SOCIÉTÉ

Que connaissez-vous de l’embargo imposé à Haïti en 1991 ?

0

C’était une période qui mélangeait misère, persécutions politiques, et contrebande

Le 7 février 1986, Jean Claude Duvalier est chassé du pouvoir. Baby Doc prend exil en France, l’un des seuls pays qui acceptaient de le recevoir. La fin du régime macoute laisse un vide à combler au plus haut sommet de l’Etat et dans l’administration publique en général.

Dans un premier temps, les militaires s’emparent du pouvoir. Mais s’ensuivent coups d’Etat successifs et élection douteuse. Le pays ne connaît un souffle d’espoir que lorsque Jean Bertrand Aristide se porte candidat à la présidence. Il remporte le suffrage avec environ 67% des voix. Le nouveau président prête serment le 7 février 1991.

Mais le profil de l’ancien prêtre dérange. L’armée, notamment, est en grande partie contre lui, à cause de ses discours virulents et agressifs à l’encontre des militaires. A la veille du 30 septembre 1991, un nouveau coup d’Etat renverse le nouveau président. Aristide se réfugie au Venezuela, puis aux Etats-Unis, et les militaires deviennent les seuls maîtres de la nation.

A cause de ce coup de force, le pays connaîtra trois années d’embargo, destinées à chasser les militaires du pouvoir. Seuls les produits alimentaires de première nécessité ainsi que quelques autres produits de base étaient autorisés à entrer sur le territoire. L’embargo durera de 1991 à 1994.

La stratégie de l’étouffement

La communauté internationale a presque unanimement condamné le coup d’Etat contre Jean Bertrand Aristide. Haïti se relevait à peine de 29 ans de dictature. Jean Bertrand Aristide était le premier président élu de façon démocratique dans le pays, depuis les Duvalier.

C’est d’abord l’OEA qui déclare un embargo commercial contre le pays le 8 octobre. A deux reprises, la mesure d’embargo sera confirmée, soit en novembre 1991 et en octobre 1992. Bientôt, l’ONU vote pas moins de cinq résolutions confirmant cet embargo et ajoutant des conditionnalités.

L’une d’elles, la résolution 917, demandait aux États « d’interdire l’entrée sur leur territoire des membres du personnel de l’armée haïtienne et des membres de leur famille immédiate, de tous ceux associés au régime de facto, de geler leurs fonds et ressources financières ». Environ 600 personnes ont été visées par cette mesure. 

Une période difficile

James Duval est enseignant public depuis trente ans, au Cap-Haïtien. Il se souvient bien de cette période qu’il compare aux récents pays lock. « C’était difficile, affirme-t-il. Circuler devenait pénible, il n’y avait pas de pétrole. On voyait l’électricité très rarement. On fabriquait des bougies avec une mèche de coton imbibée d’huile de cuisine. »

Jean Ledan Fils, historien, assure lui aussi que les difficultés étaient nombreuses à cette époque. « Le président Aristide, en exil, a demandé cet embargo, ce qui était une erreur politique, dit-il. La situation n’était pas bonne du tout. Sitôt qu’on avait son enfant à l’école, on garait sa voiture, à cause de la pénurie de pétrole. »

Le blocus a eu de grandes répercussions économiques sur Haïti. En 1992, le PIB du pays a chuté considérablement. Il était de 2,5 milliards de dollars en 1990. Il passe à environ 1,8 milliard de dollars en 1993.

Lire aussi: Les  « Duvalier » dans l’histoire d’Haïti : répression de la presse critique

Le prix des produits et des services était également élevé, surtout pour le transport en commun. Par exemple, le prix du billet aller Port-au-Prince vers Jérémie était passé de 50 gourdes à 250 gourdes.

Pour fuir la situation de misère et de répression qui sévit dans le pays, des milliers d’Haïtiens décident de prendre la mer pour se rendre aux Etats-Unis. Ce sont les Boat People. Rapidement les USA mettent en œuvre des politiques pour empêcher ces réfugiés d’atteindre leurs côtes. Ainsi, jusqu’au 24 mai 1992, tous les Haïtiens capturés en haute mer vers les Etats Unis étaient envoyés sur la base navale de Guantanamo. Ils étaient près de 12 000 sur cette base américaine.

Après cette date, les Haïtiens étaient immédiatement refoulés en Haïti. C’était aussi l’époque ou le SIDA faisait rage aux Etats Unis. Les Haïtiens, considérés comme vecteurs de la maladie, subissaient déjà des discriminations graves au pays de l’oncle Sam. Leur entrée sur le territoire américain était refusée en partie à cause de cela.

Persécutions politiques

Pendant la période de l’embargo, les partisans de Jean Bertrand Aristide sont persécutés. « Tout le monde avait peur de tout le monde », se rappelle James Duval. C’est l’époque où la force paramilitaire d’Emmanuel Toto Constant règne en maître, tandis que Raoul Cedras commande l’armée.

