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Au cimetière de Pétion-Ville, les fatras ont pris la place des morts

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Après sa destruction, le cimetière désaffecté est une décharge publique, et une gare routière

Il est presque deux heures de l’après-midi. Le soleil frappe de plein fouet. Des écoles ont relâché leurs élèves, et ceux-ci forment de petits groupes entre eux, en attendant un taptap. La poussière omniprésente recouvre souliers, habits, et yeux.

Derrière une file de camionnettes qui attendent les passagers de la route de frères, un homme baisse son pantalon pour uriner. Il semble ne pas remarquer les toilettes publiques construites à l’autre extrémité.

Tout près, une marchande de nourriture offre ses plats à qui le veut. Son stand se trouve à dix mètres d’une pile d’immondices, cachée en partie par une file de voitures visiblement tombées en panne. Des centaines de personnes se croisent, les chauffeurs crient à gorge déployée la destination de leur tap tap, et tout cela se mêle au bruit ambiant.

Une file de taptap attendant des passagers.

Rien ne ferait penser qu’il n’y pas longtemps, cet espace était aussi silencieux qu’un cimetière, parce qu’en fait, il en était un. Le cimetière de Pétion-Ville, où ont été enterrés des chefs d’État comme Louis Borno, a été détruit complètement en 2010, après le tremblement de terre, par la mairie de la commune. Il a été remplacé par une gare routière où désordre et saleté règnent en maîtres. Mais, plus important encore, jusqu’à présent, des familles ignorent ce qu’on a fait des restes de leurs défunts.

Détruire pour ne pas construire

Dominique St Roc a été maire de Pétion-Ville de 2016 à 2020. La destruction du cimetière a été décidée avant son mandat. La mairesse Claire Lydie Parent en avait pris la décision, mais Dominique St Roc était alors un collaborateur au sein de la mairie. Selon lui c’était la volonté de la mairesse de retirer le cimetière de son emplacement, à l’entrée de la ville. « Elle avait commencé à en détruire une partie, bien avant le séisme, dit Dominique St Roc. C’était dans le but de percer une route, la rue Metellus. Mais beaucoup de personnes avaient élevé leurs voix pour dire qu’on ne pouvait pas détruire un cimetière. »

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Alors, le tremblement de terre a été la parfaite excuse. Selon l’ex-maire, l’idée première était de construire une gare routière moderne. « C’était d’abord notre projet, concède Dominique St Roc. Mais cela aurait couté beaucoup d’argent. Et il aurait aussi fallu réorganiser complètement le transport en public de la zone, et empêcher que les tap tap arrivent à Pétion-Ville. Ensuite nous avons pensé à y construire un complexe administratif qui comprendrait la mairie. »

Cet énième projet n’a pu se concrétiser non plus. Selon Dominique St Roc, avant le pays lock, le Premier ministre Jean Michel Lapin avait jeté son dévolu sur l’espace. « Il était aussi le ministre de la Culture à l’époque et il voulait y construire un centre culturel. 200 millions de gourdes étaient disponibles. »

Finalement, ni gare, ni complexe, ni centre. Sinon un espace utilisé par le transport public, dans des conditions anarchiques. Une partie de l’ancien cimetière a toutefois été utilisée pour abriter les locaux des sapeurs-pompiers de la ville.

Des blessures encore vives

Le grand désordre qui règne à l’emplacement de l’ancien cimetière se pose sur des blessures encore vives.

My-Hans Moïse était adolescente quand sa grand-mère est morte. Elle a été enterrée au cimetière de Pétion-Ville en 2006, quatre ans avant sa destruction complète. Aujourd’hui encore, le souvenir de sa grand-mère dont elle était proche la hante quand elle passe près des lieux. « Je passais tous les jours aux côtés du cimetière pour aller à l’école, dit-elle. Et je me souviens du choc que j’ai eu en voyant des os mêlés à la poussière, lorsqu’on le détruisait. »

Mais la jeune femme a pu surmonter le traumatisme que pourrait représenter pour lui la destruction de l’espace ou sa grand-mère prenait son dernier repos : « J’ai fini par comprendre qu’une personne ne se réduisait pas seulement à son corps, mais aussi à son esprit. »

D’après le psychologue Jeff Cadichon, tout le monde n’a pas la capacité de réagir comme My-Hans Moise. « La vue est la porte d’entrée du traumatisme, et quelqu’un qui voit le cimetière détruit pourrait recevoir un choc considérable, dit-il. Mais certains ont une meilleure capacité d’intellectualiser, de changer leur façon de voir une situation pour éviter de sombrer. »

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Selon Jeff Cadichon, un sentiment de culpabilité peut se créer après un évènement aussi traumatisant, surtout si le processus de deuil n’était pas tout à fait abouti. Et cela, surtout s’il y avait des conflits dans la famille par rapport au lieu d’inhumation. Des conflits déjà présents pourraient être réactivés.

Dans le cas de la grand-mère de My-Hans Moise, c’est ce qui s’est passé. « Ma mère est encore affectée par tout cela, explique Moise. Elle dit tout le temps qu’elle n’aurait pas perdu ce qui lui restait de sa mère si elle était enterrée ailleurs. »

Les membres de la famille éprouvent de la colère envers eux-mêmes, et envers la défunte. « Nous avons une cave familiale dans un autre cimetière, mais ma grand-mère ne voulait pas qu’on l’y enterre. Elle voulait être au cimetière de Pétion-Ville. On a respecté sa dernière volonté, mais mes oncles et mes tantes se sentent coupables », explique My-Hans Moise.

In memoriam

D’après Dominique St Roc, les proches des morts avaient été contactés pour les informer qu’ils allaient déplacer les restes. « Claire Lydie Parent avait fait ouvrir des registres pour les proches, explique-t-il. Certains sont venus, d’autres pas. Mais les restes ont été transportés dans un autre cimetière, à Fatima. »

Cependant My-Hans Moise affirme que sa famille n’a pas été mise au courant. « Dans la zone où j’habitais, plusieurs autres personnes avaient des membres de leur famille dans ce cimetière, et eux non plus n’ont pas eu connaissance de cela», assure-t-elle.

 

Dans l’espace aujourd’hui abandonné, l’idée de créer un mémorial a effleuré l’esprit des responsables, mais finalement cela ne s’est pas fait non plus. My-Hans Moise croit qu’un tel espace de recueillement aurait pu aider les autres familles concernées à consumer leur deuil.

« Même si des familles étaient venues récupérer les restes de leurs proches pour les mettre ailleurs, cela n’aurait pas enlevé la somme de souvenirs qu’ils auraient de l’endroit. On aurait pu y construire une place publique, en plus du mémorial », pense-t-elle.

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Pour Jeff Cadichon, l’importance d’un mémorial ne doit pas être négligée. « Nous sommes proches de nos morts, explique le psychologue. Certains peuvent ne pas se rendre sur les tombes de leurs proches, mais d’autre si. Et il y en a qui organisent des services religieux en leur mémoire. C’est comme s’ils exprimaient leur gratitude envers cette personne disparue. »

Ne pas avoir la possibilité de le faire peut être mal vécu, et augmenter la détresse psychologique de la personne concernée, comme si la mémoire du mort était souillée. « Un mémorial aiderait, poursuit Jeff Cadichon. C’est un symbole qui participe de l’acceptation de la disparition de quelqu’un. Certaines décisions, comme détruire un cimetière, ne peuvent pas être prises à la légère. »

Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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