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Opinion | Le budget 2019-2020 et les pièges de l’économie haïtienne 

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Les évidences historiques de l’économie politique montrent qu’il est quasi-impossible pour un pays de résoudre ses problèmes institutionnels avant même qu’il y ait un mouvement de prospérité

Le budget 2019-2020 adopté en conseil des ministres le 5 juin dernier vient de replacer, en quelque sorte, l’État haïtien sur un sentier de normalité budgétaire.

Il faut rappeler que depuis août 2018, aucun nouveau budget n’a été adopté. Or, il s’agit d’un document central pour la planification du développement. Le budget 2017-2018, version rectificative, a été reconduit pour l’exercice fiscal 2018-2019, car la loi de finances initiale de cette année fiscale (2018-2019) déposée par le gouvernement au parlement n’a pas été ratifiée.

Pendant que le pays faisait face à la montée de plusieurs problèmes d’ordre macroéconomique, social et environnemental, l’incapacité de nos acteurs politiques à créer un véritable équilibre entre eux n’empêche l’urgence d’apporter des solutions claires et réfléchies. Le choix public haïtien est entravé chaque jour davantage alors que le pays connaît de sérieuses trappes (ou pièges) qui nuisent systématiquement au progrès et à la prospérité.

En effet, l’économie haïtienne, depuis sa création, n’a jamais connu une période de prospérité susceptible de garantir son émancipation. Il y a eu, bien entendu, des périodes moins mauvaises que d’autres, ceci, en fonction des facteurs externes tels que le prix des matières premières et l’occupation américaine, mais la prospérité n’a jamais été au rendez-vous.

L’État haïtien qui devrait endosser la nation de rationalité politique en de-risquant les véritables créateurs de la valeur (paysans surtout dans notre cas), s’est rangé du côté des extracteurs qui s’investissent dans des dynamiques de transactions génératives, capables de tuer littéralement notre économie.

Je l’ai déjà écrit, pour une véritable relance de l’économie haïtienne, il faut une nouvelle politique de la valeur. Le budget, la matrice financière de l’État, doit répondre en conséquence, dans le sens qu’il doit financer, étape par étape, les véritables besoins à court, moyen, et long-terme de l’économie.

L’économie haïtienne fait actuellement face à quatre (4) trappes qu’elle devrait nécessairement surmonter pour qu’Haïti puisse réussir.

Ces trappes sont :

  • La productivité: Des niveaux de productivité plus élevés demandent plus de diversification des structures économiques avec plus de biens et services sophistiqués (agro-alimentaire, industries textiles au lien de vêtement, etc.)
  • La vulnérabilité sociale: Il convient de briser le cercle vicieux de vulnérabilité ; revenus volatils et faible protection sociale ; création d’emplois plus formels
  • La question institutionnelle: De meilleures institutions sont nécessaires pour instaurer la confiance, améliorer la qualité des services publics et répondre aux plus hautes aspirations d’une classe moyenne plus large.
  • L’urgence environnementale: Lutter contre les catastrophes naturelles.

Ces trappes, bien qu’elles doivent être systématiquement attaquées l’une après l’autre en termes de pratique dominante, ne sont pas isolées. Elles ont des interrelations dans le sens où la résolution de l’une (dans l’ordre que nous les avons placées) aura des impacts positifs sur l’autre.

L’exigence de «productivité»

Les évidences historiques de l’économie politique montrent qu’il est quasi impossible pour un pays de résoudre ses problèmes institutionnels avant même qu’il y ait un mouvement de prospérité (Khan 2010, Christensen et al 2018). Paradoxalement, ce que nous pensons généralement être les véritables causes des mauvaises performances économiques en Haïti ne sont que des conséquences. Des problèmes comme la corruption, l’État de droit, la démocratie, bref ! Nos problèmes institutionnels en général, sont en grande partie des conséquences, non des causes, de l’absence de productivité donc de croissance ou de prospérité.

Pour démarrer un processus de productivité, il n’est ni nécessaire ni obligatoire de prioriser une sorte de normalité institutionnelle, qui est un processus coûteux et peu probable d’être réalisée avant qu’un pays devienne riche. L’économie politique nécessaire dans cette phase requiert à l’État de litiger, de se mettre en coalition avec les véritables créateurs de la valeur dans l’économie. Il faut, de manière claire, offrir des privilèges et avantages, des subventions à des secteurs jugés productifs. C’est ce que Kahn (2010) appelle la rente productive qui est à la base de tous les mouvements de productivité qui se sont passés en Occident au 19e siècle et en Asie du Sud-Est récemment. (voir Glaeser 2001 pour les USA par exemple et Khan 2010, 2012 pour l’Asie du Sud-Est).

