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« Fatras Port-au-Prince » : Jean-Marie Théodat et la mémoire haïtienne

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Jean-Marie Théodat, géographe, universitaire et écrivain, réunit ses fatras publiés dans Le Nouvelliste de 2015 à 2019 en un recueil solaire qui entend, à travers ces bribes de vies haïtiennes, redonner souffle et espoir, rappel des forces cachées sous les piles laides du quotidien

Port-au-Prince et ses fatras : une longue histoire de colère, de lassitude, que beaucoup préféreraient glisser par fierté sous un tapis discret. Une mairie débordée, un État qui peine à se faire respecter, des ordures s’immisçant dans le moindre interstice disponible, de préférence dans les quartiers défavorisés. Des décharges sauvages qui défigurent l’horizon, les plages plus du tout paradisiaques, et empoisonnent (au sens littéral comme au sens figuré) la vie des habitants en même temps qu’elles saturent l’atmosphère de leur fumet peu engageant. Avec la montée en puissance des gangs et la multiplication des massacres, certaines d’entre elles de devenir de véritables cimetières à ciel ouvert, accueil des cadavres torturés, des espoirs communs jetés au rebut.

« « On finit tous par monter à bord » disait Maurice, le chauffeur du camion jaune. Avec son air espiègle, il s’adressait aux marchandes qui n’étaient pas toutes insensibles à ses blagues salaces, et attendait son heure. Moi, je le trouvais philosophe de continuer à essayer ses charmes au milieu de tout ce fatras. Il avait l’air totalement insensible aux miasmes, imperméable aux odeurs, inaccessible à la puanteur. Et ça marchait. Il embarquait de temps en temps dans son camion une donzelle au sourire éclatant. Moi, j’attendais mon heure en remplissant des seaux de fatras. Depuis, j’en ai rempli des poubelles, depuis j’en ai vidé des seaux. Et Legba n’a toujours pas tenu ses promesses. Donc, ce sont d’autres ordures en moi que j’ai créées. Reste-avec de moi-même, je continue de balayer en attendant tranquillement mon tour de monter dans le grand camion, de sauter par-dessus l’épaule des éboueurs. »

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Comme le soulignait une enquête d’AyiboPost fin janvier, maintenant que loi est faite sur des pans entiers de la cité et sur les axes clés par les groupes de bandits armés, les camions-bennes ne se risquent plus jusqu’aux centres de décharge usuels, qui impliqueraient un passage par La Saline par exemple. À moins de vouloir risquer braquages, rançonnages voire pire encore. Les déchets des pauvres comme des riches citoyens se retrouvent brûlés au grand air dans le quartier du Bicentenaire, avant d’être poussés sans plus de façon à la mer par les loaders. Guère besoin de s’appesantir sur les risques sanitaires et écologiques inhérents à de telles pratiques expéditives.

Les fatras de Port-au-Prince, leur accumulation anarchique, en ce sens, ont fini par acquérir une dimension politique. Par devenir le symbole (l’un des plus visibles) du chaos national actuel. De l’état de décomposition de feu l’ordre public.

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C’est avec ce contexte singulier à l’esprit que les « Fatras Port-au-Prince » de l’écrivain et universitaire haïtien, géographe et peintre Jean-Marie Théodat s’abordent.

« De temps en temps, des rafales d’armes automatiques traversent le silence de la nuit et viennent rappeler que nous sommes en guerre. Civile, de basse intensité certes, mais c’est la guerre. Le temps des pénuries, des réserves dans des bidons et des urgences médicales non satisfaites parce que les routes sont coupées et le risque très grand de recevoir un plomb si on s’aventure sans précaution dans les rues. L’électricité est rare et l’eau, il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’un fantasme au robinet devenu, dans toutes les maisons, un objet d’art pour antiquaires. Tout le monde boit de l’eau en bidon ou en sachet depuis longtemps. C’est dire que nous étions préparés à la guerre. » (‘29 septembre’)

Piles fatras ici, piles fatras là, piles fatras partout comme autant de rêves abandonnés par dépit sur le chemin. Des fatras que Jean-Marie Théodat a comme délicatement ramassés et déchiffrés à sa façon de 2015 à 2019 dans ses chroniques pour Le Nouvelliste, avant de les regrouper enrichis dans ce fascinant (et, oui, optimiste) recueil publié aux Éditions Parole.

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« Fatras » : bien sûr, il faut saisir le sens ironique du terme. Plutôt que des déchets à proprement parler, ce sont des trésors oubliés de la culture populaire, langagière, musicale, politique et spirituelle dont il est question. Nul besoin de recyclage, seulement d’un coup de balai bien balancé sur la crasse organisée par ceux qui n’aiment que trop que les mémoires faiblissent pour rappeler – surtout à la jeunesse qui peine à voir poindre la lumière de demain – qu’Haïti est riche, sous ses piles fatras trop visibles dans les rues ou trop présentes dans les têtes.

« La musique est sans doute ce par quoi l’identité haïtienne est restée la plus attachée à ses racines. Ce par quoi notre amitié est la plus irriguée aussi. Le répertoire populaire est d’abord celui des musiques sacrées comme dans toute la diaspora noire des Amériques. Le vodou, la santeria ou candomblé, ont inspiré des musiques sacrées dont les rythmes s’accordent à travers toute la négritude. La musique parle toujours de cette même expérience qui va du déracinement à la reviviscence du patrimoine musical et spirituel des descendants d’esclaves. Cela comporte également des emprunts aux musiques européennes qui témoignent de la diversité de notre humanité, de la richesse de nos héritages. Mais toujours, la musique reste le lieu d’expression de nos aspirations les plus profondes. » (‘Le son du Badji’)

Car des fatras étouffants aux contes ou aux leçons de vie, il n’y avait non pas un pas à faire mais un regard à porter. Si la géographie est la discipline de l’espace, de l’organisation urbaine, la littérature est elle l’affaire des ultra-sensibles et des observateurs.

