Si les conflits diplomatiques persistent, l’île entière est sous la menace de défis de taille
Un récent rapport des Nations Unies révèle que des groupes de gangs haïtiens font appel à des trafiquants dominicains pour se procurer armes à feu et munitions, illustrant ainsi la relation complexe entre les deux pays voisins, sur fond d’histoire commune et de défis partagés.
Au-delà des différences, les deux pays maintiennent une tradition de relations forgées sur l’aide mutuelle contre l’esclavage et la colonisation, ainsi que l’entraide. Ils ont également en commun des défis environnementaux, sécuritaires ou migratoires.
Les relations entre les deux parties de l’île remontent avant la révolution de 1804. Toussaint Louverture, dans une visée unificatrice, a envahi Santo Domingo, au début de janvier 1801, à la tête d’une armée de 25 000 hommes afin d’annexer la partie orientale de l’île alors sous contrôle espagnol.
Le 22 janvier 1801, les troupes espagnoles se rendent, puis remettent le contrôle de la capitale le 27 janvier. Ce qui fait de Toussaint le chef de l’île entière.
Au-delà des différences, les deux pays maintiennent une tradition de relations forgées sur l’aide mutuelle contre l’esclavage et la colonisation, ainsi que l’entraide.
Lorsque les forces françaises désertent la colonie de Saint-Domingue après leur défaite contre l’armée indigène, en novembre 1803, cela laisse entendre que l’indépendance est proclamée sur toute l’île. Cependant, la partie orientale était toujours occupée par les Français, jusqu’en juillet 1809.
La résistance française a défié les efforts de Jean-Jacques Dessalines pour récupérer l’autre moitié de l’ile.
Après avoir été sous le contrôle des Français, la partie orientale redevient une colonie espagnole, de 1809 à 1821, avec la pleine volonté des Dominicains voulant aussi se débarrasser des Français.
En 1822, lorsque le président Jean Pierre Boyer répond à l’appel des patriotes dominicains en se présentant à nouveau à Santo Domingo, il reçoit les clés de la capitale sans le moindre coup de feu. Ainsi, Haïti va occuper cette partie de l’île de 1822 à 1844.
«Les Haïtiens sont venus apporter la bonne parole aux Dominicains, en leur apprenant à être libres de toute tutelle européenne et particulièrement en abolissant deux fois l’esclavage dans cette partie du territoire», évoque à AyiboPost le géographe et spécialiste d’Haïti et de la République Dominicaine, Jean-Marie Théodat.
Lorsque le président Jean Pierre Boyer répond à l’appel des patriotes dominicains en se présentant à nouveau à Santo Domingo, il reçoit les clés de la capitale sans le moindre coup de feu. Ainsi, Haïti va occuper cette partie de l’île de 1822 à 1844.
De 1844 à 1856 suivra une série de campagnes menées par les Haïtiens en vue de reconquérir la République Dominicaine, qui avait déjà proclamé son indépendance vis-à-vis d’Haïti. Les Dominicains vont considérer ces velléités comme des menaces, jusqu’à la signature d’un traité de Paix, d’amitié, de commerce et de navigation entre les deux pays en juillet 1867.
Toutefois, lors de la guerre de la restauration entre 1863 et 1865, opposant les indépendantistes dominicains à l’Espagne, «l’aide des Haïtiens a été indispensable, fondamentale dans ce projet de reconquête de l’indépendance», reconnaît Edwin Paraison, ancien consul d’Haïti en République Dominicaine.
Au cours de cette période, les insurgés dominicains ont bénéficié du support du président Fabre Nicolas Geffrard, avec des troupes, des armes et des munitions.
En 1871, le gouvernement du président Buenaventura Baez, a sollicité l’annexion de la RD aux États-Unis d’Amérique, ce qui aurait transformé ce pays en un État de l’union. Le projet constituait du coup un danger pour l’indépendance haïtienne.
