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Opinion | La konbite va à l’encontre des intérêts des petits propriétaires terriens

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La konbite, comme pratique d’association paysanne est souvent proposée comme modèle de solidarité et d’organisation à suivre pour la gestion socio-politique et économique du pays. Ce discours est renforcé par la publication du livre d’Odette Roy Fombrun, Le konbitisme, base d’un contrat social : la révolution qu’il faut faire, en 1988. Les débats sur le développement en Haïti, à la fin du 20ème siècle lui ont donné forme, et il revient souvent dans les moments de grandes mobilisations sociales.

La konbite est perçue comme une alternative aux pratiques individualistes, patrimonialistes et capitalistes dominantes dans les relations sociales en Haïti. Une idée largement soutenue par Soucaneau Gabriel dans son article présentant le konbitisme comme « l’âme de la paysannerie haïtienne ». Étant une « philosophie basée sur les socles de l’entraide et du vivre-ensemble des paysans », la konbite est selon lui une alternative au laxisme du secteur agricole. En ce sens, généraliser  cette philosophie dans l’organisation sociale globale est la formule nécessaire pour changer la société haïtienne.

Watson Denis peut être cité aussi en exemple. En parlant de la nécessité de continuer l’expérience de solidarité provoquée par le Kita Nago, il pense qu’il y a un « réel besoin de changement qui doit indubitablement passer par le ‘’combitisme’’ qui est une mise en commun des forces sociales pour que le pays puisse renaître de ses cendres ». Dans cette même perspective, Thomas Lalime, dans un article « Le ‘Konbit’ : l’autre forme de coopérative haïtienne», publié dans le journal Le Nouvelliste, propose une véritable konbite nationale à travers laquelle « la coopérative basée sur la force de travail pourrait se tourner vers une forme de coopérative d’équipement ou technologique agricole ». Suivant ces considérations, le modèle konbitique doit -être suivi et reproduit au niveau de la société globale.

Cependant la Konbite, en suivant l’évolution du système agraire en Haïti, est devenue un évènement communautaire, souffrant d’un déficit de cohésion sociale et de réciprocité. Elle est l’expression manifeste de l’inégalité sociale dans le milieu rural haïtien. Je me propose, à travers une analyse socio-historique, de  montrer que le konbitique développementiste, particulièrement le projet de konbitisme national tourné autour de la coopérative d’équipement ou technologie, est pensé en dehors des réalités sociales dominantes. En outre il masque  les rapports d’inégalités et renforce la logique d’action antipopulaire de l’Etat en Haïti.

Coopératives et associations paysannes dans l’évolution historique d’Haïti

La société des équitables pionniers de Rochdale est considérée comme l’institution ayant défini la base la plus significative du coopérativisme et de l’économie sociale et solidaire. En 1844, à Manchester,  vingt-huit ouvriers tisserands ont pris l’initiative  de former cette société de consommation, en achetant en gros des denrées consommables pour ensuite les revendre au détail aux sociétaires.

Le mouvement coopératif a gagné le monde avec des principes fondamentalement tournés  vers la liberté d’adhésion, la justice économique, l’équité et la solidarité réciproque. Le mouvement est introduit en Haïti en 1937, à l’initiative d’Éli Vernet, à Sources Chaudes dans le nord du département de l’Artibonite, avec une coopérative de production agricole et de tissage artisanal (Jean Rénol Élie, in Alternatives Sud, 2015 ; p.90).

Cependant, bien avant la proclamation de son indépendance en 1804, Haïti a connu des formes d’associations solidaires. Ces dernières ont aussi participé dans les luttes pour l’indépendance dans un élan de  solidarité pour la liberté et le bien-être de tous, en vue de favoriser l’éradication de la société « servo-capitaliste ». 1804 n’a pas mis fin à l’exploitation du travail des captifs. Ceux qui ont accaparé l’administration du pays, cherchaient à détourner le rêve du bien-être collectif que menaient ces derniers. Cela a donné lieu à d’autres formes de résistance et de luttes, donc d’autres formes de solidarités, liées à la réalité d’existence de cette masse de captifs qui a mis en déroute le système colonial capitaliste.

En 1826, la publication du Code rural a montré clairement la ferme volonté des acteurs étatiques de contrôler ces types d’initiatives solidaires qui semblaient en contradiction avec les dispositifs de l’Etat colonial. L’article 30 du Code rural laissait comprendre qu’aucune « réunion de cultivateurs établis sur une habitation  ne pouvait se rendre fermière d’une partie du bien qu’ils habitent pour la travailler en société». Cette mesure visait notamment la « société pour affermage de terres » qui était une forme de regroupement  consistant à exploiter collectivement des terres affermées, par la mise en commun des ressources financières.

Les relations agraires sont fondamentales dans l’étude des rapports sociaux en Haïti. Elles définissent et dessinent des formes d’associations de travail et des modes de vie notamment dans le milieu rural haïtien. Pour s’adapter à leurs nouvelles situations dans les montagnes, les paysans sont passés d’une solidarité pour la liberté et l’égalité, à une « solidarité nécessaire », s’inscrivant toujours dans la dynamique d’action et de résistance contre l’ordre néocolonial.

