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Les extracteurs tuent l’économie haïtienne. Il faut une nouvelle politique de la valeur.

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Nous devons à l’économiste italo-américaine, Mariana Mazzucato, l’idée d’une politique économique de la valeur dans l’économie globale. Trop souvent, selon elle, nous nous mettons à croire que ceux qui ne font qu’extraire de la valeur dans l’économie sont ses créateurs

Cette croyance, pour Mariana Mazzucato, n’est pas sans effet, dans la mesure qu’elle conditionne notre manière d’agir et d’organiser l’économie : c’est ce que les philosophes appellent la performativité, qui peut être dangereuse pour les politiques publiques, donc pour la manière dont l’État intervient ou pas afin de résoudre les problèmes publics.

Il est d’une importance majeure, dans toute économie, de faire le point sur les extracteurs et les créateurs de la valeur. Sans cela, nous aurons tendance à privilégier les premiers, en pensant qu’eux-mêmes et leurs pratiques, sont nécessaires pour la réussite des seconds.

Un problème mondial

Le monde actuel fait toujours face à des problèmes sérieux que sont les inégalités, la pauvreté, l’insécurité alimentaire, la corruption, le cronysme (capitalisme de copinage), etc.… S’il est vrai que des efforts considérables ont été effectués et que les résultats sont souvent meilleurs que jamais, il est tout aussi vrai que ces problèmes persistent.

Dans certains pays, comme le nôtre, ils constituent apparemment des trappes. En Haïti, ces problèmes sont peut-être aussi vieux que notre culture elle-même, faisant ainsi croire qu’ils sont des sentiers qui, malheureusement, nous identifient beaucoup plus que les bonnes choses dont nous disposons. Le pays est malheureux, il l’a toujours été. Les statistiques parlent d’elles-mêmes, elles ne sont pas trop différentes de celles du siècle dernier :

  • Nous sommes le pays le plus inégalitaire du sous-continent tout en étant son unique PMA ;
  • 7 millions d’Haïtiens sont en situation de besoin urgent d’aide alimentaire ;
  • nous sommes le deuxième pays le plus corrompu dans la région Amérique latine et caraïbe selon la Transparency International en 2019 ;
  • des secteurs et des groupes continuent de s’enrichir à partir de procédures de copinage et d’extraction.

La mauvaise situation que nous venons de décrire n’est pas nouvelle. Quand nous lisons l’histoire économique de notre nation, fière et grande, il est courant de constater que des groupes se sont investis dans l’appropriation malhonnête des valeurs créées par d’autres.

Une situation qui remonte loin

Plusieurs de nos intellectuels dénonçaient ce fait qui est du vol et du parasitisme pur. De Demesvar Delorme à Louis Joseph Janvier, de Paul Moral à Gérard Pierre Charles, les remarques sont constantes : nous ne produisons ni ne régulons pas assez, nous lâchons beaucoup trop les secteurs créateurs au dépens et à la merci de ceux qui extraient, nous faisons de l’économie/finance semi-féodale et mercantiliste une règle identitaire haïtienne.

Nous ne produisons ni ne régulons pas assez, nous lâchons beaucoup trop les secteurs créateurs au dépens et à la merci de ceux qui extraient, nous faisons de l’économie/finance semi-féodale et mercantiliste une règle identitaire haïtienne.

Ces choix ont été et restent toujours des choix entretenus par une élite dominante avec le support de l’international : Europe et USA. Ils ont, au début de notre histoire de peuple, posé les jalons de notre échec (l’expression est de l’économiste Enomy Germain). Le pays a été ainsi, et continue de rester un laboratoire colonial et de politiques publiques infantiles, où seulement quelques personnes et secteurs pratiquent l’extraction, ceci, à travers les différents canaux de l’agriculture, du commerce, du capital financier (dette internationale) et de l’État.

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En effet, nous sommes nés de l’extraction, il n’y a aucune autre procédure d’échange possible dans un système esclavagiste. La perle des Antilles, dont souvent nous faisons l’éloge, n’a été bénéfique que pour les Français. Les colons ont su bâtir tout un empire sur notre canne à sucre, laissant aux esclaves, les véritables créateurs de valeur à l’époque, une vie chosifiée.