Dans les quartiers populaires, bastions d’Aristide, c’est la répression. « C’est dans ces quartiers que la résistance s’organisait », explique Jean Ledan Fils. Plusieurs rapports d’organisations nationales et internationales estiment que les victimes se chiffrent par milliers. L’armée ouvrait le feu délibérément, lors des rassemblements. Entre le 29 septembre et le 2 octobre 1991, environ 200 personnes auraient été assassinées, à Carrefour et à Cité soleil.

Les étudiants, syndicalistes, et les défenseurs des droits humains qui dénonçaient le renversement d’Aristide étaient également visés. La plupart des personnes arrêtées à l’époque auraient été torturées et maltraitées.

Lire également: «Militer sous Duvalier, c’était prendre de gros risques»

La presse n’était pas exempte de ces exactions. Les commissions d’enquête d’Amnesty International ou de Lawyers Committee ont rapporté qu’un ensemble d’émissions de radios avaient été suspendues. Des journalistes, comme Jacky Caraïbe, célèbre à l’époque, auraient été assassinés sans scrupules.

Le 15 décembre 1991, une station de radio, Radio Volontaires de la Sécurité Nationale-57 (VSN-57), lançait un message aux macoutes. Elle les invitait à traquer les partisans du président en exil : « Lorsque vous les trouverez… vous devriez savoir quoi faire… Faites votre travail… écrasez-les, mangez-les, buvez leur sang », disait-elle.

Un embargo de papier

Même si beaucoup de pays ont soutenu l’embargo commercial contre Haïti, d’autres ne faisaient que semblant de le respecter. Le président dominicain Joaquim Balaguer, hostile à Jean Bertrand Aristide et aux Haïtiens en général, avait promis de respecter la mesure. Mais dans les faits, ce n’était pas le cas. « Les militaires se sentaient confortables, dit Jean Ledan Fils. Ils continuaient à recevoir du pétrole en contrebande venant de la République dominicaine. ».

L’embargo adopté par l’OEA n’était pas universel. C’est par la résolution 841 de l’ONU, en 1993, qu’il le deviendra. Mais entre Haïti et la République dominicaine, la frontière déjà poreuse permet le passage d’un flux de produits.

En 1992, la République Dominicaine a livré 2.101 barils d’essence à Haïti, en 1993, 110.925, en 1994, 289.305. Pourtant, dans l’une des résolutions de l’ONU, on interdisait l’entrée dans la mer territoriale ou sur le territoire d’Haïti à tout moyen de transport acheminant du pétrole.

Lire aussi: Les horreurs de la dictature des Duvalier racontées par Bernard Diederich

La république dominicaine avait accepté que des observateurs internationaux inspectent régulièrement sa frontière. Mais les points officiels de passage de marchandises n’étaient que Jimani, Dajabon et Elias Pina. Bon nombre du trafic contrebandier entre les deux pays passait par des points non officiels.

Le président Balaguer, qui était proche du régime des Duvalier, ne faisait pas assez pour empêcher la contrebande. Wilfredo Lozano, expert des relations haitianos dominicaines, dans une entrevue à Santo Domingo déclarait que le président Balaguer ferait tout pour ne pas respecter l’embargo.

Le puissant voisin

A l’instar des autres « pays amis » d’Haïti, les Etats-Unis d’Amérique ont joué un rôle crucial, tant dans l’embargo que dans le retour « à l’ordre constitutionnel ». Beaucoup d’auteurs ont dénoncé le « double jeu » américain. Les USA avaient appelé l’embargo de leurs vœux, parce que les militaires au pouvoir en Haïti ne respectaient pas des engagements pris pour le retour d’Aristide. Le blocus recommandé par l’OEA interdisait le commerce avec Haïti, tandis que celui approuvé par l’ONU mettait des restrictions sur le pétrole et les armes.

Mais pendant une bonne partie de l’embargo, les Etats-Unis ont continué leur commerce avec le pays. Le commerce entre les deux pays aurait même augmenté, entre 1992 et 1994. Les exportations américaines seraient passées de 26 millions de dollars, en janvier-février 1992 à 31 millions en janvier-février 1994. Les États-Unis auraient importé 2,5 millions de balles de softball et 678,000 balles de baseball de janvier à octobre 1993, plus que sur la même période en 1992.

Le retour à l’ordre constitutionnel

Pourtant, c’est aussi par le biais des Etats-Unis que Jean Bertrand Aristide rentrera dans son pays, sous l’administration de Bill Clinton. Le 15 septembre 1994, le président américain prononce un discours décisif, dans lequel il menace les militaires au pouvoir en Haïti. « Qu’ils s’en aillent maintenant ou nous les ferons laisser le pouvoir par la force », dit-il. Il intima l’ordre, quelques jours plus tard, de faire décoller des avions pour bombarder Haïti, dans le but de déloger les militaires.

Ce n’est qu’à ce moment que le général Raoul Cedras décide de céder. Emile Jonassaint, alors président de facto, signe alors un accord permettant à l’armée américaine d’occuper le pays et de préparer la venue d’Aristide.

Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

Comments

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *