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On ne saura jamais combien d’Haïtiens sont vraiment morts aux Bahamas après Dorian

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Officiellement, une soixantaine de personnes sont mortes aux Bahamas après le passage du puissant ouragan Dorian. Des milliers d’Haïtiens se trouvent dans le pays. La plupart sont sans papiers et ne sont enregistrés nulle part. Personne ne les compte quand ils sont emportés par la mer

Merlande Desir habite aux Bahamas depuis janvier 2018. Lorsqu’on a annoncé le cyclone Dorian, fin août dernier, cette Haïtienne de 42 ans a quitté sa maison sur l’île de Grand Bahama pour se réfugier dans un des abris provisoires placés par les autorités.

Premier septembre 2019, Dorian frappe l’archipel aux 700 iles et ilots. La furie de l’ouragan le plus puissant jamais enregistré aux Bahamas emporte la maison de Merlande Desir et tue officiellement 60 personnes. Aujourd’hui, 400 autres sont portés disparus et des pertes estimées à 7 milliards de dollars sont à déplorer.

Se faire déporter ou mourir

Mariée en mai dernier avec un Bahaméen, Merlande Desir n’a aucune crainte des autorités. « On a dit aux gens d’évacuer et moi je l’ai fait, c’est pour ça que ce n’est pas plus grave pour moi », explique-t-elle.

Dans les faits, Merlande Desir est résidente et avait pris l’avion pour se rendre aux Bahamas. Sa situation contraste avec celle de milliers d’Haïtiens qui empruntent des radeaux de fortune pour rentrer illégalement au pays, en quête d’un mieux-être. On les estime à 80 000 dans l’archipel qui compte en tout 350 000 personnes.

Parce que beaucoup d’Haïtiens sont sans papiers, ils ont eu peur de répondre aux appels d’évacuation lancés par les autorités dans les zones les plus à risque

Des dizaines, probablement des centaines d’Haïtiens sont morts lors de l’ouragan. Parce que beaucoup d’entre eux sont sans papiers, ils ont eu peur de répondre aux appels d’évacuation lancés par les autorités dans les zones les plus à risque, notamment sur l’île Abaco où principalement des ressortissants d’Haïti vivent dans des bidonvilles aux maisons délabrées ne répondant pas aux normes.

Une vue aérienne des dégâts causés par l’ouragan Dorian dans le port de Marsh, sur l’île de Great Abaco. Photo de Scott Olson / Getty Images

Ces Haïtiens vivent peut-être aux Bahamas, mais ils ne sont enregistrés nulle part. Ils effectuent en cachette des travaux de jardinage, œuvrent dans la construction, etc. Leur disparition passera également incognito, sans recensement. « On ne saura jamais le nombre exact de personnes mortes », témoigne Richard Phillips, volontaire d’une ONG supportée par l’UNICEF à Grand Bahama.

Ces propos rejoignent l’analyse de Juliette Kayyem pour le Washington Post. L’ancienne secrétaire adjointe au département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis évoque des centaines de morts, la plupart emportés par la mer et un refrain officieux qui résume la situation: vous sentez l’odeur de plus de corps que vous ne pouvez en trouver.

Aucun incitatif pour déclarer les morts « illégaux »

Tout juste après l’ouragan, les autorités bahaméennes avaient fait une pause sur les déportations.

Malgré une demande officielle du ministre des Affaires étrangères haïtien, Bocchit Edmond, ce sursis « humanitaire » a pris fin mercredi 2 octobre, quand le Premier ministre Hubert Minnis a annoncé la reprise des expulsions. « Je signale à tous ceux qui sont ici illégalement qu’ils peuvent quitter volontairement ou ils seront forcés de partir », a déclaré Minnis au Miami Herald.

Si vous hébergiez des gens chez vous et qu’ils étaient en situation illégale, vous devez faire très attention avant de le rapporter aux autorités. Richard Phillips.

