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Pile de cadavres, blessés et terreur, des habitants de Martissant disent l’horreur sur place

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«Lorsque personne n’est à l’abri, obligation est alors faite à tous de se soulever. Car c’est le seul moyen d’espérer s’en sortir», dit Marckenley

Cet article contient une photo choquante. Nous choisissons d’en faire la publication parce que, mieux que des mots, elle dit l’inhumanité de la situation et son coût humain

Depuis jeudi matin, Marckenley est dans la rue. À cause de l’insécurité régnant à Martissant, le jeune étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines a dû fuir son chez lui, tout comme plusieurs centaines de familles. Il a pu emporter avec lui uniquement sa Carte d’identification nationale.

« Pour ma sécurité, j’ai dormi sur le toit d’une maison, mercredi soir, raconte Marckenley. Des individus menaçaient de mettre le feu à la maison, si je n’ouvrais pas. Je me suis alors sauvé. J’ai grimpé sur le toit d’une maison qui m’a permis de rester caché loin de leur regard. J’y ai passé la nuit et dès le lendemain matin, j’ai utilisé mes propres stratégies pour quitter la zone ».

Personne n’a été épargné. Les habitants de Martissant sont accusés d’être de connivence avec des groupes de « Ti bwa ». Le groupe baptisé 5 Segonn du Village de Dieu s’appuie sur cette accusation pour envahir la zone. Une alliance est établie entre des gangs du Village et ceux de Grand-Ravine. Et pourtant, selon Marckenley, en juin 2020, une trêve a bel et bien été instaurée, notamment au niveau de la troisième circonscription. « Et même quand il y a eu cette importante montée des cas de kidnapping dans le pays, elle semblait tenir», remarque-t-il.

Différentes victimes 

Habitant à Clercine, mais professeur au collège Aurore de Fontamara, Dumond Gilles Bernard n’a pas échappé à la situation de panique qui régnait à Martissant. Comme Boucher John-Woobens qui a dû dormir chez sa mère en ville, il n’a pas pu rentrer chez lui.

Dumond est allé dispenser son cours mercredi matin aux environs de dix heures. Le normalien confirme avoir entendu des détonations en provenance de Martissant, de Grand-Ravine et de Tibwa tout le long de la journée. Et quand à la fin de son service il a voulu rentrer chez lui, les choses avaient déjà empiré.

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« Il n’était que deux heures, mais aucun transport public n’était disponible pour aller à portail Léogâne. Après quelques minutes passées à la station de Fontamara, j’ai vu un homme passer avec deux [perforations de] balles dans sa jambe, puis un autre qui, derrière une motocyclette, avait reçu une balle à la bouche. »

Plus les détonations s’amplifiaient, plus il devenait impossible de circuler, et plus la panique régnait. Dumond est resté au collège jusqu’au lendemain matin. Il a pu rentrer chez lui grâce à un chauffeur de camionnette qui a décidé d’aller à Portail malgré les tirs qui n’avaient point cessé. Mais le trouble s’est davantage installé quand il a fallu savoir quel chemin emprunter. Les passagers voulaient prendre la route habituelle, le chauffeur lui, était contre. Tous voulaient éviter de rencontrer les bandits. Personne ne savait quoi faire. Et Dumond encore moins. « Je ne connais aucune autre route dans la zone, hormis celle conduisant à l’école où je travaille, dit-il. Le chauffeur a finalement cédé à la demande des passagers et heureusement pour nous, les bandits avaient évacué la zone.»

Toutefois, le spectacle n’aura pas été des plus agréables. Le cœur serré, Dumond dit avoir compté les cadavres d’au moins sept hommes qui ne devaient même pas avoir encore quarante ans. Et aussi, il a vu des dizaines de blessés, dont des enfants.

Ce même jeudi, un photojournaliste tombera sur le corps sans vie d’un vieillard qu’il dit avoir reconnu: « Je l’ai croisé à Martissant. Il suivait son chemin et est entré dans un corridor. Quand j’y suis retourné le lendemain, je l’ai retrouvé mort sous une tonnelle ».

Un photojournaliste tombera sur le corps sans vie d’un vieillard qu’il dit avoir reconnu. Photo : Edris Fortuné / Martissant, 4 juin 2021

Ce photojournaliste n’aura pas été le seul de la corporation à vivre des éléments traumatisants. Le vendredi 4 juin, Derkens Souffrant, un journaliste reporter a été pris dans un guet-apens entre Martissant 23 et 19.

« Je me suis rendu sur la place de Fontamara pour réaliser un travail de reportage. Sur le chemin du retour, j’étais sur une moto, lorsque des bandits ont tiré au-dessus de ma tête et ont brisé mon téléphone », raconte-t-il.