Mais après les temps révolutionnaires, qui, nous le soutenons, ont su poser les jalons de la dynamique d’invention d’Haïti, il n’est jamais survenu une période que nous pourrions qualifier de temps patriotiques, où nous aurions pu lier notre indépendance politique avec une véritable indépendance économique.

Delorme, dans la misère au sein des richesses, a été consterné par la passivité et les capacités d’extraction de plusieurs groupes d’intérêt dans le pays. Il est allé même à affirmer que notre indépendance politique obtenue des français, n’aurait aucun sens si notre économie ne dépasse pas le volume de production coloniale. Bien des facteurs, d’ordre physique et institutionnel, peuvent expliquer cette frontière qu’il y a eu entre économie haïtienne et économie Saint-Dominguoise ; mais ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’est de la justifier.

Des faiseurs et des extracteurs

Ainsi, l’histoire de l’économie et de la société haïtienne en général a été celle de deux groupes : faiseurs et extracteurs. C’est l’histoire de différentes activités : certaines sont responsables de créer des richesses et d’autres ne font que les extraire.

Dans le domaine agricole, les cas d’extraction ont souvent pris forme de corvée, d’appropriation malhonnête de la valeur agricole des paysans par le blanc, l’État et le secteur privé latifundiste.

Durant tout le XIXème siècle, alors que les paysans, ont été les seuls créateurs de valeur dans la société haïtienne, car de leurs activités dépendaient à la fois les finances publiques et les exportations, l’État haïtien n’a jamais eu un regard normal, protecteur ou privilégié pour ce groupe créateur. Dans son état de parasitisme le plus catégorique, il se mettait tantôt à accorder des privilèges soit aux négoces étrangers, soit aux négoces nationaux : deux groupes d’extracteurs qui ont négligé toutes possibilités de développer l’économie nationale.

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Selon Gérard P. Charles (1965) « Toutes les activités, du niveau commercial ou professionnel, sont affectées par les cycles de la récolte et de la morte-saison ; il suffit d’une bonne récolte et des prix favorables sur le marché international pour que toute la nation connaisse une euphorie qui disparaît violemment l’année suivante à cause de la sécheresse ou de la baisse des prix des produits primaires ».

Les statistiques durant quasiment tout le XIXème siècle, ont montré que le secteur agricole et les mécanismes qui en dérivent, comptaient pour près de 90 % du produit national. Mais les paysans, vrais créateurs de la valeur, ont toujours vécu dans des situations infra-humaines, ils ne bénéficiaient d’aucun privilège de l’État et de la société. En effet, ce n’est qu’en 1920 qu’un ministère de l’Agriculture a vu le jour dans l’objectif de prêter assistance technique à l’agriculture.

Manque d’accès au crédit

Les institutions créditrices, comme aujourd’hui, n’accordaient quasiment pas de crédits à ce secteur créateur de valeur, leurs opérations se dirigeaient majoritairement vers le commerce. Les paysans devaient recourir à leurs propres capitaux, généralement en organisant des mutuelles, pour financer la création de la valeur qui, après, sera extraite par ces groupes prédateurs. La valeur agricole a été ainsi créée par le paysan, et extraite par différents groupes tant nationaux qu’étrangers.

À travers le canal du commerce, c’est l’extraction la plus pure mêlée avec de l’inertie économique, malheureusement cela continue. Comme groupe quasiment inerte en termes de création de valeur, le secteur commercial a eu toujours une considération particulière aux yeux de la Banque Nationale d’Haïti et de l’État.

À partir des rentes perçues sur le foncier, ce secteur s’est toujours contenté d’importer des produits manufacturiers, pour lesquels ils bénéficient de franchises qui faussent le jeu de la concurrence, malgré le fait que cela n’aide en rien l’économie nationale en termes de création de valeurs. C’est pourquoi les produits importés ont été toujours et restent plus chers en Haïti que dans tous les pays de la Caraïbe. Ce constat est établi par les professeurs C. Chalmers et M. Soukar.

L’importation tue la création de richesse

S’il est bien reconnu que le commerce international est source de richesses et de prospérité (Smith, 1776), il nous faut admettre qu’il est souvent plus destructeur que créateur pour un pays dont les forces productrices ne sont pas du tout avancées.

Ce fait historique est irréfutable, il a été d’abord établi par le très grand économiste allemand Friedrich List, dont les pensées ont constitué la toile de fond du Zollverein et du protectionnisme américain entre 1865 et 1945.

