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Opinion | L’heure est grave en Haïti

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Les dérives gouvernementales doivent être dénoncées. La barre doit être redressée. Les Haïtiens doivent respirer

L’heure est grave en Haïti. Les événements de ces dernières semaines sont en train de sonner le glas de l’État de droit dans la république de Dessalines, Christophe et Pétion. Des massacres dans les quartiers populaires, des gangs armés qui s’organisent pour mater des mouvements, la banalisation de l’importance des décrets, la répression de sit-ins pacifiques, le non-respect des lois budgétaires et de la Constitution haïtiennes par le gouvernement, l’augmentation du chômage des jeunes, la famine dans les milieux ruraux, le désordre urbain général… un cocktail explosif.

C’est avec un pincement de cœur que nous observons ce délitement. Jour après jour. Le pouvoir en place s’empresse sans crier gare de ranimer des velléités dictatoriales que la jeunesse de ce pays abhorre et n’a nulle envie de subir. La dispersion à deux reprises d’un sit-in pacifique devant le ministère de la Justice — par essence le sit-in doit être pacifique — par la Police nationale d’Haïti (PNH) est une démonstration de ce penchant dictatorial, sans compter la diarrhée des décrets de l’Exécutif. Une violence gratuite pour tuer dans l’œuf tout nouveau réveil de la population.

Lire aussi: Les « Duvalier » dans l’histoire d’Haïti : crimes, exécutions et injustice

La démonstration du 7 juillet 2020 de gangs armés tirant en l’air au milieu d’une foule en liesse à l’entrée sud de Port-au-Prince sans aucune intervention de la PNH attise davantage les accusations de connivence des autorités et des forces de l’ordre avec les groupes armés. D’autant que sans être fin observateur, le constat est glaçant : la veille un sit-in de jeunes, pancartes et banderoles en main est asphyxié de gaz lacrymogènes et le lendemain, une manifestation armée, fusil d’assaut chantonnant, est ignorée par cette même police. Si des jeunes se font gazer parce qu’ils réclament le droit à la vie et celui de vivre dans leur pays, cela illustre le proverbe créole haïtien au sens propre comme au figuré, dan pouri toujou gen fòs sou bannann mi*.

Qu’on se rappelle les grandes manifestations du 6-7 juillet 2018, du 17 octobre et du 18 novembre 2018. C’était l’expression démocratique d’un peuple en colère, avec ses casses, ses hourvaris et ses déceptions. Quand la Police nationale d’Haïti (PNH) réagit pour contenir des foules — violentes — cela s’entend, l’on peut dénoncer la violence de la méthode, pas le motif. Toutefois, dans la méthode utilisée, la police doit répondre de ses actes quand elle porte atteinte à la vie et au droit des individus. Mais quand cette PNH viole indûment le droit constitutionnel des citoyens, illustrant une méthode dictatoriale, c’est tout à fait inadmissible.

Ce pays qui fatigue, mais que l’on veut préserver

Une amie diplomate m’a dit récemment qu’elle est fatiguée par ce pays. Et je la comprends. C’est probablement l’état d’esprit de tous les diplomates accrédités ici. Il faudrait être des extra-terrestres pour ne pas l’être. Je n’ose pas imaginer avoir affaire avec des énergumènes qui se prennent pour les plus intelligents de la terre. Mais votre silence peut être assimilé au cautionnement des actes du pouvoir. D’autant que les récentes analyses fallacieuses devant l’Organisation des Nations unies ne vont pas défaire cette perception. Puisque ceux qui veulent vivre dans ce pays, qu’ils parlementent dans les salons ou dans leurs quartiers, qu’ils organisent des sit-ins pacifiques, eux, connaissent la vérité. Ils la vivent cette vérité. Elle les pèse, cette vérité. Elle les écrase, cette vérité : ils sont fatigués, ils n’en peuvent plus de cet état délétère du pays.

C’est pourquoi, pour ces millions d’Haïtiens pour le moment léthargiques (le peuple a un réveil cyclique, attendez le prochain, il sera violent), les dizaines de jeunes ont voulu signifier au pouvoir, malgré la pandémie Covid-19, masques au visage : qu’ils veulent vivre dans ce pays. Sans des gangs armés. Sans la violence d’État. Sans les massacres impunis. Sans la petite ni la grande corruption.

Lire egalement: Les  »Duvalier » dans l’histoire d’Haïti : répression de la presse critique

Selon de récentes études, l’instabilité politique, le marasme économique et les catastrophes naturelles ont renforcé les tendances à l’émigration dans le pays (OECD/INURED, 2017). Des milliers de jeunes ont quitté le pays pour le Chili, la Guyane française ou les États-Unis en transitant par des pays de l’Amérique du Sud (Joseph, 2017 ; Mundo, 2016).

Pour le renouvellement de la classe politique, pour le maintien en vie de cette nation, les jeunes doivent rester dans le pays. D’ailleurs, ils l’ont exprimé lors de l’enquête Millennials mise en œuvre par l’Institut de consultation en informatique économie et statistique appliquées (ICIESA) entre avril et mai 2018 : ils aspirent à se former et à trouver des opportunités d’emplois.

L’heure est grave en Haïti

Si les jeunes Haïtiens, formés ou non, ne peuvent pas vivre dans leur pays, ils iront chez les pays amis. Ils prendront, découragés, le chemin de l’étranger comme cet homme de la diaspora revenu au pays après 1986, rapporté par Gérard Barthélémy dans le Pays en dehors : « Je finis par comprendre que plus cela change, plus c’est la même chose. […] tout en faisant le constat d’échec du mouvement du 7 février 1986, tout en pensant que le mal n’était pas encore éradiqué dans les racines et que la démocratie ne pouvait pas fleurir sur cette terre en friche, où ne se manifeste aucune velléité de changement dans les organes essentiels de l’État ».    

Le peu que la diplomatie et la société civile peuvent faire par respect pour les principes et acquis démocratiques est de condamner la violence d’État, exiger que les autorités répondent de leurs actes. Ce n’est ni le silence ni les complaintes entre-soi qui vont montrer au peuple de quel côté vous vous tenez.

Lire enfin: Les horreurs de la dictature des Duvalier racontées par Bernard Diederich

Il ne suffit plus de constater la dispersion violente d’un mouvement pacifique et l’ignorance de mouvements armés pour se rendre compte de la gravité de la situation en Haïti. Les tâtonnements du pouvoir en place, les indicateurs économiques au rouge, la dégradation du milieu urbain, l’appauvrissement des familles haïtiennes, les rapports sur les violations des droits humains, la cherté de la vie… l’on ne peut se voiler les yeux.

L’heure est grave, mais nous ne pouvons pas la laisser devenir asphyxiante pour la jeunesse de ce pays, pour les familles paysannes et les durs travailleurs de la petite classe moyenne. Les dérives gouvernementales doivent être dénoncées. La barre doit être redressée. Les Haïtiens doivent respirer.

*Traduction littérale : les dents pourries ont de la force pour mâcher la banane mûre. Signification : Il est facile de se montrer fort avec les faibles.

Yvens Rumbold

Photo couverture: Edris Fortuné

Contributeur Ayibopost

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