OP-ED: Moins d’argent pour lutter contre la corruption et autres anomalies dans le dernier budget

Dans le budget 2019-2020, bien que ce soit un budget Covid-19 pour reprendre les mots de l’économiste Enomy Germain, le choix public haïtien se dévoile encore une fois peu avisé sur la manière de financer la prospérité. Des secteurs pouvant aboutir à une économie diversifiée sont peu financés dans l’économie. C’est le cas, par exemple, pour l’agriculture et le tourisme.

Les exportations de produits primaires en 2019 de l’économie haïtienne ont été de 20,72 millions de dollars US, ce qui représente 1.72 % du total des exportations alors que celles des produits manufacturiers (industrie du vêtement) ont été de 425.4 millions de dollars soit 91 % du total des exportations des produits industriels et 84 % de l’ensemble des exportations.

Le faible niveau de diversification de l’économie explique, en partie, son faible niveau de productivité et de compétitivité. Le tourisme, l’un des secteurs sur lequel le pays pourrait compter pour booster l’économie nationale, est aussi traité en parent pauvre au niveau du budget 2019-2020, car seulement 356,8 millions de gourdes sont allouées à ce secteur soit 0.2 % du budget. Sachant l’intensité de toutes les valeurs que ce secteur pourrait apporter à l’économie nationale, nous pouvons argumenter que ce budget continue avec des choix publics qui ne sont pas pro-productivité donc procroissance. Il faut rappeler qu’Haïti fait partie des pays les moins compétitifs du globe avec un fâcheux classement de 138e sur 140 pays dans le dernier rapport du Forum Économique Mondial sorti en 2019.

La situation de pauvreté extrême

La trappe de vulnérabilité sociale est une suite à la trappe de productivité, mais elles partagent de fortes intégrations. Depuis 2012, une enquête de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES)
a montré que 60 % de la population haïtienne vit en situation de pauvreté et 25 % dans l’extrême pauvreté.

La détérioration des indicateurs macroéconomiques, particulièrement ceux de la santé monétaire, laisse croire que la situation peut être pire en 2020. Entre 2012 et 2019, par exemple, le taux d’inflation est passé de 6.5 % à 20.1 % et la gourde qui a été d’une valeur de 42.26 pour 1 dollar US en 2012 s’est établie à 93,34 en 2019 (en continuant sa décote vertigineuse en 2020).

Le pays ne cesse pas de voir empirer un autre phénomène très corrélé à la pauvreté (particulièrement dans le cas haïtien), qu’est l’insécurité alimentaire.

Lire aussi: Les extracteurs tuent l’économie haïtienne. Il faut une nouvelle politique de la valeur.

En effet, hors covid-19, entre mars et juin 2020, la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA) a projeté que 40 % (4,10 millions d’Haïtiens) de la population haïtienne devrait être en situation d’insécurité alimentaire dont 24 % (976 000 Haïtiens) en phase d’urgence alimentaire.

En tenant compte que ce pays est un trapéziste sans filet, dans le sens que selon le Programme des Nations Unies pour le développement – PNUD – (2018) seulement 3 % de la population dispose d’une couverture de protection sociale, il est très probable que l’insécurité alimentaire ait une plus grande incidence entre mars-juin 2019, et que les effets peuvent s’empirer dans les autres mois de l’exercice fiscal 2019-2020.

Le portefeuille budgétaire alloué à la fonction protection sociale dans le budget est de 3,8 milliards de gourdes soit 1.9 % du budget. Pour surmonter cette trappe, l’État haïtien doit pouvoir implémenter des politiques publiques allant de la protection et la sécurisation des revenus jusqu’à la promotion de travail décent, mais en passant par la création d’emploi qui nous renvoie au problème de la productivité posé plus haut.

Le faible niveau de confiance dans les institutions

La trappe institutionnelle peut renvoyer au faible niveau de confiance qui existe dans les institutions/organisations haïtiennes. La confiance est le socle de tout système qui se veut démocratique et de toute économie basée sur des formes de transactions capitalistes (marché). Knack et Keffer (1997), dans un papier devenu désormais séminal en économie institutionnelle, ont montré que la confiance est accompagnée à de bonnes performances économiques.

Toutefois, dans la même veine que pour la relation entre productivités et la corruption, la confiance n’est pas forcément une cause d’une économie performante (Christensen opcit, Kahn 2010), mais sa conséquence, quoiqu’il puisse exister entre ces deux variables une co-intégration.

La productivité, qui amène la croissance, donne plus de capacités à l’État de fournir les services publics qui à leur tour vont stimuler la confiance. Le jeu peut donc se voir comme un cercle vertueux, car, plus de confiance va soutenir la croissance et les performances du secteur public en lui donnant plus de marges à taxer mieux.

