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Révélations glaçantes sur la perte d’archives dans des médias de renom en Haïti

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La Radiotélévision Caraïbes révèle à AyiboPost avoir perdu une cinquantaine d’années d’archives

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Les médias écrivent les premières pages de l’histoire.

Mais en Haïti, la matière pour rédiger ce grand récit national disparait au gré des troubles politiques, des catastrophes naturelles et technologiques.

La Radiotélévision Caraïbes (RTVC), une des plus anciennes stations de la région, révèle à AyiboPost avoir perdu «une cinquantaine d’années d’histoire» lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010.

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Vue de la « salle des machines » regroupant un ensemble de dispositifs d’enregistrement automatique des émissions de la Radiotélévision Caraïbes, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

L’ancien local ayant hébergé la station a été incendié après le séisme, emportant dans les flammes «le peu d’archives qui restait», détaille Marc Anderson Bregard, directeur général de la RTVC.

L’affaire dépasse les cadres de la station privée. «Le fait de perdre les archives de la radio, c’est se déposséder d’une partie de notre patrimoine», reconnait le responsable de cette station qui a commencé à émettre pour la première fois en 1949.

L’ancien local ayant hébergé la station a été incendié après le séisme, emportant dans les flammes le peu d’archives qui restait.

La Télévision nationale d’Haïti (TNH) se retrouve aussi au rang des médias impactés par ce problème.

Fondée en 1977, la station publique a tout perdu pour la période dictatoriale allant de 1984 jusqu’à 1987, selon son directeur actuel, Gamal Jules Augustin.

«À l’époque de l’embargo, l’État haïtien n’avait pas d’argent pour acheter des cassettes», explique Augustin à AyiboPost. Ainsi, comme les responsables du média [public] avaient des rancunes contre le régime de Duvalier, «toutes les cassettes ayant des contenus [à ce sujet] ont été réutilisées», rapporte le directeur.

À cause du tremblement de terre de 2010, «la radio a eu plus de perte que la télévision », poursuit Augustin qui a été fonctionnaire à la radio nationale.

Un ancien émetteur de la Télévision Nationale d’Haïti, photographié le 7 septembre 2023. | Photos (c) : Jérôme Wendy Norestyl/AyiboPost

Il n’existe en Haïti aucune institution dédiée à l’archivage des contenus produits par les médias. Il n’y a pas non plus de politiques publiques appropriées pour pérenniser les archives multimédias, matières premières importantes pour les universitaires notamment.

En principe, le média d’État, la RTNH, devrait verser ses contenus aux Archives nationales d’Haïti (ANH) tous les cinq ans. Cependant, ces dernières années, «ils ne font aucun versement et gardent toutes les archives pour eux», déclare à AyiboPost Jean Wilfrid Bertrand, directeur général de l’ANH.

Toutefois, continue le responsable, «nous n’agitons pas ce problème, car nous n’avons pas les conditions de conservation». L’ANH ne dispose pas non plus d’un bâtiment adéquat, selon son directeur.

Un serveur hébergeant tous les contenus de la Télévision nationale d’Haïti, le 7 septembre 2023. | Photos (c) : Jérôme Wendy Norestyl/AyiboPost

Les médias privés n’établissent pas de partenariat de travail avec l’ANH. «Tout est hors de contrôle et [ces médias] font ce qu’ils veulent de leurs contenus , révèle à AyiboPost, Jean Wilfrid Bertrand, directeur général de l’ANH.

La Radio Télé Métropole, vieille de plus d’un demi-siècle, a également perdu une partie de ses archives.

La station émet depuis 1970, mais elle ne possède que ses productions de 1980 à nos jours, selon un responsable.

Après avoir été créé en 2009, le catalogage des émissions de la télé ne commencera qu’en 2013.

Vue d’une étagère regroupant des cassettes d’anciennes émissions à Radio Télé Métropole, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

L’entité n’a pas entamé une évaluation, mais «on a perdu beaucoup de choses», explique à AyiboPost le directeur de Métropole, Richard Widmaier. Toutefois, continue l’homme de média, «j’ai des contenus que j’essaye de sauver » à l’instar des émissions avec des candidats durant les élections de 1990.

Vue d’une étagère stockant un ensemble de disques contenant des enregistrements d’émissions, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

La situation exige une intervention urgente à la Radio Télé Kiskeya. Un incendie déclaré en décembre 2018 a anéanti une partie considérable des archives de la station fondée en 1994.

L’institution est également confrontée à des difficultés pour la préservation de ses bandes sonores, la plupart d’entre elles étant empilées dans des boîtes. Sans protection contre la chaleur et l’humidité, ces enregistrements sonores sont «en voie de disparition», affirme le directeur Marvel Dandin.

«Nous avons 10 ans d’archives sonores en vrac et qui sont menacés de disparition», mentionne Marvel Dandin. «C’est avec tristesse et un sentiment d’impuissance que j’affirme ne pas avoir les moyens d’agir de manière adéquate», exprime le directeur qui informe que la radio continue à sauvegarder l’ensemble de ses fonds sonores sur des stockages en ligne.

De dos, le directeur de la Radio Télé Kiskeay, Marvel Dandin, indique les dispositifs d’enregistrement dans le studio du média, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

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Les contenus textuels et audios générés par les médias s’avèrent très importants pour le futur du pays.

«Les archives orales permettent de comprendre l’évolution de la société et de voir ce qui était à l’ordre du jour», selon Frantz Voltaire, l’un des fondateurs du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne (CIDHICA), une entité spécialisée dans la préservation d’archives photographiques, historique et littéraire.

L’historien poursuit qu’on doit entreprendre une sensibilisation afin de «sauvegarder les archives, une façon de léguer aux générations futures l’accès à une connaissance de la société.»