«C’est l’insistance des Haïtiens pour condamner l’attitude du dictateur qui va faire échouer le plan», précise le maître de conférences à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Jean-Marie Théodat.
L’aide des Haïtiens a été indispensable, fondamentale dans ce projet de reconquête de l’indépendance.
En septembre 1930, une grande empathie haïtienne s’est manifestée après le passage du violent ouragan «San Zenón», laissant plus d’un millier de morts et de blessés en République Dominicaine, sans compter de pertes économiques. Les Haïtiens ont été les premiers à porter secours à l’État voisin par le biais du gouvernement de Louis Eugène Roy.
Un montant spécial de 100 000 gourdes fut voté par le gouvernement en vue de financer l’aide d’urgence. Des collectes de fonds furent organisées pour recueillir l’argent nécessaire.
Le gouvernement envoya également des médecins, des infirmières, des ingénieurs ainsi que des matériaux afin de réparer le pont reliant Santo Domingo et le reste du pays.
La Croix rouge haïtienne s’est mise en branle ainsi que d’autres organisations pour collecter des vêtements, des provisions alimentaires pour ensuite les acheminer par bateau vers la République Dominicaine.
Cet important geste d’entraide fut vivement salué par le président Trujillo, le 8 septembre 1930.
En septembre 1930, une grande empathie haïtienne s’est manifestée après le passage du violent ouragan «San Zenón» […] Les Haïtiens ont été les premiers à porter secours à l’État voisin par le biais du gouvernement de Louis Eugène Roy.
Lors du violent séisme de 2010, le gouvernement dominicain d’alors est venu aider Haïti avec non seulement des médicaments, de la nourriture, mais le don du campus de Limonade, inauguré en 2012.
Lors de la guerre d’avril 1965, en réaction au débarquement d’envahisseurs américains en RD, un groupe composé d’une cinquantaine d’Haïtiens, qui, pour la plupart, fuyaient la dictature de Duvalier en Haïti, se sont combattus aux côtés des patriotes dominicains.
Parmi eux, l’histoire retiendra les noms de Fred Baptiste, Jacques Viau qui dirigeaient deux commandos ainsi que Lionel Vieux.
Si l’île est séparée par une frontière terrestre et une différence linguistique, cela n’empêche pas l’existence de similitudes historiques et culturelles entre les deux peuples.
Dans son ouvrage «Atlas Folklórico de la República Dominicana», le sociologue et folkloriste dominicain Dagoberto Tejeda Ortiz catégorise les esprits du panthéon vodou dominicain en 21 divisions, se regroupant en «legbá», «guedé», «radá», «ogún», «india» et «petró».
Une réalité qui ne diffère guère du vodou haïtien, où elles sont connues sous l’appellation de «21 Nanchon» faisant référence aux 21 tribus d’origine des anciens esclaves africains dans la colonie de Saint-Domingue au 19e siècle.
Si l’île est séparée par une frontière terrestre et une différence linguistique, cela n’empêche pas l’existence de similitudes historiques et culturelles entre les deux peuples.
Toutefois, au cours du 20e siècle s’est cristallisée une haine du côté dominicain vis-à-vis des Haïtiens.
Kesler Bien-Aimé, sociologue, ayant travaillé sur la question du patrimoine des deux côtés de l’île observe que les Dominicains basent leur identité sur un nationalisme colonial.
Ainsi, selon docteur Bien-Aimé, «les Dominicains se sont rattachés au colon et se démarquent avec un nationalisme interne». Ce qui est caractérisé par un anti-haïtianisme et un déni de toute appartenance à l’Afrique.
Une orientation qui «se base essentiellement sur une idéologie raciste», pense la cinéaste Rachèle Magloire. Aussi, les Dominicains se placent à l’opposé des Haïtiens parce qu’ils les identifient à l’Afrique, poursuit la cinéaste.
Pour le prêtre jésuite Osvaldo Concepción, du point de vue historique, les deux pays ont choisi deux projets politiques différents. «D’un côté, celui de la République d’Haïti était la construction d’un État de liberté pour les anciens esclaves. Pour la République Dominicaine, il n’y avait pas ce projet d’avoir une république».
