POLITIQUE

Pourquoi Haïti peut devenir une nouvelle Somalie ?

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La République d’Haïti a vécu des moments sombres dans son histoire, de manière récurrente. Depuis quelque temps, une nouvelle situation de tension perdure. Les conséquences de ces crises à répétition, conjuguées à la faiblesse de l’État, font craindre une somalisation du pays

Les 6 et 7 juillet 2018, le profond malaise qui ronge la société haïtienne a encore une fois émergé. Ce n’est pas la première fois. En 2008, le pays avait connu « les émeutes de la faim ». Ces épisodes sont chroniques.

Depuis le mois de septembre 2019, la plupart des activités sont paralysées dans le pays. Des manifestations violentes réclament le départ du chef de l’État, à qui l’on reproche ses maigres réalisations, en dépit de ses nombreuses promesses.

Ces événements violents s’expliquent en partie par les inégalités criantes de cette société. En 2018, Haïti était classée 155e sur 157, comme l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Les différences entre la classe des plus riches et les plus pauvres se retrouvent dans tous les domaines. Un faible pourcentage de la population contrôle la majorité des richesses.

Dans un contexte économique et social aussi troublé, les risques de catastrophe humanitaire, d’émeutes sont de plus en plus élevés.

Plus de 70 % de la population sont dans la pauvreté ou risquent de devenir pauvres à la suite de n’importe quel choc économique.

L’inflation, pour le mois d’août 2019, est de 19,5 % en glissement annuel. Depuis une dizaine d’années, cette inflation n’a jamais été en dessous de 10 %.

Le pouvoir d’achat des ménages ne fait que diminuer de jour en jour. Dans un contexte économique et social aussi troublé, les risques de catastrophe humanitaire, d’émeutes sont de plus en plus élevés.

C’est quoi la somalisation ?

C’est un concept difficile à définir de manière exacte. Il a été créé pour désigner des pays où la situation politique, économique et sociale est à un niveau de dégénérescence telle que ces pays peuvent être comparés à la Somalie.

Depuis 1991, soit plus de 25 ans, la Somalie n’a pas d’État central, qui contrôle le territoire du pays.  Après la chute de son président-dictateur Siyad Barré, renversé par un coup d’État militaire, ce sont des bandes armées qui s’érigent en dirigeants.

Le pays connait une guerre civile qui dure encore. Plusieurs groupes armés divisent la Somalie en plusieurs régions et chacun lutte pour ses intérêts.

Bien qu’emblématique, la situation somalienne,  n’est pas unique au monde.

Des pays comme la Libye ou la République centrafricaine ont connu des situations presque identiques. À la chute de Mouammar Khadafi en Libye, suite à l’intervention militaire de l’occident, la situation du pays n’a fait qu’empirer.

L’État a failli. Il ne peut plus remplir sa mission. Haïti n’est pas loin de cet état de fait.

La Libye vit aujourd’hui encore au rythme des chefs de guerre. La Centrafrique également est désorganisée, depuis la chute de François Bozizé. Groupes rebelles, milices, bandits dirigent différentes régions et ne cessent de s’affronter, déconstruisant l’État centrafricain.

En général, il n’y a pas seulement des raisons politiques derrière la descente aux enfers de ces pays. Des différences ethniques, claniques, religieuses ou des considérations géopolitiques en sont aussi à la base.

Mais, quelles que soient les causes, les conséquences sont presque identiques. L’État a failli. Il ne peut plus remplir sa mission. Haïti n’est pas loin de cet état de fait.

Le pouvoir exécutif meurt à petit feu

Le président de la République, Jovenel Moise, est indexé dans des scandales de corruption, dès son accession au pouvoir.

Puis, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif sort un rapport qui met à mal l’image du chef de l’État.

Dans ce rapport d’audit sur la gestion des fonds Petrocaribe, les suspicions de corruption à l’égard du président sont lourdes. Depuis lors, une partie de la population ne cesse de réclamer sa démission.

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Après les émeutes de juillet 2018, Jovenel Moise renvoie son Premier ministre, Jacques Guy Lafontant. La situation ne s’améliore pas et le pays reste instable.

En mars 2019, le président se sépare de son Premier ministre une nouvelle fois. Il est remplacé par l’un des ministres démissionnaires de son gouvernement, Jean Michel Lapin. Le président et le Parlement n’arrivent pas à s’entendre sur la ratification de ce choix.

