InsécuritéSOCIÉTÉ

Des citoyens ordinaires, grands acheteurs d’armes en Haïti

0

Sous la pression de l’insécurité, ils encouragent, malgré eux, la contrebande illégale d’armes et de munitions dans le pays

Read this piece in english

La maison de Carl est «une petite forteresse», selon ses propres mots. L’homme de Torcel n’a pas que des armes. Il possède aussi beaucoup de munitions et des caméras de surveillance.

Mais Carl ne fait pas partie du gang de Vitelhomme Innocent qui règne en maitre sur la zone.

Non.

Carl est un médecin en exercice et il collectionne des armes pour assurer la sécurité de sa famille.

«Chacun devrait se protéger soi-même lorsque l’État n’est pas en mesure de prendre ses responsabilités», conclut l’ancien étudiant de la Faculté de médecine et de pharmacie (FMP) de l’université d’État d’Haïti (UEH) qui refuse l’utilisation de son nom complet dans cet article pour des raisons de sécurité.

Chacun devrait se protéger soi-même lorsque l’État n’est pas en mesure de prendre ses responsabilités.

Beaucoup de professionnels, des gens riches et des citoyens ordinaires du pays rejoignent Carl dans cette course à l’armement.

Cette course génère de l’argent et alimente la contrebande et le trafic illicite des armes à feu et des munitions, affirment des spécialistes. Il s’agit d’un «des marchés les plus florissants du pays» et la grande majorité de ces équipements rentrent de façon illégale en Haïti, selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) sorti en février 2023.

La principale source d’approvisionnement d’Haïti en armes à feu et en munitions est l’état de Floride des USA, selon le rapport.

Lire aussi : Les armes des États-Unis alimentent l’insécurité en Haïti

Souvent, les armes — plus de 500 000 dans le pays selon un rapport — passent les services douaniers dissimulées dans des boîtes de produits de consommation, de gadgets électroniques ou des coques de cargo. Parfois, des intermédiaires en République Dominicaine servent de relai.

Cette course à l’armement rapproche aussi Haïti de son grand voisin américain, le pays le plus violent du monde occidentalquatre adultes sur dix déclarent vivre dans un ménage avec une arme à feu.

Beaucoup de professionnels, des gens riches et des citoyens ordinaires du pays rejoignent Carl dans cette course à l’armement.

En réalité, les États-Unis ont en moyenne 120,5 armes à feu pour chaque 100 habitants, selon un rapport. Il s’agit du seul pays au monde avec plus d’armes à feu appartenant à des civils que d’habitants.

Le droit de posséder une arme trouve place dans la constitution étasunienne. Les groupes de défense de cette industrie, comme l’Association National du Fusil, font la promotion du slogan : «La seule façon d’arrêter un méchant avec une arme à feu est d’avoir un bon gars avec une arme à feu».

Cependant, les recherches démontrent que plus un pays contient des armes, plus la violence et les morts par armes à feu augmentent. En 2021 par exemple, 48 830 personnes sont décédées des suites de blessures liées à une arme à feu aux États-Unis.

Cependant, les recherches démontrent que plus un pays contient des armes, plus la violence et les morts par armes à feu augmentent.

Ces considérations restent mineures pour les citoyens haïtiens comme Carl, aux prises avec des gangs armés par des armes venant des États-Unis, comme c’est le cas pour différents pays de l’Amérique Latine et des Caraïbes.

Le professionnel a déjà fermé une de ses deux cliniques dans la zone métropolitaine, pour cause d’insécurité. Et, le 20 mars 2023, un carnage perpétré par les hommes de Vitelhomme Innocent à quelques kilomètres de sa maison l’a obligé à se terrer chez lui avec sa famille.

Lire aussi : Nouveaux détails sur l’attaque armée perpétrée contre le juge Wilner Morin

Haïti devient de plus en plus violent.

Le nombre d’homicides enregistrés dans le pays est passé de 1141 en 2019 à 2183 en 2022 et les gangs assurent un contrôle presque sans contrepoids sur la moitié du territoire national, selon les données de l’ONUDC.

«Le recours à des méthodes alternatives de protection de soi traduit en filigrane un État qui a perdu le monopole de la violence légitime», souligne à AyiboPost Djems Olivier, docteur en Géographie.

La manne du trafic et de la vente d’armes et de munitions arrose des fonctionnaires de l’État, des malfrats de tous poils et même des agents de police.

Lire aussi : Des policiers vendent illégalement des armes à feu en Haïti

Il reste légal de posséder une arme dans le périmètre de sa maison en Haïti. Les acheteurs de ces outils de protection savent à qui s’adresser pour se procurer des munitions. Ces vendeurs souvent sont les mêmes qui alimentent les bandits.