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Lui-même père de deux filles, Yves Guerrier a rebroussé chemin alors qu’il tentait de rentrer chez lui. Le quinquagénaire revenait des Cayes d’où il est originaire. Arrivé aux environs de La marine à dix heures du matin, le bus dans lequel il était n’a pas pu progresser.

« Mon père a dû rentrer aux Cayes avec le bus parce qu’à six heures de l’après-midi le propriétaire a appelé le chauffeur pour lui ordonner de rebrousser chemin », affirme Saphirah Guerrier, l’aînée de Yves Guerrier.

De lourdes pertes

Que ce soit au niveau des biens matériels ou des vies humaines, les pertes sont considérables. « Je connais beaucoup de personnes qui ont été tuées et dont les corps ne seront point retrouvés puisque les bandits les ont brulés immédiatement après. Et avec eux, leurs maisons ».

Pour Marckenley désormais sans domicile fixe, c’est bien la première fois que Martissant vit pareil cauchemar. Cauchemar dont le premier responsable est l’État haïtien, à son avis. « Plusieurs autres gangs et chefs de gangs se sont succédé depuis Bien-Aimé — un ancien caïd de la localité. Les gouvernements ont alimenté les gangs jusqu’à faire d’eux des incontournables pour les postes électifs comme la députation, parce que ce sont eux qui détiennent les armes. Aujourd’hui, c’est le peuple qui en paie les frais ». Lorsque personne n’est à l’abri, obligation est alors faite à tous de se soulever. Car c’est le seul moyen, dit-il, d’espérer s’en sortir.

Genèse de l’attaque

Cette démonstration de force à Martissant est le résultat d’une volonté de contrôler la troisième circonscription, selon Marckenley qui habite Martissant depuis ses trois ans et confirme connaître la zone comme le fond de sa poche. Autrement dit, un désir de pouvoir que les gangs sont prêts à assouvir par les armes.

L’armement militaire des ghettos n’est plus un secret. D’ailleurs, Grand-Ravine s’est forgé une réputation dans le domaine. « Il a toujours été le plus armé des environs ». Pour expliquer cette réputation, Marckenley évoque de nouveau le nom de Félix Bien-Aimé qui, selon lui, y a joué un important rôle au commencement. « C’est cet individu qui a commencé à faire entrer des armes à Grand-Ravine. Félix Bien-Aimé avait de très bons rapports avec le gouvernement Lavalas qui s’est accaparé des groupes de gangs du quartier ».

Les trafics d’armes se sont alors multipliés grâce au financement étatique.

Et jusqu’à Ti Kenkenn, un bandit, « les gangs ont toujours eu argent et armes pour fonctionner normalement, rapporte Marckenley. Mais Ti Kenkenn sera assassiné puis remplacé par Tèt Kale qui sera lui-même encadré par le régime PHTK au pouvoir ».

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Tèt Kale ne fera pas long feu. Il sera arrêté après avoir tenté de quitter le pays. Et justement, « après son arrestation, différents groupes et chefs de gangs émergeront. Parmi eux, Bougòy ». Sans foi ni loi, ceux-là se mettront à tuer et à agrandir leurs territoires. Le défunt Arnel Joseph aura entre-temps déjà été un puissant chef au Village de Dieu. Lequel entrera en conflit avec base Pilate et Grand-Ravine, deux camps longtemps opposés.

Une paix compromise

Arnel ayant abandonné le Village de Dieu pour se rendre à Petite rivière de l’Artibonite et s’étant fait arrêté, d’autres chefs de gangs y feront surface. Ceux-là s’allieront à Grand-Ravine. Et à son tour, Tibwa rentrera dans le conflit.

Les gangs de Tibwa sont considérés comme les favoris du régime PHTK. « Ils provoquent colère et frustration chez les autres gangs qui estiment qu’ils jouissent de tous les privilèges du gouvernement dont ils ont la protection. Parmi ces privilèges, il y a la gestion de bureaux pour le prochain référendum, prévus au niveau de Tibwa ».

C’est ainsi que le conflit a commencé à prendre de l’ampleur.

Le 2 juin 2021, soit une année après l’instauration d’une paix entre les gangs, la guerre a éclaté à Martissant. Des gens ont été assassinés, leurs corps brûlés. D’autres ont commencé à fuir leurs maisons, pillées et incendiées.

Widlore Mérancourt a participé à ce reportage

Les images sont du photojournaliste Edris Fortuné

Cet article contient une photo choquante. Nous choisissons d’en faire la publication parce que, mieux que des mots, elle dit l’inhumanité de la situation et son coût humain

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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