Lire également : État d’urgence et corruption marchent main dans la main en Haïti

Le budget 19/20 est financé via seulement 44.9 % de recettes domestiques (DGI et la douane) pour une pression fiscale de 10.9 % (22.7 % en moyenne dans la région Amérique Latine Caraïbes). Cette situation, ceteris paribus, explique pourquoi l’État haïtien, quoique dans un contexte inflationniste, recours au financement de la BRH (15 % des voies et moyens) pour financer son budget.

L’État haïtien, structurellement, à d’énormes difficultés de taxer l’économie, car il y a un faible niveau de morale fiscale de la population. L’État n’inspire pas confiance, donc le contrat fiscal ne peut pas vraiment aboutir à des transactions effectives dans l’intérêt du bien commun. Évader et frauder fiscalement deviennent des faits sociaux totaux pour reprendre E. Durkheim.

Dans cette perspective, c’est à l’État, comme le montre Joel Slemrod (2008), d’envoyer des signaux de responsabilités pour stimuler la confiance dans le système légal afin d’avoir un système fiscal performant. L’État doit se concentrer, dans cette perspective, sur des secteurs jugés plus utiles à la demande populaire pour envoyer des signaux de responsabilité.

Les catastrophes naturelles

Le pays fait face à des catastrophes naturelles de différents types qui ont eu de mauvais impacts sur son économie. Entre séismes et cyclones/ouragans, le PIB haïtien fut affecté durant notre histoire. De 1751 avec la destruction de la ville de Port-au-Prince par un puissant séisme, passant par le séisme de 1842 qui a frappé le Cap-Haïtien, pour arriver sur la plus funeste catastrophe naturelle de notre histoire qu’est le GOUDOU GOUDOU (séisme de 2010), l’économie nationale a connu de grands revers.

En 2010, les dommages et pertes ont été estimés à plus de 100 % du PIB alors que le pays était déjà sur un mauvais sentier en termes de croissance économique (moins de 2 % en moyenne sur la période 2000-2010).

Si nous nous limitons à la période 2004-2016, le pays a connu neuf cyclones/ouragans majeurs qui ont eu de grands impacts sur l’économie et la population. En 2004, le cyclone Jeanne, dans le nord-ouest du pays, a affecté 300 000 personnes et réduit le PIB de 7 %. En 2008, quatre cyclones/ouragans ont affecté 1 000 000 de personnes et réduit le PIB de 15 %, alors que le cyclone Matthew dans le Grand Sud en 2016 a affecté 340 000 personnes tout en réduisant le PIB de 25 % (PDNA 2010, CIAT 2018).

Lire enfin: Prévision d’une saison cyclonique plus active que la normale cette année

L’environnement est donc un obstacle contre la croissance en Haïti actuellement. C’est un domaine majeur que l’État devrait aborder de manière rigoureuse et efficace par le biais des investissements publics et de régulations adéquates. Le budget 2019-2020 n’accorde que 3,39 milliards de gourdes à la fonction Protection de l’Environnement, ce qui représente 1.7 % du budget.

La trappe environnementale, si elle comporte plusieurs domaines qui devraient être abordés à long terme dans une perspective de développement durable, il comporte aussi plusieurs domaines pressants pour une économie haïtienne performante, mais aussi pour sauver des vies.

En somme, le budget 2019-2020, bien qu’il soit élaboré dans l’objectif principal de répondre à la pandémie du Covid-19 qui a touché le territoire haïtien depuis 19 mars dernier, est un document qui s’inscrit dans la même lignée des autres budgets des deux dernières décennies. Le choix public haïtien se montre encore une fois peu conscient des véritables besoins de l’économie et comment financer la prospérité.

Pour un demain performant de l’économie haïtienne, il faut pouvoir arbitrer entre les choix d’investissement en cherchant à moyen terme l’éclosion de la productivité. Cela passera nécessairement par une diversification de l’économie en accordant des privilèges et des avantages à des secteurs et des entrepreneurs procroissance.

Il faut une division politique des secteurs et des acteurs pour savoir qui mérite quoi, qui veut quoi, dans le souci de créer de véritables forces productives en Haïti. Toutes les trappes sont importantes à aborder, mais en termes de pratique dominante, nous croyons que la productivité est la première à résoudre, car ses effets sur les autres trappes seront probablement plus grands. Le budget haïtien doit, à notre sens, refléter un compromis pour la croissance économique dans laquelle des privilèges et avantages doivent être accordés à des secteurs (agriculture par exemple) et acteurs (paysans et entrepreneurs agricoles par exemple) afin qu’ils puissent se constituer les bases nécessaires pour mettre le pays sur le sentier de la diversification sectorielle et du développement durable.

L’heure est à une gouvernance financière développementale.

Johnny JOSEPH, Applied Economist, CTPEA, consultant au Group Croissance, Vice-président et co-fondateur de Catch Up Haïti

Économiste appliqué. Co-fondateur de Catch Up Haiti.

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