Les Dominicains se sont rattachés au colon et se démarquent avec un nationalisme interne. Ce qui est caractérisé par un anti-haïtianisme et un déni de toute appartenance à l’Afrique.
Dans son ouvrage «Race and politics in the Dominican Republic», le professeur d’étude ethnique du Colorado State University, Ernesto Sagás, précise que le peuple dominicain laisse essentiellement de côté les mots «noir» et «mulâtre» de leur vocabulaire pour les remplacer par le terme «indio» moins traumatisant et socialement acceptable, justifiant aussi leur descendance hispanique et indienne.
Pour comprendre la façon dont les Dominicains revendiquent leur appartenance, il faut aussi observer l’exposition de leur patrimoine à travers leur scénographie urbaine, disent des spécialistes.
Alors que plusieurs pays de l’Amérique latine rejettent le personnage de Christophe Colomb, eux, ils le vénèrent. Ce personnage a, entre autres, initié deux des plus grands crimes de l’hémisphère occidental : le génocide brutal des Indiens et l’horrible commerce triangulaire.
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C’est ainsi qu’en 1986, sous la gouvernance de Joaquín Balaguer, les autorités dominicaines vont entamer l’édification du monument «Faro a Colón» en mémoire de Christophe Colomb, à Santo Domingo. C’est un projet initié par le dictateur Rafael Trujillo. Ce chef d’État porte par ailleurs la responsabilité du massacre d’épuration ethnique de 1937 : jusqu’à 35 000 Haïtiens ont été tués par les dominicains.
Il s’agit d’un gigantesque phare couplé d’un mausolée de 210 m de long et de 59 m de large, estimé à 70 millions de dollars américains. Ce projet a été jugé obscène par des Dominicains à l’époque.
Cependant, en Haïti, après la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier en 1986, la statue de Christophe Colomb au Bicentenaire a été violemment déboulonnée.
Pour comprendre la façon dont les Dominicains revendiquent leur appartenance, il faut aussi observer l’exposition de leur patrimoine à travers leur scénographie urbaine.
Le fonctionnement de l’économie insulaire entraîne un drainage considérable de la main-d’œuvre haïtienne vers la république voisine, dès la fin du 19e siècle, pour travailler dans les «bateyes».
En 1992, le sociologue Wilfredo Lozano évalue la quantité de travailleurs haïtiens évoluant dans l’agriculture entre 60 900 à 197 900.
Aujourd’hui, la canne à sucre cesse d’être le pilier de l’économie dominicaine, au profit de secteurs plus lucratifs tels que : le tourisme, la construction, la culture des agrumes, du riz, du café, etc.
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Dans une étude menée par Instituto Nacional de Migración – INM de la République Dominicaine en 2020, sur l’estimation de la demande des travailleurs étrangers dans les secteurs de la construction et de l’agriculture, les ouvriers haïtiens étaient au nombre de 88 264 dans le secteur de la construction, soit 29,21 % du total des ouvriers.
Avec 111 867 travailleurs, 28,15 % des employés du secteur agricole et de l’élevage sont Haïtiens. Tandis qu’ils représentent 9,54 % dans le domaine de l’hôtellerie et de la restauration.
Le fonctionnement de l’économie insulaire entraîne un drainage considérable de la main-d’œuvre haïtienne vers la république voisine, dès la fin du 19e siècle, pour travailler dans les «bateyes».
En 2022, selon les données du Centro de Exportación e Inversión de la República Dominicana (ProDominicana), Haïti représente le 2e partenaire d’exportation de la République Dominicaine avec 1 040 millions de dollars US, dans des produits manufacturés, biens intermédiaires, alimentaires, cimenterie, charcuterie, etc.
Ce qui fait qu’Haïti demeure un marché vital pour l’économie dominicaine.