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« S’il leur arrive de dire un mot, ils n’atteindront jamais l’île Ronde, l’île parfaite, la seule d’entre les Arcadins qui marche et se dérobe à l’abordage des gens indélicats. Les autres îles sont sales et seront bientôt ensevelies sous une couche de plastique endurcie. L’île Ronde est rebelle. Elle s’éloigne des déchets et de ceux qui l’approchent sans être pénétrés de ce sentiment de terreur sacrée qui protège les idoles. C’est pour cela qu’on ne peut y arriver qu’à pied. Même le bruit des rames brassage à gestes souples, rythmés, l’eau noire et profonde ferait fuir cette île à l’ouïe vétilleuse et sublime. » (‘La parade des îles’)

Le géographe-écrivain Théodat, un œil, une plume, des carnets et des crayons de dessin toujours prêts à jaillir de la besace, porté par l’amour inconditionnel pour sa terre créole, pour son peuple malmené, semblait être l’homme destiné à remonter la piste des fatras. Pour révéler les beautés et les logiques cachées derrière ces amas envahissants. Derrière ces preuves trop concrètes de ce qui ne va pas.

Point de pierre philosophale par ici, qui changerait les détritus en or, de remède magique (malgré l’omniprésence du merveilleux dans l’ouvrage) pour remédier aux maux que les fatras révèlent. Plutôt des fils remontés, ceux des souvenirs de l’enfance, des amitiés qui durent malgré les ratonnades de l’existence (inséparables Loulou et Denis, de l’adolescence à l’âge mûr), le sourire d’une très vieille dame anonyme, un rappel de qui était Konpè Filo (« symbole d’une double résistance : à la dictature, sur le plan politique, à la culture dominante, sur le plan intellectuel »), le parfum des daturas qui enivre, l’histoire de Bouki et Malice contée par un vieil homme aux airs de griot africain nommé Makaya (c’est que, il y a quelque chose qui relève de l’oralité dans ces « Fatras Port-au-Prince ». De la transmission ancestrale par la bouche). Et puis aussi, les jambes dévoilées d’une déesse (qui en est peut-être vraiment une. Ne s’appelle-t-elle pas Erzulie, après tout ?) qui troublent. Autant de saynètes sans rapport apparent avec les problèmes de salubrité ou de sécurité portoprinciens. Autant de photographies piochées dans l’inconscient collectif haïtien ou dans les réminiscences personnelles venues du temps d’avant le désespoir qui, peu à peu, devront dessiller les yeux des étrangers qui, tel un ancien Président des Amériques inculte et vulgaire, ne s’arrêtent qu’aux piles fatras-repoussoirs.

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Sont-ce ces mille sensations, ces innombrables rêves, ces explosions d’odeurs et de vues qui habitent chaque Haïtienne et chaque Haïtien, ce monde culturel sans limite, ces vies pleines de sève et de sens, qui sont des ordures à vos yeux ? Des piles de déchets bons pour la benne à ordures, sans intérêt, jetables selon les critères de vos sociétés acquises à la surconsommation ?

« Le rhum, qui dans les flasques coule tour à tour vers les gosiers, apporte ce supplément d’âme, dont la chaleur intime resserre les boyaux et requinque les nerfs de qui se sent devenir mou du genou.

Cet art de danser dans la boue développe, dans la marche rythmée de toute une foule, la compensation après l’effort, soit pour se nettoyer, soit pour se purifier avant d’entrer en carême. C’est une tradition au pays des Marrons. Aller jusqu’au bout de l’indécence, descendre au nadir de l’abject sans jamais rencontrer le point de la chute, semble devenu un cri de légitime débauche. Avant de retrouver le sens de la mesure dans les Cendres refroidies du Mercredi. » (‘Fatras Ka… Kanaval’)

Page de couverture di livre de Jean Marie Théodat, Fatras de Port-au-Prince

De la réalité du quotidien actuel à la transmission de connaissances qui ne doivent pas se perdre, du maelström politique à la tendresse du chien fidèle, ces « Fatras Port-au-Prince » détonnent par leur onirisme revendiqué, surprennent par la foultitude de leurs références populaires, enchantent par la bonté de leur ton et l’acuité de leurs analyses. Réponse superbe et empathique à cet étudiant agacé qui interpela un jour le professeur Théodat alors que celui-ci comparait l’économie haïtienne à la dominicaine, lui reprochant de dénigrer systématiquement le pays. En somme de n’y voir que ses… fatras. Tel un expert des arts martiaux, prenant le jeune homme blessé au mot, l’écrivain de se saisir de ces riens du quotidien, devenus monstres symboliques, pour l’inviter à un voyage mémoriel pourtant débordant de vie(s) sur la véritable terre haïtienne. Une terre dont le saccage, moral et physique, devient encore plus inadmissible lorsqu’on en a aperçu l’étendue, les possibilités empêchées.

« Fatras Port-au-Prince », Jean-Marie Théodat, Éditions Parole

Frédéric L’Helgoualch vit à Paris. Il écrit des critiques littéraires et a découvert la riche histoire et la foisonnante littérature d’Haïti à partir d’un livre de Makenzy Orcel, ‘Maître Minuit’. Depuis il tire le fil sans fin des œuvres haïtiennes. Il a publié un recueil de nouvelles, ‘Deci-Delà, puisque rien ne se passe comme prévu’ et un ebook érotique photos-textes, ‘Pierre Guerot & I’ avec Pierre Guerot.

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