SOCIÉTÉ

Le problème de la disparition des morts dans les cimetières de Port-au-Prince

0

Les morts qui sommeillent au cimetière de Port-au-Prince n’y trouvent pas toujours une demeure paisible

Myrtho* se revoit au cimetière de Carrefour à l’inhumation de Bébétha Dieujuste le 10 avril 2015. La jeune femme de 25 ans avait perdu la vie le 31 mai 2014, lors d’un accident de la circulation dans le quartier de Trouin.

Pour soutenir son frère cadet, mari de la défunte, Myrtho avait pris sur ses épaules, les démarches des funérailles. L’homme a déposé la somme de 5 000 gourdes à la compagnie funéraire pour la location d’une cave au cimetière de Carrefour.

Onze jours après l’accident, les parents de Bébétha déposent son corps inerte dans ce caveau, alloué pour une période d’un an. Myrtho se souvient y avoir écrit : « Bébétha Dieujuste, 1989-2014. Repose en paix ».

En mars 2015, deux mois avant la fin du contrat de ferme, Myrtho retourne au cimetière pour vérifier l’état du caveau avant de payer pour une nouvelle période de 12 mois. « J’étais surpris de voir une autre inscription, avec le nom d’une autre personne sur le tombeau de ma belle-sœur » raconte Myrtho, l’air encore bouleversé.

Lire aussi : Ces haïtiens qui habitent au cimetière de Port-au-Prince

Terriblement choqué, il explique sa mésaventure à un homme qui semble vagabonder dans le cimetière. D’un ton calme, l’homme, lui répond avec ironie : « Ici, il est difficile pour un mort de passer trois mois dans un caveau ».

Du doigt, il montre à Myrtho, un grand trou au beau milieu du cimetière. « C’est ce trou qui sert de fourneau pour brûler les corps afin de libérer de l’espace. L’opération se fait d’habitude à trois heures du matin ».

On brûle les cadavres sans l’accord des parents

Sortir les cadavres des caveaux ne constitue pas une pratique inconnue des voisins du cimetière. Katia*, qui vit sur une colline, transformée en bidonville, non loin du cimetière de Carrefour, confirme ce que l’homme avait déclaré depuis 2015.

Selon elle, une odeur de viande rôtie envahit la zone fréquemment au petit matin. « Parfois, ils sont si empressés d’empocher une nouvelle somme d’argent, qu’ils brûlent les corps avant même la tombée de la nuit. De grosses flammes montent du cimetière alors que le soleil brille encore », révèle Katia.

Au cimetière de Port-au-Prince, Evans*, est un « Badjikan » qui travaille comme de nombreux autres hougans sous des péristyles improvisés. Il relate : « Parfois, très tard dans la nuit, on brûle le corps et le cercueil pour que la famille du prochain mort ne soupçonne rien et souvent, le gérant peut même jeter le corps du défunt dans d’autres caveaux abandonnés ». Il souligne qu’il est courant de sortir les cadavres des caveaux pour les brûler à l’air libre au grand cimetière de la capitale.

Il se souvient encore de la dernière scène créée par un gardien de caveau, trop pressé : « Il a fait sortir le corps et l’a brûlé en plein jour, mais l’odeur du corps en putréfaction a envahi la zone et les habitants ont tout de suite porté plainte aux responsables. Sa manœuvre découverte, l’accès au cimetière lui a été interdit. Mais moins d’un mois plus tard, il a repris ses activités ».

Un dossier sensible

Cinq ans après les faits, le responsable de la morgue qui a aidé Myrtho à trouver le caveau nie toute responsabilité dans l’affaire. Selon ses dires, les entreprises funéraires ne font qu’aider les parents n’ayant pas de cave familiale au cimetière à louer une place pour déposer un proche décédé. « La gestion des corps au cimetière ne dépend pas de l’entreprise funéraire, mais de la mairie », indique le responsable requérant l’anonymat.

La disparition des corps dans les cimetières de Port-au-Prince n’est que pure rumeur, « comme le retour à la vie des morts dans les morgues » se moque le responsable de la compagnie funéraire.

Pourtant, un ancien employé du cimetière de Port-au-Prince confie que les corps des défunts sont bel et bien brûlés pour répondre à la demande du marché, toujours riches en cadavres. « Tout le monde le sait, mais personne n’ose protester puisque chaque nouveau cadavre est une nouvelle opportunité pour tout le monde : la morgue, les représentants de la mairie, les propriétaires des caveaux, les gérants et les petites mains qui vident les caveaux », lance-t-il sous un air de regret.

Les gérants des caveaux ont plein pouvoir

Vider les caveaux bien avant la fin des contrats est une escroquerie qui n’est pas toujours l’œuvre du propriétaire de ces espaces, soutient Jean Junior F. Tibère. Ce jeune avocat a hérité un caveau de son père au cimetière de Carrefour. Pourtant il dit ne pas être systématiquement au courant des transactions effectuées par le gérant du caveau. « S’il y a un décès dans la famille, il faut vite contacter le gérant pour savoir s’il y a une place disponible ou s’il peut faire le nécessaire pour nous en donner une ». Donc, les propriétaires n’ont pas toujours le contrôle des caveaux.

Pour le jeune avocat, la relation existant entre propriétaires et gérants des caveaux complique la tâche de la justice quand il faut identifier le coupable. L’avocat met aussi l’accent sur le fait que la majorité des contrats de location d’un caveau ne sont pas formalisés.

Pourtant la loi est claire

Péguy Jean est journaliste et aussi avocat au barreau de Port-au-Prince. Pour lui, le fait même de vider le caveau bien avant l’expiration du contrat constitue « une violation du contrat qui est la loi des parties ». L’avocat rappelle que la partie qui se sent lésée dans de telles situations peut poursuivre l’autre partie en justice.

Mais dans le cas spécifique des caveaux, l’avocat Joseph Vilner parle de « violation de sépulture ou de tombe ». Selon les articles 304 à 306 du Code pénal, cet acte est une infraction et peut occasionner une peine allant de 3 mois à un an d’emprisonnement, rappelle Joseph Vilner.

Les autorités municipales dans le déni

À Pétion-ville, le maire Dominique Saint-Roc garantit qu’au cimetière central de la commune se trouvant sur la route de Frères, cette pratique n’existe pas. Il s’appuie sur le conseil de gestion du cimetière qui, selon lui, « vérifie la date de l’enterrement du dernier cadavre bien avant d’autoriser à procéder à la réouverture du caveau ».

Questionné sur le sujet, le maire de Carrefour Jude Édouard Pierre dit ignorer totalement l’existence d’une telle pratique dans sa commune. Le président de la Fédération nationale des Maires invite les victimes de ces actes d’escroquerie à « porter plainte à la mairie » afin qu’une suite adéquate soit donnée.

L’un des maires-assesseurs de Port-au-Prince, Kettyna Bellabe dit être au courant d’une telle pratique bien avant son élection à la mairie de la capitale. Elle confie que la mairie a mis en place une « structure » pour freiner ces genres de dérives dans ce cimetière. Elle aussi invite les parents victimes et les habitants de la zone du grand cimetière à porter plainte.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

Comments

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *