Le centre obstétrico-gynécologique Isaïe Jeanty-Léon Audain, maternité de Chancerelles, est l’un des plus anciens hôpitaux publics du pays. À cause de l’insécurité et d’autres difficultés, il risque de fermer, au détriment de milliers de personnes qui n’ont pas les moyens de se payer un hôpital privé pour accoucher
Il est près de deux heures de l’après-midi, pourtant une bonne partie de la route qui mène au carrefour de l’aviation est quasi-vide. Une fois passé Delmas 18, la circulation est fluide. Peu de passants arpentent les trottoirs.
Parmi les quelques voitures qui passent, on remarque très peu de plaques immatriculées « privé ». Cette partie du bas de Delmas n’attire pas les foules, malgré la présence de deux bâtiments appartenant à la Police nationale.
Dans le taptap où nous sommes, les passagers deviennent subitement silencieux, une fois arrivés à Delmas 2. Le « contrôleur » s’empresse de faire la recette, parce que selon lui il n’est pas question qu’il la fasse à Aviation.
« Nous allons passer au VAR », dit une jeune femme sur le ton de la plaisanterie, même si elle cache mal son inquiétude. Le VAR, du nom de l’arbitrage vidéo de la FIFA, c’est ainsi qu’on appelle les zones dangereuses de Port-au-Prince, là où les bandits armés font la loi.
Delmas 2, Carrefour de l’Aviation, « Sou Pis », Chancerelles, sont contrôlés par ces bandits. C’est une partie de la commune de Cité Soleil, réputée pour ses gangs.
Au milieu des gangs
En plein milieu de ce no man’s land se trouve le centre obstétrico-gynécologique Isaie Jeanty – Léon Audain, couramment appelé l’hôpital de Chancerelles. Cet hôpital public accueille depuis plus de 70 ans des femmes enceintes qui viennent y mettre leur bébé au monde. C’est le seul hôpital de l’État spécialisé en gynécologie. D’autres services sont aussi offerts, notamment aux personnes infectées par le VIH/SIDA, ou qui veulent s’adonner à la planification familiale.
C’est le seul hôpital de l’État spécialisé en gynécologie.
Selon Chantal Sauveur Junior Datus, le directeur médical de l’hôpital, il n’est pas toujours simple de travailler dans de telles conditions. « Nous avons connu plusieurs périodes d’arrêt, dit-il. La dernière était lors du pays lock. Il était difficile de venir. Et même lorsque d’autres hôpitaux de Port-au-Prince ont repris leurs activités, nous étions encore bloqués. »
« Autour de l’hôpital, il y a plusieurs foyers de banditisme, poursuit-il. Et souvent on entend des échanges de tirs. Jusqu’à présent l’hôpital est épargné, les malades ainsi que le personnel ne subissent pas de violence. Mais il vrai que cela peut décourager des gens. »
Des chiffres en baisse
Cette situation d’insécurité chronique a de graves conséquences sur le fonctionnement du centre. « En temps normal, dit le docteur, nous avons près de 30 accouchements en moyenne, en 24 heures. Ces chiffres ont beaucoup baissé. Mais depuis le début de l’année, nous observons une remontée timide, de 12 à 15 accouchements en moyenne. Le personnel, pour la plupart, est là et attend les patients. »
Ce vendredi 17 janvier, la cour de l’hôpital était en effet déserte, à part quelques marchands et d’autres personnes habituées des lieux. À l’intérieur, même constat : le couloir et la salle d’attente sont peu animés.
Seules deux femmes, parents d’une patiente en train d’accoucher sont là. Elles viennent de Ganthier. « On est obligées de venir, dit l’une d’elle. Elle va accoucher de triplés. L’hôpital de Fonds-Parisien où nous sommes allées ne pouvait pas procéder à l’opération, ils nous ont conseillé de venir à Chancerelles. »
Le docteur Noel Oriol, résident en troisième année, confirme que les chiffres ont baissé de façon drastique. Mais il assure qu’à n’importe quel moment, des patientes peuvent arriver.
La lucrative activité des ambulanciers
Si l’insécurité est la première cause de la baisse des chiffres d’accueil de l’hôpital, elle n’en est pas la seule, à en croire un médecin de service, qui préfère garder l’anonymat. Les ambulanciers, qui doivent amener les patientes à l’hôpital, seraient au cœur d’un stratagème de corruption qui a de graves conséquences.
« Les ambulanciers du Centre ambulancier national (CAN) rackettent les patients, dit-il. Même si ces derniers demandent à venir à Chancerelles, les ambulanciers préfèrent les emmener ailleurs, parce qu’ils touchent une commission. »
Les ambulanciers, qui doivent amener les patientes à l’hôpital, seraient au cœur d’un stratagème de corruption qui a de graves conséquences.