List disait : « le libéralisme c’est notre but, le protectionnisme notre moyen ».

Cette phrase est peut-être la plus utile dans toute l’histoire de l’économie politique. De fait, c’est à partir d’elle que l’Angleterre a construit son avance au XVIIIème siècle, et que les USA et l’Allemagne ont su, dès 1919, le rattraper.

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Mais c’est aussi à partir d’elle que les Nouveaux Pays industrialisés (NPI), ont su tantôt jauger entre les stratégies <Industrie de Substitution aux Importations (ISI)> et <Industrie de Promotion des Exportations (IPE)>. Une double stratégie qui a conduit au rattrapage économique (Catch Up) de plusieurs nations autrefois retardées.

Ainsi, l’extrême retard d’Haïti est, en quelque sorte, imputable à la manière dont nous nous sommes contentés (contraints aussi) de rentrer dans le commerce international. Toute tentative d’industrialisation et de production agricole à grande échelle fut négligée par nos élites, au profit de la rente commerciale. Le commerce international a donc été, pour nous, plus extracteur que créateur.

D’autres canaux extracteurs sont aussi le capital financier étranger (dette publique) et l’administration publique haïtienne.

La prédation du capital financier international

Le capital financier international a connu une expérience de nature extractive dans le pays depuis la dette de l’indépendance de 1825. Ce fut une dette coloniale, donc extractive, qui condamna le pays à ne pas pouvoir bénéficier d’une bonne partie de ses revenus sur le café et d’autres produits agricoles entre 1825 et 1922.

Selon Gaillard-Pourchet (1990), la production caféière a été pillée entre 1875, année de l’emprunt du président M. Domingue et 1915. Les revenus en devise créés par le café étaient tout simplement captés depuis l’entrepôt du Havre pour payer la double detteublique (dette envers l’État et les banquiers français).

En 1908, selon la même auteure, 50 % des recettes provenant du café sont destinées à payer les emprunts nationaux, particulièrement à la France, et 46,66 % permettaient de régler la dette interne. Donc, plus de 96,66 % de la valeur numéraire du café était tout simplement extraite, par des procédures qui, en rien, n’ont bénéficié à son créateur et non plus à la société.

Avec l’occupation américaine, la même dynamique a poursuivi son parcours, particulièrement avec la dette de 1922, qui a donné aux Américains le contrôle de nos douanes et de toute l’activité économique en général.

Cependant, nous tenons à reconnaître selon les écrits de plusieurs historiens, qu’à cette période, des investissements ont été effectués dans plusieurs domaines, mais ils restaient quand même minimes par rapport à ceux faits à Cuba, en République dominicaine et même à la Jamaïque (G. Pierre Charles, op.cit.).

La finance haïtienne, même aujourd’hui, reste quasi-inerte par rapport aux besoins réels de l’économie, surtout en termes de production. Elle évite naturellement des secteurs où les risques et incertitudes sont élevés. Mais elle ne se diffère pas de celle qui existait depuis le début du XIXème siècle jusqu’aux années 1950. La finance haïtienne, tant dans sa version publique que privée, privilégie l’extraction, et par là, se confond à elle-même.

L’irresponsabilité du secteur public

Quant au secteur public, il a toujours joué le rôle d’extracteur de valeur dans l’économie haïtienne, mais le pire, de bon gestionnaire ou garant de l’extraction.

Si nous remontons jusqu’à la constitution de 1802, celle de Toussaint, nous pouvons voir l’institutionnalisation d’une économie semi-féodale, moins extractive que le pacte colonial, mais qui a fait de quelques mulâtres et affranchis, les véritables bénéficiaires du processus de création de valeur.

Après l’indépendance, la constitution de 1806, quoiqu’extractive aussi, a voulu faire un meilleur partage de la valeur (la terre à l’époque), mais cela a été interrompu par l’assassinat de l’empereur.

Les présidents Pétion et Christophe ont de manières différentes, établi des procédures extractives d’appropriation de la valeur. Entre cronysme et féodalité, entre mulâtres et affranchis (noirs), les extracteurs ont fait leurs lois dans les deux parties du pays. Ces structures extractives ont été maintenues, et peut-être renforcées, avec l’unification de l’Île.