Par ailleurs, à cause de l’insécurité, des milliers d’Haïtiens, parmi eux des artistes, ont traversé la frontière ces dernières années. Ils vivent en république voisine et y investissent leur argent. Des Dominicains travaillent aussi en Haïti dans certaines industries, comme la construction.
De 2020 à 2021, les universités dominicaines reçoivent 105 021 étudiants haïtiens, selon les écrits du ministère de l’Éducation de la RD, ce qui place Haïti en tête de la liste des pays ayant le plus grand nombre d’étudiants en territoire voisin. Des femmes d’Haïti se rendent aussi en RD pour recevoir des soins médicaux. Ce sujet se trouve instrumentalisé régulièrement par la droite dominicaine.
Si les conflits diplomatiques persistent, l’île entière est sous la menace de défis de taille tels que : le changement climatique, l’exploitation minière, la corruption, l’insécurité, etc.
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Dans le récent rapport d’un groupe d’experts de l’ONU mentionnant les actions criminelles de diverses personnalités en Haïti, il est fait mention de la République Dominicaine comme faisant partie de l’itinéraire du trafic illicite d’armes à feu en provenance des États-Unis.
Selon ce rapport, une «grande partie du trafic passe sous les radars», ce qui révèle la dimension transnationale de la question sécuritaire sur l’île entière.
Dans le récent rapport d’un groupe d’experts de l’ONU […], il est fait mention de la République Dominicaine comme faisant partie de l’itinéraire du trafic illicite d’armes à feu en provenance des États-Unis.
Sur le plan culturel, il y a des échanges assez dynamiques entre les deux peuples.
«Au cours des années 1990, jusqu’au début des années 2000, Haïti participait au carnaval dominicains avec des chars allégoriques. Mais, cela n’existe plus depuis quelques années», regrette Edwin Paraison.
Il y a également des collaborations artistiques entre des artistes des deux côtés de l’île.
Edwin Paraison est coordonnateur de la «Fundación Zile», un organisme binational œuvrant dans la coopération entre les deux parties de l’île et qui a initié en 2011, la «Semaine de la diaspora».
Ce rendez-vous de convivialité entre les deux peuples se concentre autour d’une vingtaine d’activités dans les domaines tels que : le sport, la culture, l’éducation, etc.
L’association haïtienne Sol Scène, opère dans le domaine culturel depuis 2015. À travers des initiatives telles que : «Rencontres de création haïtiano-dominicaine », «Base binationale de données artistiques et Culturelles», son directeur artistique Daphné Ménard, entend «créer une ouverture entre le secteur culturel haïtien et dominicain».
Sur le plan culturel, il y a des échanges assez dynamiques entre les deux peuples.
L’Association «Caracoli» fondée en 2007, travaillant dans le milieu culturel haïtien, entreprend également des initiatives de renforcement des capacités, d’encadrement d’organisations culturelles ainsi que le dialogue Binational afin de mettre en évidence les similarités de l’île.
«L’idée de départ c’est de mettre en évidence les choses qui nous rassemblent parce que l’actualité est toujours orientée vers les divergences entre Haïti et la République Dominicaine», relate Pascale Jaunay, directrice de l’association.
Ce projet de dialogue veut construire des liens entre des artistes de l’île. Il veut mettre en place une base de données binationale, des échanges de presse, etc.
Pour sa directrice, Pascale Jaunay, «l’idée, c’est de mettre la culture au centre des relations».
Malgré la détérioration des rapports entre les deux pays ces dernières années, la réalité insulaire oblige des deux côtés de «faire tous les efforts possibles afin de préserver la bonne convivialité», encourage Edwin Paraison.
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Si la complémentarité entre les deux économies profite essentiellement à la République Dominicaine, le géographe Jean-Marie Théodat soutient qu’il «faut réorienter les relations entre les deux États dans un sens plus apaisé et réciproque».
Smith Augustin, ancien ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine, pour sa part, pense qu’il ne s’agit pas «de rompre les liens, mais de les préserver tout en défendant les intérêts d’Haïti ».
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