CULTURE

Une artiste classique américaine sort un album inspiré par « Radio Haïti Inter »

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Née de parents haïtiens dans le Queens à New York, Leyla McCalla grandit dans le New Jersey

«Breaking the Thermometer» est le titre du dernier album de Leyla McCalla sorti en mars 2022. L’intitulé du disque reprend la phrase d’un début d’éditorial du 20 octobre 1980 de Jean Léopold Dominique, journaliste phare de Radio Haïti Inter dans lequel il disait que «casser le thermomètre ne fera pas baisser la fièvre», une façon de dire que réprimer violemment les manifestations dues aux problèmes sociaux et économiques en Haïti par le gouvernement d’alors n’était pas la solution appropriée pour affronter ces problèmes.

Cet album fait parti d’un plus vaste projet de performance multidisciplinaire de l’artiste qui combine théâtre, danse, vidéoprojection et des enregistrements provenant de Radio Haïti Inter ainsi que des compositions originales de McCalla. Ce projet a été dirigé par la productrice de films Kiyoko McCrae.

L’Université Duke aux États-Unis acquiert en 2016 l’intégralité des archives de la radio Haïti Inter. Cet album est le résultat d’une commande de Duke. McCalla, à travers les archives de Haïti Inter, essaie de comprendre, questionne l’après de la dictature des Duvalier en Haïti avec un son melting-pot qui mélange la musique cadienne, le banjo, le rara haïtien et des extraits de voix de Jean Léopold Dominique et de Pierre Michèle Montas.

L’intitulé du disque reprend la phrase d’un début d’éditorial […] de Jean Léopold Dominique, journaliste phare de Radio Haiti Inter.

Le choix du titre Breaking the Thermometer en dit long sur le contenu des quinze autres morceaux de l’opus qui aborde les thèmes d’inégalité et de justice sociale, d’exils, de libertés, de migrations, de révolutions et aussi de cette tendre complicité entre Jean Léopold Dominique et Pierre Michèle Montas. Ces thèmes chers à la chanteuse sont récurrents dans son travail d’artiste.

« Se nou ki boulanje a
Se nou k boule nan fou
Se nou ki fezè nat la
Se nou k dòmi atè.

Granmesi pa nou se kout baton li ye
Lè zòt chita sou do l ap dodinen
Dodinen monkonpè w a dodinen
N a rale chèz la w a va kase ren w »*

McCalla à travers son héritage afro-américain et haïtien mêle ses expériences de création et de vie pour raconter ce pays. «Breaking the Thermometer» est une œuvre originale et poétique qui raconte les brûlots politiques et les luttes d’hier, d’aujourd’hui et de demain de la nation haïtienne et dit aussi ses sursauts de révolte et ses espoirs de révolution.

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Née de parents haïtiens dans le Queens à New York, Leyla McCalla grandit dans le New Jersey. Elle vécut dans une atmosphère d’activisme et de revendications, son père et sa mère étant très impliqués dans les luttes sociales. Son père était directeur de la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens de 1988 à 2006 et sa mère était membre de l’organisation «Dwa fanm» qui accompagnait les femmes victimes de violences domestiques.

Cette atmosphère influencera considérablement sa sensibilité et son travail artistique. Elle passera deux ans à Accra au Ghana et de retour aux États-Unis, elle étudiera à l’Université de New York le violoncelle. Elle s’installe ensuite à La Nouvelle-Orléans où elle expérimentera de nouvelles formes de créations et mélange de différents styles musicaux (folk, blues, rara, musique cajun, country) qui feront sa singularité d’artiste. Elle développe au fil de son parcours un projet discographique qui questionne les pouvoirs de domination et d’aliénation dans les sociétés capitalistes modernes.

Vari-Colored Songs, son premier album, est consacré au travail du poète Langston Hughes. «A Day for the Hunter, a Day for the Prey» traduction littérale du proverbe haïtien « Yon jou pou chasè, yon jou pou jibye », son deuxième album est inspiré du titre du livre de l’ethnomusicologue Gage Averill qui traite des relations qu’entretiennent la musique, le pouvoir et la politique au XXième siècle en Haïti et dans The Capitalist Blues, elle montre comment la consommation à outrance, la corruption, les inégalités et les oppressions affectant la vie des gens dans la société capitaliste, les forcent presque à la déshumanisation.

