatien, affecté à la direction de conservation de sol au sein de l’institution.

Pour l’instant, un sac d’engrais Urée coûte 8 000 gourdes et celui qui est complet se vend à 8 500 gourdes environ.

Les gangs contrôlent de plus en plus les zones reculées dans l’Artibonite.

Un rapport de l’OIM publié en juin 2023 révèle que plus de 22 000 personnes ont fui les zones rurales pour trouver refuge dans les centres urbains, entre janvier 2022 et octobre 2023.

Rodney Paul vit à Verrettes.

Poursuivi par les gangs, l’enseignant et natif de Liancourt a quitté la zone depuis trois mois, pour se réfugier sous le toit des membres de sa famille, déplacés avant lui.

«Personnellement, je vis cela très mal», explique Paul à AyiboPost. «Je survis dans l’indignation et avec l’assistance d’autres personnes», se désole-t-il.

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Des 54 localités de Liancourt, seules trois sont encore habitées aujourd’hui.

«Les gens qui restent sont en majeure partie ceux qui n’ont nulle part où aller», révèle une source sur place, requérant l’anonymat par crainte de représailles.

À Liancourt et dans d’autres zones avoisinantes, les services publics sont au point zéro.

«Pas d’électricité, pas d’eau potable. Le commissariat, la mairie, le centre de santé principal, les stations de radio ont tous fermé leurs portes. Seul le bureau d’État civil fonctionne encore dans la commune », conclut la source à AyiboPost.

Les gens qui restent sont en majeure partie ceux qui n’ont nulle part où aller.

En janvier 2023, les bandits de Savien lancent une attaque sanglante contre le commissariat de cette commune limitrophe à Petite-Rivière de l’Artibonite, causant la mort de six policiers.

Par suite des attaques répétées du gang, une brigade de protection armée au niveau de Liancourt, dénommé Coalition, s’est constituée.

Avec le soutien des membres de la population et de la diaspora, ils s’arment, sillonnent les routes et collectent de l’argent dans différents endroits pour assurer leur fonctionnement.

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La justice formelle n’existant presque plus, les brigadiers appréhendent et tuent eux-mêmes les gens soupçonnés d’appartenir au gang de Savien.

Les dérapages surviennent régulièrement, selon plusieurs témoignages recueillis par AyiboPost.

Les gens qui viennent de Petite-Rivière de l’Artibonite sont parfois accusés d’être des éclaireurs, des bandits ou des membres de gangs en fuite.

«Dès que votre carte d’identité mentionne Petite-Rivière, c’est déjà une première condition pour votre exécution», relate à AyiboPost le journaliste de la Radio communautaire de Desarmes (RCD), Exumé Rotchild.

En 2023, un chauffeur de taxi de Desarmes a été tué, car les gens l’ont identifié comme éclaireur des gangs.

Au cours de la même année, un chauffeur de tap-tap assurant le trajet Petite-Rivière — Verrettes a été également lynché puis brûlé pour des soupçons non élucidés.

Dès que votre carte d’identité mentionne Petite-Rivière, c’est déjà une première condition pour votre exécution.

D’un point de vue humanitaire, «c’est du jamais vu», déplore Bressiac Lubien, coordonnateur de la Fédération nationale des organisations pour la défense des droits humains basée aux Gonaïves. «Des milliers de gens sont dépossédés et vivent maintenant de la mendicité», relate-t-il.

D’après le responsable, «de plus en plus d’élèves, sans aucun soutien de leur famille, n’arrivent plus à se rendre à l’école, ce qui augmente le nombre d’enfants de rue».

Les femmes, déjà vulnérables, grossissent le rang des victimes de violences.

Lisette Vertyl, coordonnatrice départementale de la plateforme des femmes organisées pour le développement de l’Artibonite, s’étonne des statistiques récoltées par l’organisation sur les cas de violences sexuelles.

«C’est la première fois que nous faisons face à une telle explosion de cas de viols», déclare Vertyl à AyiboPost.

Beaucoup de femmes n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins.

«Nombreuses sont celles qui sont obligées de se prostituer pour survivre», confie Vertyl à AyiboPost.

Par Jérôme Wendy Norestyl & Wethzer Piercin

Image de couverture : des agriculteurs dans l’Artibonite dans un champ de riz. | © SOCODEVI


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Journaliste-rédacteur à AyiboPost, Jérôme Wendy Norestyl fait des études en linguistique. Il est fasciné par l’univers multimédia, la photographie et le journalisme.

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