Depuis lors, la Primature n’a pas de chef légitime. Pour sortir du bourbier, le Premier ministre Jean Michel Lapin, chef d’un gouvernement déjà démissionnaire, démissionne. Un nouveau PM est nommé, Fritz William Michel. Lui non plus ne passe pas  le cap du Parlement.

Dans cet imbroglio administratif et politique, personne ne sait qui est le Premier ministre du pays. Jean Michel Lapin signe encore des nominations.

Finalement, le Palais national est en crise. La Primature est plongée dans le chaos. Le gouvernement n’a pas de budget voté depuis deux ans. Le pouvoir exécutif sombre.

Le pouvoir législatif dans la tourmente

Depuis le 9 septembre 2019, le Parlement haïtien, bicaméral selon la Constitution de 1987 est boiteux.

Les députés sont partis pour leur dernière vacance parlementaire. Ils ne peuvent revenir que sous convocation extraordinaire du président de la République.

En janvier 2020, ils devraient être remplacés par une nouvelle législature. Cette éventualité n’est plus à l’ordre du jour, car les élections qui auraient dû se tenir en octobre 2019 ne seront pas organisées. Il se profile à l’horizon un Parlement caduc.

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Le Sénat de la République, qui siège en permanence, est dysfonctionnel. La dernière tentative de séance des pères conscrits remonte au 23 septembre 2019, pour tenter de ratifier le choix du Premier ministre Fritz William Michel.

Avant cette tentative, les séances étaient rares. Un groupe de sénateurs, opposants au chef de l’État, sont activement impliqués dans la lutte pour obtenir son départ.

Des gangs armés font la loi et remplacent l’Etat 

L’insécurité atteint des records. Des chefs de gangs bien armés, puissants, contrôlent certaines zones du pays.

Ces bandits, qui ont aussi des connexions politiques, évoluent au vu et au su de tous. La Police nationale d’Haïti est dépassée. Elle ne peut pas garantir la libre circulation des personnes et des biens. Pas moins de 76 gangs sont répertoriés dans tout le pays, et certains ont des troupes nombreuses.

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Dans quelques localités, même au sein dans la capitale, ce sont les gangs qui gèrent un ensemble de services que l’État central est censé garantir.

Ainsi, à Canaan, la propriété des terrains est entre les mains des bandits. Ce sont eux qui décident à qui vendre et comment vendre des parcelles de terre.

Tout le Sud du pays dépend de la bonne volonté des gangs, pour interagir avec Port-au-Prince.

À Fontamara, les gangs contrôlent la distribution de l’eau potable et de l’électricité. Les habitants de la zone doivent chaque mois payer leur consommation électrique, dans un bureau que les bandits ont installé.

Tout le Sud du pays dépend de la bonne volonté des gangs, pour interagir avec Port-au-Prince. Les affrontements entre gangs rivaux font des centaines de morts.

Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2018, des dizaines de personnes sont massacrées à La Saline, sous les balles de bandits.

À Carrefour Feuilles, le 24 avril 2019, les bandits tuent et blessent une dizaine de membres de la population. Vols, viols, détournement de camions alimentaires ou de pétrole, enlèvements contre rançon, ce sont autant d’exactions qui sont devenues monnaie courante.

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Une situation explosive

Il y a près d’un mois que presque rien ne fonctionne dans le pays, même si la situation était instable bien avant.

Les écoles sont fermées. Les entreprises, quand elles ouvrent leurs portes, travaillent au ralenti. L’administration publique accumule les dettes envers ses employés. Le pétrole se fait rare de façon récurrente. Les recettes fiscales sont sans cesse revues à la baisse.

Les manifestants défient l’État et ferment les bureaux de l’administration publique. Des entreprises sont incendiées.

Au mois de juin 2019, le ministre de l’Économie et des Finances, Ronald Décembre, prévoyait déjà des pertes estimées à des dizaines de milliards de gourdes. C’est sans compter le déficit budgétaire que l’administration de Jovenel Moise traîne derrière elle depuis environ deux ans.

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Le nouvel épisode de « peyi lòk » a des conséquences désastreuses sur l’inflation. Les routes sont coupées, ce qui empêche la libre circulation de certains produits comme les légumes.

Dans les villes de province, la situation est presque insurrectionnelle. Les manifestants défient l’État et ferment les bureaux de l’administration publique. Des entreprises sont incendiées. La Police nationale est accusée de réprimer des manifestations de manière violente.

Des menaces de « dechoukaj » sont proférées, si le président ne remet pas sa démission dans les plus brefs délais. Le pays est à la dérive et la situation fait craindre le pire. Le spectre de la somalisation se rapproche, si rien n’est fait.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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