Le recours à des méthodes alternatives de protection de soi traduit en filigrane un État qui a perdu le monopole de la violence légitime

Un jeune professionnel qui a travaillé jusqu’à 2022 dans une entreprise spécialisée dans la vente d’imprimantes à la Rue Roger à Pétion-Ville dit avoir quitté volontairement le travail après s’être rendu compte que le domicile de son job servait de couverture pour un commerce souterrain de ventes d’armes.

«Dans la partie arrière de la maison, on a l’habitude de faire venir et stocker des cargaisons d’armes», soutient le professionnel qui refuse d’utiliser son nom par mesure de sécurité.

Soutenant qu’il se trouve parfois à proximité lorsque les boîtes d’armes rentraient dans la maison, l’homme confie à AyiboPost que les personnes qui s’en portaient acquéreuses étaient «majoritairement des mulâtres», au même titre que son patron.

Les acheteurs de ces outils de protection savent à qui s’adresser pour se procurer des munitions. Ces vendeurs souvent sont les mêmes qui alimentent les bandits.

«J’avais peur à chaque fois que j’entendais les sirènes d’une patrouille de police qui longeait le quartier», dit l’homme qui a quitté le travail parce qu’il redoutait d’être écroué si, par hasard, la police faisait une descente des lieux.

Les armes sont des instruments politiques qui entretiennent une véritable économie criminelle. C’est l’opinion du sociologue Géraldo Saint-Armand qui observe que l’armement devient une source de «rente qui favorise l’enrichissement» dans un contexte où le déficit d’un système de protection publique lié à la défaillance de l’État accouche d’un ensemble d’alternatives sur le plan non seulement individuel, mais clanique.»

Les 1 771 kilomètres de côtes d’Haïti et la frontière terrestre de 392 km avec la République Dominicaine ne sont pas surveillés. Les nombreux ports publics et privés, les routes en manque de régularités et des pistes d’atterrissage clandestines couplés à la porosité des frontières aggravent davantage les marchés criminels en Haïti, selon l’ONUDC.

Les armes sont des instruments politiques qui entretiennent une véritable économie criminelle.

Le pays ne dispose que de 294 agents de police frontalière terrestre (Polifront) et la garde côtière n’en compte que 181, avec un seul navire opérationnel. Ces lacunes contribuent à affaiblir la chaîne de possession des objets de contrebande saisis, notamment la drogue et les armes à feu.

Lire aussi : 500 000 armes à feu circulent dans le pays. Seulement 45 000 sont légales.

Dodo, un journaliste qui a fait des études en Sciences juridiques à l’École de Droit et des Sciences économiques des Gonaïves (EDSEG), décidera de se procurer une arme après avoir été attaqué avec son frère dans une voiture à la rue Marcelin à Port-au-Prince en 2016.

Des bandits lourdement armés les mirent en joue et les intimèrent l’ordre de leur donner tout ce qui avait une quelconque valeur à bord du véhicule : téléphones portables, argent, et autres accessoires.

À l’issue du braquage, le véhicule des bandits, qui s’en allaient, buta de front sur une voiture de police qui n’hésita pas à ouvrir le feu. Une partie de tirs s’ensuit entre les bandits et les agents des forces de l’ordre. Pris dans le canevas des balles qui fusaient de partout, le frère de Dodo eut la mauvaise fortune de recevoir un projectile en pleine tête. Il s’en sortira après deux semaines dans le coma et une lourde opération.

Lire aussi : Blindage de véhicule, une industrie en plein boom en Haïti

L’année suivante, l’homme de micro qui dispensait également des cours à Martissant 23 se voit offrir l’achat d’un «zoulou» par un de ses élèves pour 1000 dollars américains.

Dodo n’a pas acheté l’objet létal, mais en a régulièrement fait usage, en échange de quelques sous, pour bénéficier du «sentiment de sécurité que lui procure l’arme».

L’homme de micro qui dispensait également des cours à Martissant 23 se voit offrir l’achat d’un «zoulou» par un de ses élèves pour 1000 dollars américains.

L’appui sur les armes pour se protéger peut parfois dégénérer.

Léonor Durosier, psychologue social, pense que les gens qui ont une arme à feu, par manque de culture, ont souvent tendance à vouloir s’affirmer et attirer l’attention. «Ils cherchent une forme de reconnaissance sociale qui peut avoir des conséquences très graves», analyse le spécialiste.

Depuis l’indépendance d’Haïti en 1804, aucune campagne de désarmement n’a abouti à la collecte de la grande majorité des armes illégales dans le pays, disent des experts.

Par Junior Legrand


Gardez contact avec AyiboPost via :

▶ Notre canal Telegram : cliquez ici

▶ Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici

Junior Legrand est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a été rédacteur à Sibelle Haïti, un journal en ligne.

    Comments