Le mode de faire-valoir des terres et l’utilisation des forces de travail ont fait l’objet de choix appropriés à la situation quotidienne des paysans. L’évolution de la société haïtienne se fait dans la complexité des rapports des citoyens avec la terre, l’instrumentalisation de l’Etat dans le contrôle des terres, la question des compagnies étrangères et l’expropriation des paysans/cultivateurs.

Il faut donc comprendre la logique de Paul Moral, dans son étude sur l’économie haïtienne, quand il considère la superficie cultivée comme élément clé pour comprendre l’inégalité sociale dans le milieu rural.  A cela il ajoute les divers éléments du genre de vie et la composition sociale des petits bourgs. Il a dressé une typologie qui comprend: les déshérités, les petits possédants, les moyens propriétaires et les pacotilleurs, les gros habitants et les spéculateurs (Paul Moral, [1961] 2017 ; p. 55). En effet, selon lui, 2/5 des familles paysannes exploitent moins d’un carreau de terre, 7/10 disposent de moins de 2 carreaux et seulement 6% à peu près comptent plus de 5 carreaux. Il est évident qu’environ 60 ans après cette étude, la situation s’est aggravée davantage avec la croissance de la population.

Cette réalité du milieu rural permet de déconstruire le discours ombrageux du konbitisme. Il y a des grands propriétaires fonciers, des exploitants moyens et des petits exploitants/déshérités. Si l’on se tient d’abord du côté de ceux qui exploitent de grandes surfaces de terre, le konbitisme est très avantageux et moins coûteux. Le coût des dépenses effectuées pour la nourriture et les boissons des invités est nettement diminué. Le konbitisme peut même réduire «à moitié les dépenses que le propriétaire aurait faites pour payer les journées de travail ».

Cependant, pour les petits exploitants (qui sont majoritaires), le konbitisme s’assimile davantage à une forme d’exploitation de la main-d’œuvre de ces déshérités par des propriétaires fonciers, des “grandon”. Comme la konbite rassemble beaucoup de gens, le petit paysan n’a pas intérêt à en organiser parce qu’il n’a pas beaucoup de terres. C’est pourquoi ils participent à d’autres formes d’associations de travail moins coûteux, comme l’escouade, la colonne, la ronde, etc. (la dénomination varie avec le lieu). Ces organisations nécessitent un nombre restreint de gens, avec une solidarité  réciproque obligatoire et pérenne.

Même si Paul Moral confond la konbite avec la corvée, il pense que le konbitisme  « représente pour le petit exploitant besogneux une tradition de prestige, une formule antiéconomique qui déséquilibre d’un coup le budget familial » (Paul Moral, Op. Cit. p.59). Dans ce cas, comme le soutient Jean Anil Louis-Juste (2003), la konbite n’exprime pas une coopération volontaire entre des égaux, mais entre un propriétaire terrien et des paysans travailleurs. Ainsi, le konbitisme peut faire l’objet de deux modes d’interprétations suivant la position de l’observateur.

Quand Thomas Lalime considère le konbitisme comme une forme de mutualisation agissante, permettant de réaliser en une journée le travail qui aurait requis plus d’un mois, il se réfère à la première situation. Mais, il ne s’intéresse pas à la superficie nécessitant toute cette main-d’œuvre. Présenter cette pratique comme le contraire de la logique ultra-capitaliste et égoïste, c’est voiler les rapports sociaux inégaux qu’entretiennent les « grandon» et les petits paysans dans le monde rural. Même si la konbite est organisée aussi pour d’autres types de travaux, il n’est pas accessible à tout le monde. Et si le petit paysan s’efforce quand-même à en réaliser une, certaines personnes ne viendront pas, sans tenir compte de la ‘’réciprocité’’ de la solidarité konbitique, à cause de leur “prestige social”.

Le projet de la véritable konbite nationale est construit en référence à la formule d’Odette Roy Fombrun, car comme elle, le concepteur croit que « la participation des résidents de la localité, de l’unité du peuple, de sa jeunesse trop souvent dispersée et démobilisée, de sa diaspora » sont indispensables au développement. Mais, le développement konbitique s’intéresse peu à des relations sociales de production traversant l’évolution historique de la société haïtienne. Il ne questionne pas les causes de l’éclatement de ces éléments qu’il désire rassembler. Il revendique donc un développement échafaudé sur la base inégalitaire de la société, dans la peau de la philosophie « nou tout fè youn ».

Le konbitisme techniciste de développement

Dans son article, Thomas Lalime pense que l’Etat pourrait  mettre à la disposition des paysans des motoculteurs, pouvant être utilisés avec un horaire précis pour chaque agriculteur de la zone, avec une contribution minimale. Ce qui en quelque sorte, selon lui, pourrait faire tourner la coopérative basée sur la force de travail « vers une forme de coopérative d’équipement ou de technologie agricole ».