Dans un environnement pareil, personne n’est incité à déclarer la disparition lors de l’ouragan d’un ami, d’un cousin ou de quelconque membre de la famille sans papier. « Si vous hébergiez des gens chez vous et qu’ils étaient en situation illégale, vous devez faire très attention avant de le rapporter aux autorités parce que vous pouvez vous exposer à des problèmes », avertit Richard Phillips.

Il mentionne spécifiquement les Haïtiens qui sont aux Bahamas avec un permis de travailler. « Si vous faisiez quelque chose [d’illégal], ils peuvent révoquer ce permis. »

Une famille attend des secours à l’aéroport Treasure Cay après l’ouragan Dorian à Great Abaco, aux Bahamas. Photo de Scott Olson / Getty Images

Un problème qui dépasse l’ouragan

Bien avant l’ouragan Dorian, la vie des Haïtiens n’était pas un fleuve tranquille aux Bahamas. La problématique de l’immigration haïtienne dans l’archipel situé à moins de 300 km de Miami inquiète les autorités et alimente un puissant sentiment anti-haïtien au sein de la population.

Terry Miller, président de la Société civile aux Bahamas, divise le problème en trois branches.

La première concerne l’influx d’immigrants illégaux qui continuent d’arriver alors que « notre système ne peut pas les absorber ». Le second défi consiste en leur intégration au sein de la société, continue Terry Miller. Très souvent, les immigrants restent vivre entre eux, déplore le responsable d’un regroupement d’organisations de la société civile et d’institutions indépendantes.

Si cet élan « communautaire » peut rassurer les nouveaux venus, il constitue pour eux un handicap lorsqu’ils doivent apprendre la langue locale, s’imprégner des valeurs du pays et se fondre dans la masse.

Abaco, l’une des zones les plus touchées, était principalement habité par des populations de migrants vulnérables et sans papiers. 90 % des maisons et infrastructures ont été détruites. Après le cataclysme, les autorités y ont interdit la reconstruction de quatre bidonvilles totalement ravagés.

Le cas des apatrides

La troisième branche du problème concerne les Haïtiens nés aux Bahamas de parents sans papiers. Selon la constitution du pays, n’importe qui né dans le pays peut demander la citoyenneté entre 18 et 19 ans. Si un Bahamien sur dix est d’origine haïtienne, beaucoup d’entre eux ne connaissent pas leurs droits ou laissent passer le délai, regrette Terry Miller.

Et ceux qui connaissent le système ont souvent du mal à trouver les papiers nécessaires pour compléter les démarches légales. En exemple, le jeune haïtien Kenson Timothee né de parents haïtiens a été emprisonné pendant six semaines quand des officiers lui ont demandé de présenter son passeport, comme requis par une récente politique migratoire anti-haïtienne introduite en novembre dernier.

Comme lui, des centaines d’Haïtiens se trouvent dans une situation « d’apatridie » aux Bahamas puisqu’ils ne sont reconnus ni par le Bahamas ni par le pays de leurs parents. La plupart risquent de se faire déporter en Haïti, un endroit qu’ils ne connaissent que de nom.

Dommages causés par l’ouragan Dorian sur la ville de Marsh Harbour (île de Great Abaco) aux Bahamas. Photo: REUTERS / Dante Carrer

En août dernier, l’ambassade d’Haïti aux Bahamas fut frappée par un vaste scandale de corruption. Six diplomates haïtiens en poste ont été rappelés ou transférés après un rapport de la commission du ministère des Affaires étrangères. Les multiples appels et e-mails envoyés à cette représentation consulaire pour cet article sont restés sans réponse.

Photo couverture: L’haïtienne, Aliana Alexis debout sur la dalle de béton de ce qui reste de sa maison après la destruction de l’ouragan Dorian dans une zone appelée «The Mud» à Marsh Harbour, sur l’île de Great Abaco, aux Bahamas, le 5 septembre 2019. Al Diaz / Miami Herald / Tribune News Service via Getty Images

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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