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L’administration publique a toujours compté à sa tête des militaires, grands gagnants de la répartition des terres après l’indépendance, et des dirigeants fantômes (bourgeoisie), qui se contentaient de piller et d’amasser toutes les valeurs créées. Cela a conduit à des luttes, particulièrement celle d’Accau, à partir des années 1840, qui s’est mise à la tête des piquets pour dénoncer le vol, le cronysme, les inégalités et la pauvreté abjecte des paysans sans terre.

Aujourd’hui encore, l’État extracteur est toujours en place, notamment par ses branches exécutives et législatives. Il continue à extraire, à gérer ou garantir l’extraction.

Quid du budget national ?

L’un des instruments à travers lequel nous pouvons aussi décrire l’extraction pratiquée par l’État haïtien contre les couches paysannes est le budget. Celui-ci a toujours été financé par le biais des activités des véritables créateurs de valeur. Les statistiques des anciennes époques montrent qu’entre 1917 et 1922, les recettes douanières représentaient 94,3 % des ressources de l’État. Les droits à l’exportation comptaient pour 44,4 % de ces recettes.

Cependant, quand nous savons que la valeur des exportations et celle des importations ont été toujours corrélées dans l’économie haïtienne (J. Vilgrain, 1916), c’est tout le budget de l’État qui dépendait de la santé de l’agriculture. En dépit de cette dépendance, les dépenses de l’État n’ont jamais été effectuées pour faciliter les activités du paysan. Il fallait attendre l’occupation américaine pour voir en Haïti de grands travaux d’infrastructures, pour faire prospérer les cultures du sisal, des bananes, du sucre, etc., mais les retombées positives ont été naturellement, pour l’occupant.

L’État haïtien actuel comme ses prédécesseurs, a toujours compté sur le commerce international (import) pour se financer, cela l’a inscrit dans une performativité qui lui fait prendre pour activité créatrice, une activité, qui, dans notre cas, est essentiellement inerte et extractrice de valeur. Selon Louis Joseph Janvier : « plus le pays importe, plus l’État gagne de l’argent ».

Aujourd’hui encore, les finances publiques haïtiennes sont en grande partie financées par le commerce extérieur et ses dérivants (environ 45 % des recettes fiscales), particulièrement les importations.

Ces dernières deviennent apparemment moins dépendantes des exportations (que nous avons totalement lâchées), mais elles restent quasiment inertes en termes de création de valeur tout en étant liées avec les transferts sans contrepartie de la diaspora. L’État extracteur, par la faute de sa crise de performativité, privilégie ces sources de revenus, qui certes sont des palliatifs pour notre survie nationale, mais elles ne font qu’empirer la crise haïtienne tant dans sa conjoncture que dans sa structure.

En conclusion

L’histoire économique de notre pays nous laisse voir comme aujourd’hui, comment différents groupes ou secteurs se sont investis dans une dynamique de parasitisme et d’extraction la plus catégorique. Les créateurs de la valeur durant la majeure partie de notre histoire, à savoir les paysans, ont toujours été les derniers à pouvoir jouir des fruits de leurs travaux. Ce fait, il est important de le souligner, a été entretenu par une élite dominante et un secteur international extracteur.

Il est pour nous évident que ce fait peut être expliqué à la fois par de mauvais contrats et par la malhonnêteté de ces communautés d’intérêts. L’extraction comporte donc des aspects institutionnels et politiques. Il est important de changer de sentier ; l’un des meilleurs outils qui peuvent nous être utiles est le choix d’une nouvelle théorie de la valeur, susceptible de nous guérir de cette crise de performativité qui a duré trop longtemps dans notre pays. Il est incontournable, pour transformer radicalement ce système extracteur, de repenser d’où vient la richesse et d’où peut provenir la richesse potentielle. Quelles activités la créent, l’extraient, et la détruisent ? Qui sont les preneurs de risques ? Comment le risque est-il corrélé avec la richesse et les inégalités dans la société haïtienne ? Voici des questions, d’ordre économie-politique, que nous devons répondre sans biais, pour inventer économiquement Haïti.

Johnny Joseph, Economiste Appliquée, CTPEA, cofondateur de Catch Up Haiti

Économiste appliqué. Co-fondateur de Catch Up Haiti.

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