«People do not care if he have cocobay (a skin disease)
He can commit murder and get off free
And live the governor’s company
But if you are poor, the people tell you « shoo »
And a dog is better than you. »*

Combat pour la presse, la démocratie et la liberté d’expression

Dans la matinée du 7 février 1986, plus de 500 000 personnes défilent dans les rues de Port-au-Prince pour célébrer la chute de la dictature des Duvalier qui aura duré 30 ans. À travers le «dechoukaj», il y avait cette volonté de déraciner toute trace et tout symbole liés à la dictature. Les macoutes, la milice armée du pouvoir, sont chassés. Il y avait dans l’air l’espérance et cette promesse de la démocratie.

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En première ligne des luttes contre la dictature des Duvalier, la Radio Haïti Inter qui a ouvert ses portes dans les années 1930. Cette radio sera au cœur du combat pour la presse, la démocratie et la liberté d’expression sous le régime répressif de la dictature. Elle sera fermée en 1980. Certains journalistes seront emprisonnés et d’autres contraints à l’exil. La fin de la dictature en 1986 favorisera la réouverture de la radio avec le retour d’exil de Jean Léopold Dominique.

Très acide envers les gouvernements qui se succéderont après la dictature, la Radio Haïti Inter cessera de diffuser par suite du coup d’État militaire contre l’ex-président Jean Bertrand Aristide en 1991. Elle sera de nouveau fonctionnelle en 1994. L’assassinat jusqu’ici non élucidé du journaliste Jean Léopold Dominique en 2000 ainsi que son employé Jean-Claude Louissaint lui portera son coup fatal. Pierre Michèle Montas, directrice d’information et veuve de Jean Léopold Dominique reprendra la direction de la radio jusqu’en 2003 où elle cessera d’émettre définitivement le 21 février 2003, car leurs journalistes ainsi que les autres travailleurs de presse de la radio recevaient de nombreuses menaces anonymes. Elle expliquait dans le dernier éditorial que la radio devait faire une pause nécessaire pour durée indéterminée.

L’Université Duke aux États-Unis acquiert en 2016 l’intégralité des archives de la radio Haïti Inter.

Le choix de Leyla McCalla d’interroger les archives de la radio Haïti Inter de l’Université de Duke lui permet de poser ces réflexions sur le fonctionnement de la démocratie en Haïti durant ces dernières années. Dans le quatrième opus de l’album intitulé « Le bal est fini », Leyla McCalla pointe du doigt les conditions de vie des travailleurs de presse ainsi que l’état de la liberté de la presse en Haïti. L’album fait repenser à ces journalistes disparus ou assassinés sous le règne du Parti Haïtien Tèt Kale, ce régime rose qui, selon des rapports, entretient d’une main les gangs et de l’autre la corruption.

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L’album nous remet sous le nez nos actes manqués comme ce poème de Lyonel Trouillot « POUKI » mis en chanson. Une chanson à la fois émouvante, triste et désespérée. La voix de Leyla McCalla se mêle à celle de la chanteuse haïtiano-canadienne Mélissa Laveaux telle deux personnes qui regardent le naufrage qu’elles ont maintes fois annoncé. Ou encore, il y a ce titre « Dan reken » qui raconte les périples des boat people haïtiens, mais c’est aussi dit en filigrane les exils et les migrations auxquels les jeunes haïtiens sont forcés ces dernières années : Chili, Brésil, Russie, Turquie, États-Unis, Grèce, Canada, France… Si ce dernier album de Leyla McCalla est dur et intransigeant, c’est aussi un album où l’amour apaise un peu les douleurs, donne du répit après les luttes, donne de l’espoir pour un monde débarrassé des vices et de l’engrenage de ce capitalisme sauvage et meurtrier. Cet amour sur Breaking the Thermometer passe par Jean Léopold Dominique et Pierre Michèle Montas. Un amour qui agrandit le monde tel qu’aurait pu dire Gaston Miron :

« Quand je te retrouve après les camarades
Le monde est agrandi de nos espoirs et de nos paroles »

Encore une fois, Leyla McCalla nous livre un beau et ambitieux travail musical. L’artiste continue son œuvre lent de sape qui nous force à interroger les dérives de nos sociétés modernes. Leyla McCalla, s’inscrit bien dans son temps.

Photo de couverture : l’artiste Leyla McCalla | © Mário Pires/The Vinyl Factory 


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Amateur de jazz, de vin et passionné de la littérature, Ervenshy Hugo Jean-Louis a été l'un des lauréats du concours international de poésie Africa-Poésie à Yaoundé. Il publie quelque fois des nouvelles et des poèmes qui apparaissent dans des recueils collectifs et des revues en Haïti et ailleurs

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