Le docteur Noel Oriol reprend à son compte ces accusations. « Parfois on appelle les ambulanciers, et ils nous demandent si le patient a de l’argent, explique-t-il. Sinon ils peuvent ne pas venir. Nous sommes un hôpital public, en aucun cas nous ne pouvons référer des patients à un hôpital privé. Chancerelles accueille des gens de petite bourse. S’ils pouvaient se payer un hôpital privé, ils y seraient allés directement. »
« Quand un autre hôpital public nous réfère un client, poursuit le médecin résident, comme les ambulanciers n’ont aucun intérêt à venir, ils préfèrent convaincre le patient d’aller ailleurs. Ainsi ils touchent leur commission. »
Cette pratique, selon les deux hommes, n’est pas connue des responsables du CAN. Mais quoiqu’il en soit, elle provoque une cassure dans la chaîne de transfert des patientes prêtes à accoucher, et réduit de manière considérable le nombre d’arrivées.
Frictions entre institutions
Le centre hospitalier de Chancerelles est un hôpital universitaire, au même titre que d’autres hôpitaux comme La paix, ou encore l’HUEH. Les hôpitaux universitaires reçoivent des étudiants en médecine, qui viennent compléter leur formation dans des programmes de résidence, en trois ans. Le centre accueille 18 étudiants en tout, à raison de 6 étudiants par promotion, venus se spécialiser en gynécologie et obstétrique.
En 2019, selon Chantal Sauveur Junior Datus, les plus hautes autorités du ministère de la Santé publique et de la Population auraient décidé de ne plus envoyer d’étudiants en résidence. « Nous n’avons pas été formellement avertis par le ministère, dit-il, mais nous avons appris qu’il n’y aurait pas une nouvelle promotion à intégrer la première année, alors que nous avons des étudiants en 3e année qui vont partir, qui seront remplacés par ceux de la deuxième année. »
Cette décision du ministère, quoique non officielle, était due à l’insécurité, selon le directeur. À terme, cette situation pouvait provoquer un manque de personnel, qui aboutirait sans doute à la fermeture de l’hôpital.
Des protestations des concernés, du syndicat de l’hôpital ont fini par porter fruit. La classe de première année de résidence a finalement reçu ses six étudiants, mais à l’avenir, cette situation pourrait se reproduire.
Problème d’anesthésistes
Quand une patiente va accoucher, il faut non seulement des obstétriciens, mais aussi des anesthésistes, au cas où certaines complications surviendraient. Pendant l’année 2019, trois anesthésistes ont été transférés vers d’autres centres. Les anesthésistes qui restent à Chancerelles refusent de se rendre à l’hôpital.
« À cause de la mauvaise réputation de la zone, ils ne viennent plus, explique Chantal Junior Datus. Ils ont même écrit une lettre au ministère [de la santé] pour dire que si on ne met pas une ambulance ou un minibus à leur disposition, ils ne viendront toujours pas. »
Pour pallier leur absence, l’hôpital a requis les services d’un anesthésiste externe. C’est le docteur Martial Piard. Le jeune médecin est chimiste, dentiste, anesthésiste. « Nous n’arrivons même pas à le payer régulièrement, se lamente Chantal Junior Datus. Mais il vient quand même. »
Martial Piard officie en tant qu’anesthésiste de secours. Mais depuis quelque temps, il est le seul anesthésiste qui vient régulièrement à l’hôpital, malgré les dangers, délaissant sa clinique personnelle. Dans la cour, sa bicyclette est appuyée à un mur.
Un sacrifice exemplaire
Les yeux rouges, visiblement en manque de sommeil, Martial Piard explique pourquoi il tient tant à venir travailler. « Ma voiture est en panne depuis plus d’une semaine, dit-il. Les motos ne veulent pas m’amener à l’hôpital, ils ont peur. J’ai donc acheté cette bicyclette pour pouvoir être là quand on fait appel à moi. Je suis fatigué parce que les autres ne viennent pas, c’est assez difficile, j’aimerais que le fonctionnement normal de l’équipe recommence. Mais il vaut mieux que je sois là, et que les malades ne viennent pas, au lieu du contraire. »
«Les motos ne veulent pas m’amener à l’hôpital, ils ont peur. J’ai donc acheté cette bicyclette pour pouvoir être là quand on fait appel à moi.» Martial Piard
Matin, midi et soir, le médecin se met à la disposition de l’hôpital. Il habite à Delmas 33, mais n’hésite pas à se déplacer dès qu’il est sollicité. « Il vient à toute heure, témoigne le directeur de l’hôpital. Il y a quelques jours, on l’a appelé alors qu’il était presque minuit. Un moment après il était sur place. »
« Au début j’avais peur, explique Martial Piard. Je paniquais quand je devais venir. Plusieurs fois, des bandits m’ont arrêté en route. Je leur ai expliqué que j’étais médecin et que j’allais procéder à une opération à Chancerelles. Depuis, ils me laissent passer. Dès qu’ils voient la bicyclette, ils savent que c’est moi. Je fais ce sacrifice parce que je ne souhaite pas que cet hôpital ferme, il est trop important. »
La maternité de Chancerelles, est l’un des centres où un accouchement coûte le moins d’argent. Les couches normales se font à 2500 gourdes, et si une césarienne s’avère nécessaire, il faut 10 000 gourdes au patient.
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