Un disque dur externe utilisé pour enregistrer les contenus dans le studio de Radio Télé Kiskeya, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Pendant les années précédant la dictature et même après, les stations utilisaient divers équipements multimédias tels que des bandes magnétiques, des cassettes, des bobines…

Ces supports fragiles prennent de la place et nécessitent un soin particulier pour éviter les dégradations. «L’on était très démuni», déclare Gotson Pierre, responsable du groupe Medialternatif et éditeur de l’agence en ligne AlterPresse.

Selon la personnalité importante de la presse haïtienne depuis des décennies, la conservation des archives est «un domaine assez important avec des enjeux capitaux».

Et même si l’époque a évolué avec l’avènement de nouveaux dispositifs de stockages, le maintien des archives continue de représenter un défi.

Une ancienne bande magnétique dans la discothèque de Radio Télé Métopole, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Aujourd’hui, chaque institution essaye de faire au mieux avec les moyens du bord. Mais Gotson Pierre pense que le problème des archives «mérite une approche systématique et viable».

Les plateformes comme Facebook ou YouTube offrent, du moment qu’elles continuent d’exister, des possibilités de stockages gratuits.

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Depuis 2006, la Radiotélévision Caraïbes s’est lancée sur le web après un investissement important pour munir le média en équipements.

AlterPresse, lancé en 2001, et Alter Radio, en émission depuis 2015, alimentent régulièrement leurs bases de données internes, comme l’a indiqué Gotson Pierre, l’initiateur de Medialternatif.

De son côté, la TNH numérise ses productions sur un serveur interne relié à un autre international, selon Gamal Augustin. Ces archives, dit-il, seront par la suite, envoyées à l’ANH.

Aujourd’hui, chaque institution essaye de faire au mieux avec les moyens du bord.

Pendant de longues années, la radio Métropole a archivé ses productions sur des cassettes, révèle le directeur Richard Widmaier. Cette initiative, dit-il, continue de nos jours avec le transfert de ces mêmes fichiers vers des disques durs, avant leurs stockages sur le «cloud».

Richard Widmaer révèle que l’Association Nationale des Médias (ANMH) avait envisagé de mettre en place un musée de la Presse audiovisuelle pour gérer les archives de ses membres. Ce projet attend sa matérialisation.

Entre temps, plusieurs médias disparaissent avec leurs archives.

Un ancien disque vinyle dans la discothèque de Radio Télé Métopole, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Radio Haïti inter fait partie des rares exceptions ou presque, car la station dirigée par feu Jean Dominique et sa femme Michèle Montas a perdu «trois quarts» des contenus produits avant 1986.

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Plus de la moitié des archives des périodes tumultueuses allant de 1987 à 1990 sont irrécupérables, voire perdues, rapporte à AyiboPost Michele Montas.

En réalité, la station a été détruite en 1980 sous la dictature et des bandes magnétiques ont été sévèrement endommagées. Certains sont réduits en morceaux, d’autres, laissés en épars à même le sol au local de la radio.

Dès leur retour, les responsables les ont trouvés dans des conditions périssables : couvert de poussière et à la merci de l’humidité. Non traitées, ces bandes ont été entreposées dans des boîtes pendant très longtemps.

Plus de la moitié des archives des périodes tumultueuses allant de 1987 à 1990 sont irrécupérables, voire perdues.

De plus, continue Michèle Montas, «nous avons effacé beaucoup de choses pour réenregistrer dessus». Les enquêtes faisaient partie des priorités, selon Montas, bien que parmi ces contenus, il y a des bribes d’enregistrements interrompus.

«Entre 1986 et 1991, nous avions des archives mieux structurées des émissions de débats, les longues entrevues de Jean Dominique, les enquêtes de la salle des nouvelles», relate Michèle Montas.

Après sa fermeture à nouveau en 1991, lors du coup d’État qui a mis fin au régime de Jean-Bertrand Aristide, la plupart des personnels de la radio ont pris l’exil pour revenir en 1994.

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Après la mort de Jean Dominique en 2000, les boîtes d’enregistrements étaient dans un garage, car, il n’y avait aucun organisme en Haïti pouvant assurer la restauration des bandes magnétiques afin de les conserver.

Raison pour laquelle Michèle Montas a contacté la section des droits humains de Duke University.

L’université américaine a manifesté l’intérêt de tenir les archives à la seule condition qu’elles «soient vivantes, digitalisées et accessibles à tout le monde», souligne Michèle Montas.

Des dispositifs de stockage dans le studio de Radio Télé Kisqueya, le 5 septembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Le projet pour sauver les archives de Haïti Inter a duré cinq ans et a permis la sauvegarde de près de 2 500 reportages, enquêtes, émissions…, qui documentent l’époque 1972-2003.

Si le travail de catalogage des contenus multimédias se fait par souci de conservation, il s’agit aussi d’un travail de préservation de la mémoire. Selon Michèle Montas, «cela est important afin d’empêcher de répéter les mêmes erreurs du passé».

Par Jérôme Wendy Norestyl

Image de couverture : Une vue du studio de Radio Télé Kiskeya où un technicien assure la diffusion des émissions en ondes. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost


Visionnez notre émission spéciale AyiboLab, réalisée en septembre 2023, avec Marc Anderson Bregard , PDG de Radio Télévision Caraïbes, et Gotson Pierre, coordonnateur du Groupe Médialternatif, autour du problème d’archives dans les médias en Haïti :


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Journaliste-rédacteur à AyiboPost, Jérôme Wendy Norestyl fait des études en linguistique. Il est fasciné par l’univers multimédia, la photographie et le journalisme.

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