Ismael Saincilus est mort le 24 février 2000, jour de son anniversaire. Deprofil affirme que le peintre avait planifié de mourir un 24 février, comme on planifie ses vacances, dans le plus grand calme et avec bonne humeur
L’atelier Plastic pro est situé en face du Collège Bird, à côté du pénitencier national. C’est un ancien centre d’accompagnement pour enfants handicapés, transformé en atelier de peinture. Il a été créé par un collectif de plasticiens. Le samedi 22 janvier 2022, j’y ai rendez-vous avec celui qui le tient, le peintre et sculpteur Emmanuel Saincilus. Il est le fils d’Ismaël Saincilus, le pionnier de l’école d’art de l’Artibonite.
Beaucoup ne connaissent pas le nom d’Ismaël Saincilus. Pourtant, selon Emmanuel alias Deprofil, tout le monde a vu au moins une fois un tableau inspiré de l’œuvre de son père.
Ismael Saincilus est né le 24 février 1940, à la Petite rivière de l’Artibonite, et a fait assez jeune ses premiers pas dans la peinture. C’est au Centre d’art qu’il s’est perfectionné, aux côtés d’autres étudiants devenus célèbres comme Préfète Duffaut, Tiga et Philomé Obin.
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« Il y avait déjà un bourgeonnement créatif à l’Artibonite, et quand les gens ont vu mon père peindre assidûment, beaucoup lui ont proposé de rentrer à la capitale afin de s’inscrire au Centre d’art », explique Emmanuel Saincilus.
À cette époque, selon le fils Saincilus, les gens se plaignaient que trop de choses étaient concentrées à Port-au-Prince. Alors, avec Tiga et Obin, Saincilus voulait partager la formation qu’il avait acquise. « Obin va fonder l’école du Cap, au Cap-Haitien, et Tiga va créer le mouvement Saint Soleil dans les hauteurs de Pétion-Ville », dit Emmanuel Saincilus.
Ismaël Saincilus, lui, rentre à l’Artibonite et y fonde ce qui deviendra par la suite l’école de l’Artibonite. Avec le mouvement Saint Soleil, l’école du Sud-Est avec Préfète Duffaut, le Centre d’art et l’école du Nord avec Philomé Obin, l’école d’art de l’Artibonite a fortement influencé l’art haïtien. Pourtant, elle paraît moins populaire par rapport aux autres, constate Deprofil. D’après lui, c’est parce que son père, le maître comme l’appelaient ses élèves, avait misé sur le bouche-à-oreille pour faire connaître son travail et l’atelier.
Ismael Saincilus avait un grand talent. Son style faisait de lui un peintre important. D’après Sterlin Ulysse, docteur en histoire de l’art, le style du peintre rappelle l’art byzantin à plusieurs égards, notamment dans l’atmosphère de sacré qu’il arrive à instaurer dans son travail : « Il utilise une technique qui met le spectateur dans une ambiance plus symbolique que réelle. Même dans ses scènes de paysages, il y a toujours un personnage présent, qui donne tout son sens au tableau ».
Saincilus père était aussi un personnage haut en couleur, selon ceux qui l’ont connu. Durant sa vie, l’artiste a marqué les gens de diverses façons. Son école a exercé une influence conséquente, grâce au style qui s’y est développé et au grand nombre d’élèves qu’elle a formés. Anslot Thomas, un des artistes que Saincilus a formé, se souvient de lui comme un homme jovial, qui était d’une telle générosité qu’on le croyait fou.
« Il pouvait offrir des œuvres à des gens qui passaient par-là, juste parce qu’ils avaient admiré son travail, et l’avaient complimenté. Une fois je l’ai vu offrir une voiture à un homme qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, juste parce que celui-ci le lui avait demandé, sur le ton de la blague. C’était un vrai pacha », affirme Thomas.
Il s’est inspiré de sa façon de représenter les Indiens, pour développer son propre style et définir son identité comme artiste.
Ismael Saincilus est mort le 24 février 2000, jour de son anniversaire. Il avait 60 ans. Deprofil affirme avec un grain d’humour dans la voix que le peintre avait planifié de mourir un 24 février, comme on planifie ses vacances, dans le plus grand calme et avec bonne humeur.
Il se rappelle comment son père l’a invité à fréquenter son atelier. « C’est parce qu’il m’a surpris en train de vendre des tableaux que je faisais avec des restes de peinture, confie-t-il. Mais je n’y avais aucun traitement de faveur, sous prétexte que j’étais son fils. Je devais faire mes preuves comme tout le monde ».
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Le 25 juin 2012, une cérémonie a rendu hommage à Ismael Saincilus, au local de la Fondation connaissance et liberté, FOKAL. Le peintre au coup de pinceau reconnaissable entre mille fera effet sur son entourage jusque dans la mort. Et aujourd’hui encore les traces de son travail sont visibles, grâce à l’école de l’Artibonite.
Cette école, plusieurs éléments la caractérisent. « Il y a notamment une grande présence de la flore de l’Artibonite et des scènes rurales, précise Emmanuel Saincilus. Il y a aussi les scènes dans les jardins, les groupes rara, les jardins de riz et d’autres scènes qui rappellent le vodou. »
L’artiste affirme cependant que s’il y a une esthétique commune aux peintres de l’école, Ismaël, le maître, avait un style propre et un sujet favori, qui était la Madone. « Il a peint énormément de Madone, c’est-à-dire la Vierge avec son enfant dans ses bras. C’est assez étrange quand on sait qu’il n’était pas plus croyant que ça », rappelle Deprofil.
Il pouvait offrir des œuvres à des gens qui passaient par-là, juste parce qu’ils avaient admiré son travail, et l’avaient complimenté.
L’influence des peintres de l’Artibonite s’est étendue jusqu’à Port-au-Prince, et est même visible dans le travail de quelques artisans au Champ-de-Mars ou à Pétion-Ville. Le plus souvent c’est la présence d’une verdure abondante, et un personnage qui illustre une scène de la vie rurale. D’après Sterlin Ulysse, Ismael Saincilus est l’un des peintres les plus copiés par les artisans, mais aussi par d’autres artistes.
En effet, plusieurs peintres s’inspirent de lui pour la représentation des Indiens. Dans le travail du peintre Jean Robert Alexis par exemple, certains éléments montrent une filiation à Ismael Saincilus. Il s’est inspiré de sa façon de représenter les Indiens, pour développer son propre style et définir son identité comme artiste.
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Des femmes désireuses d’apprendre à peindre ont aussi fréquenté l’école de l’Artibonite, même si presque aucune d’elles n’a poursuivi une carrière de peintre, à l’instar de plusieurs de leurs homologues masculins, comme Ange Altidort, Delouis jn Louis ou encore Serge François et carlos jn Baptiste.
L’influence de l’école de l’Artibonite et d’Ismaël Saincilus se poursuit aussi grâce aux anciens étudiants qui ont ouvert leur propre atelier une fois qu’ils se sont installés à la capitale ou ailleurs.
« Mon père n’a pas ouvert l’école pour que ce soit un bien privé. C’est une bonne chose que les valeurs, les techniques et les sujets des artistes de l’Artibonite se soient étendus. L’art est fait pour rassembler, pour être partagé. Ce n’est pas un secret qu’on garde jalousement pour soi, et ça, mon père l’avait compris », conclut Emmanuel Saincilus.
Photo de couverture: Emmanuel Saincilus fils d’Ismael Saincilus, dans son atelier de peinture. Carvens Adelson / Ayibopost
Photos: Melissa Béralus et Carvens Adelson / Ayibopost
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