Cette opinion essaie de mettre la technologie là où elle n’est pas. Prendre la technique comme médiation du changement, c’est une façon de nier la réalité socio-économique et agricole actuelle comme étant historiquement et socialement construite. En prenant les principes du coopérativisme comme étalon, la participation et l’autonomie sont fondamentales. En effet, cet État doit discuter avec les sociétaires pour la mise en place de ce grand projet. Mais paradoxalement, l’auteur reconnaît le mépris des dirigeants pour le secteur agricole. D’où le problème de la sincérité de cette discussion. Ce qui revient avec la question du rapport entre l’Etat et les catégories subalternes.

Cela suppose que la technologie n’est pas le problème. En outre, on peut se demander combien de fois l’Etat en Haïti a débloqué des fonds pour l’acquisition des équipements agricoles?  Que deviennent-ils? Si l’on reste dans la philosophie du konbitisme, en quoi ces machines agricoles seraient-elles utiles à un petit paysan qui n’a qu’un  »mouchoir » de terre?

Le konbitisme national techniciste se détache de la réalité socio-historique du milieu rural et défend une solidarité non réciproque, profitable à quelques-uns. Ce discours masque aussi le caractère colonial de l’Etat en Haïti et les rapports qu’il entretient historiquement avec les organisations sociales et solidaires. En plus du Code rural de 1826 qui est contre les initiatives collectives, il y a la première loi sur les coopératives en Haïti en 1939, publiée par Sténio Vincent (1930-1941). Non seulement elle violait le principe de l’adhésion volontaire, mais aussi elle cherchait à contrôler les coopératives. Cette loi a contribué à  instaurer la corvée, un mauvais souvenir dans la mémoire des Haïtiens.

Dans les lois élaborées par la suite, les secteurs dominants s’intéressent plus au contrôle de l’économie qu’à son développement, pour répéter Jean Rénol Élie (Op. Cit.). Même la loi de 2002 transforme les coopératives d’épargne et de crédit en de petites banques, et menace la question de l’autonomie des coopératives et les rapports qu’elles doivent entretenir entre elles. Je peux prendre aussi l’exemple du scandale financier de 2003, provoqué par des institutions dites coopératives, avec la complicité des acteurs étatiques.

Le konbitisme techniciste qui pose la question agricole du pays sans établir le rapport avec l’évolution de l’Etat en Haïti, dans le contexte néolibéral, mérite d’être déconstruit. Comment vont évoluer ces coopératives agricoles pendant que l’Etat subventionne les produits agricoles étrangers sur le marché haïtien ? Comment peut-on ignorer que l’Etat, en complicité avec des acteurs internationaux, chasse les paysans des terres agricoles dans le Nord’Est, pour la mise en place d’usines sous-traitantes ?

Il n’y a pas un problème de machine agricole dans le pays, ni un problème de dialogue national. Ce ne sont que les manifestations du problème. On ne peut attaquer ce dernier sans la redéfinition des rapports sociaux de production, donc, sans questionner les bases sur lesquelles repose l’édifice étatique. Gérard Barthélemy est clair là-dessus. Selon lui, « le rôle d’un Etat exclu de sa propre réalité nationale ne peut-être que négatif. Quel que soit par ailleurs  son désir de bien faire ou sa compétence formelle, il restera tant que les lignes qui séparent les deux grandes communautés culturelles du pays sera une ligne de fracture » (Gérard Barthélemy ; 1989 ; p.156). Il est vrai que dans certains pays, l’Etat essaie de favoriser le développement du coopérativisme et de l’économie sociale, mais cela s’inscrit dans un projet d’économie politique.

La considération historique et l’analyse des pratiques konbitiques dans le milieu rural haïtien montrent que la konbite est loin d’être considérée comme association paysanne modèle. Elle porte en elle les problèmes agraires et les inégalités sociales du milieu rural haïtien. Les discours konbitiques nient les contradictions et les inégalités sociales dominantes de la société haïtienne. Comparée à la coopérative qui prône l’autonomie et la solidarité démocratique, le konbitisme techniciste devient mirage et masque. Il ne questionne pas.

L’idée d’une coopérative d’équipement ou de technologie agricole nécessitant seulement l’appui de l’Etat en Haïti pour voir émerger cette société de solidarité, marche sur sa tête et mérite d’être renversée sur ses pieds, car elle se détache de la réalité sociale qu’elle prétend aborder. La considération socio-historique de la formation sociale haïtienne montre que l’Etat en Haïti et les catégories sociales dominantes sont généralement antipopulaires. Ils évoluent donc en contradiction avec les projets de liberté et de bien-être collectif  que revendiquent les catégories subalternes.

Saper cette base injuste de la société haïtienne est plus que nécessaire pour l’épanouissement et la création d’une condition de vie favorable à tous. Cela ne passera pas par un dialogue national de façade, ni par l’espoir d’une éventuelle prise de conscience de l’Etat en Haïti, mais par un véritable mouvement populaire visant à secouer les dispositifs servant de base à cette société injuste.

Jean Verdin JEUDI
Sociologue

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