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Opinion | Moins d’argent pour lutter contre la corruption et autres anomalies dans le dernier budget

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On ne voit pas l’argent qui réalisera toutes les promesses qu’on nous a faites

« Habemus budgetum ». C’est ce qu’ironiquement j’ai eu envie de dire après l’annonce de l’adoption d’un nouveau budget en conseil des ministres le 5 juin 2020.

Quatre mois avant la fin de l’exercice fiscal, près de 3 mois après l’adoption d’un plan national de réponse à la pandémie de coronavirus et la découverte des premiers cas, loin des délais d’adoption prévus par la loi, c’est dans ce contexte que nous est présenté ce budget. J’ai voulu le bouder, mais je n’y suis pas arrivé. Après tout, ce document est si important que vous ne devriez pas essayer de le bouder non plus.

Ceci n’est pas une loi de finances 

Le budget national est aussi appelé la loi de finances, car il est voté au parlement comme les autres lois. Mais, le budget 2019 – 2020 n’est pas une loi de finances, car elle a été adoptée en conseil des ministres en l’absence du parlement.

Pourquoi était-ce nécessaire de publier un budget à ce stade ?

Les raisons sont entre autres la pandémie de coronavirus et le besoin de plaire aux bailleurs qui l’exigent pour avancer dans les partenariats avec Haïti et qui en font même un critère d’évaluation de la transparence fiscale, comme vous l’avez surement constaté dans le rapport du département d’État américain. Ils ont raison, car ce document devrait être incontournable.

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Dans les annexes du budget, c’est répété plusieurs fois que le Fonds Monétaire international (FMI) a fait des recommandations en ce qui a trait au budget. Aussi, les dépenses liées à la gestion de la pandémie de Covid-19 devraient s’inscrire dans un cadre d’où la nécessité d’un nouveau budget. Nous venons de passer deux exercices fiscaux sans budget. N’était-ce ces éléments, on aurait pu enregistrer une troisième année ainsi, un événement qui ne s’est pas produit depuis une vingtaine d’années, depuis l’exercice fiscal 1997 – 1998 plus précisément.

Un budget de justification et de régularisation

Le budget est considéré généralement comme un acte juridique de prévision, mais quatre mois avant la fin de l’exercice, il ne s’agit point d’un outil de planification, mais d’un outil de régularisation.

Ce document vient légitimer les dépenses encourues et celles qui seront contractées dans les 4 mois restants. On ne peut y retrouver de grandes visions ni de choix de politiques ou projets ambitieux ou audacieux. Il s’agit d’un effort de redressement pour ne pas augmenter les suspicions et montrer qu’on essaie de respecter la loi et les normes. Tout comme le greenwashing ailleurs, c’est un effort de la part des autorités pour donner un éclat de bonne gouvernance à leurs actions, mais nous savons tous que tout ce qui brille n’est pas de l’or.

Quid de la valeur de ce budget

Malheureusement, comme pour tout ce que fera ce gouvernement, ce budget reste un document-cadre et c’est pourquoi son contenu devrait nous intéresser, car il s’agit de nos ressources et il sera exécuté malgré tout.

Les analyses du budget sont nombreuses. C’est la loi de règlement qui n’intéresse pas grand monde malheureusement. Cette loi sur l’application du budget devrait pourtant être tout aussi importante que le budget, question de faire le point.

Dans la presse, on remet en question, avec raison, la sincérité du budget, car pour dépenser plus, l’administration en place estime pouvoir rentrer plus même si rien ne semble l’indiquer. Sous la recommandation du FMI, un effort a été fait pour mentionner clairement le montant de ce que les dirigeants identifient comme des sources de déficit, dont la subvention des produits pétroliers.

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Sans aller dans les détails, il est quand même important de retenir que le taux de croissance prévue est de -3,6 %, une prévision pire que les mauvais résultats de l’an dernier qui n’avaient pas atteint -2 % malgré tout. La moyenne annuelle du taux d’inflation est de 22,6 % environ. Aucune amélioration n’est en perspective et les acteurs économiques devront se préparer en conséquence.

Si le budget total a augmenté en gourdes ce n’est point le cas quand on considère les montants en dollars, car la dépréciation de la gourde fait que le budget rectificatif 2017-2018 valait 2,22 milliards de dollars américains tandis que celui — ci vaut 1,9 milliard de dollars.

Le diable est dans les détails

Certains détails de ce budget laissent perplexe d’autres irritent. C’est le cas des 26 millions de gourdes prévus pour la vulgarisation des actions par le Ministère de la Communication.

En l’absence du parlement qui devrait jouer le rôle de contre-pouvoir, la Cour Supérieure des comptes est incontournable. Cependant, son budget a été réduit de 54 % environ. L’Inspection générale des finances et la Commission nationale de Marchés publics ont connu une diminution de leur allocation. On croirait pourtant qu’on ne peut se permettre de faire l’économie du contrôle. 

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Alors que l’insécurité alimentaire menace environ 4 millions d’Haïtiens, le budget du Ministère de l’Agriculture est revu à la baisse. Dans les discours on parle beaucoup de relance de l’agriculture, de mete manje nan asyèt mais dans les faits on ne se donne pas les moyens pour y arriver.

Sans surprise, Coronavirus oblige, le budget du Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) a augmenté. Les détails qui interrogent sont bien plus nombreux et les groupes organisés de la société devraient produire leur réflexion sur l’allocation des ressources au sein du budget.

On préfère les voies et moyens à la performance

Depuis plusieurs années, les autorités promettent de faire la transition d’un budget présentant les voies et moyens vers un budget-programme sans y parvenir.

Le budget du MSPP présenté selon des programmes reste une expérience pilote. De plus, les objectifs des ministères pour l’exercice fiscal 2019-2020 ne sont pas quantifiés et sont très vagues, tout ce qu’il ne faut pas faire si on vise des résultats.

Heureusement, on voit un peu plus clair dans les documents annexes même si beaucoup reste à faire. Par exemple, en lisant les objectifs du ministère de l’Environnement pour l’exercice, on sait tous que le ministère va lutter contre beaucoup d’éléments négatifs et en défendre d’autres. On croirait de peu qu’il s’agit d’une armée. Dans l’énoncé de ces objectifs pour l’exercice, le ministère de la Justice n’utilise des chiffres que pour mentionner le nombre de policiers qui sera issu d’une nouvelle promotion en octobre 2019.

Un budget à suivre

Le prochain budget devrait être presque prêt alors qu’on vient à peine de recevoir celui-ci. En aura-t-on un autre ? Celui-ci sera-t-il reconduit ? Tout dépend de la pression des bailleurs et des circonstances.

Entre-temps, le département d’État américain nous dit qu’il n’y a pas de progrès significatifs en termes de transparence fiscale en Haïti et le budget ou l’absence de budget continuera à dire beaucoup de notre mode de gestion des ressources publiques.

Notre façon d’allouer les ressources continuera de révéler nos vraies intentions. Et puisque les Américains ne cessent de faire parler d’eux, empruntons leur cette phrase pour ce budget et ceux à venir : « PUT YOUR MONEY WHERE YOUR MOUTH IS ». Car une chose est sûre, suivant le budget, on ne voit pas l’argent qui réalisera toutes les promesses qu’on nous a faites, dont le 4e objectif du budget : la mise en œuvre d’actions sectorielles à résultats rapides et tangibles.

Emmanuela Douyon

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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