La chute de Jean Bertrand Aristide, en 2004, a été la conséquence d’une situation de crise aiguë que connaissait Haïti. En 2019, 15 ans après, la société haïtienne est en ébullition et demande encore un changement du personnel politique. Les deux crises ont leurs points communs et leurs différences
Le pays est en crise. C’est la phrase à la mode pour parler de la situation difficile qu’Haïti connaît depuis plus d’un mois. Le président est décrié par une partie de la population ; les institutions de l’État ne fonctionnent plus ; des entreprises ferment leurs portes ; et bon nombre de gens manquent cruellement de tout, dans une société où beaucoup vivent au jour le jour.
C’est la crise version 2019, mais ce n’est que le dernier épisode en date d’une série de bouleversements qui frappent Haïti depuis longtemps. En 2003, le pays a connu des situations tout aussi tendues, qui ont abouti au renversement de Jean Bertrand Aristide, le 29 février 2004. Tout comme aujourd’hui, des milliers de manifestants, des organisations de la société civile et des politiciens réclamaient le départ du président.
15 ans après, la rue fait entendre sa voix, et ses revendications n’ont pas changé.
Des crises semblables, mais différentes
Si les réclamations restent plus ou moins les mêmes, 2003 et 2019 diffèrent en bien des égards. Selon Hérold Jean François, journaliste, la crise de 2003 était avant tout électorale. Les élections législatives du 21 mai 2000, entachées d’irrégularités et dénoncées par l’opposition, en étaient le départ.
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Pour protester, l’opposition a complètement boycotté les élections présidentielles du 28 novembre 2000. « Le régime Lavalas cherchait à instaurer un régime autoritaire et totalitaire, dit Hérold Jean François. Par la violence et par l’intimidation de la presse, il voulait une indigestion de pouvoir. »
Une crise du système
« En 2019, continue Hérold Jean François, c’est une crise de système à laquelle une crise économique vient se greffer. Des groupes tiennent l’État en otage, dans des proportions jamais observées auparavant. Mais une nouvelle génération de protestataires s’est réveillée et demande le respect de certaines nouvelles valeurs comme la reddition de comptes et la lutte contre l’impunité. »
« En 2019, c’est une crise de système à laquelle une crise économique vient se greffer, continue Hérold Jean François.»
Jean Ledan fils, historien, croit plutôt qu’en 2003 les élections avaient servi de prétexte pour renverser Jean Bertrand Aristide. « Certains secteurs, ceux qui représentaient le statu quo, avaient déjà orchestré le coup d’État de 1991. Ils ont utilisé les élections, mais le problème c’était Jean Bertrand Aristide. La crise était une affaire d’homme. Une partie de ce que nous vivons maintenant vient de là. »
Selon Jean Ledan fils, si l’on compare les évènements de 2004 et ceux que le pays connaît actuellement, il y a d’autres détails émergents qui montrent des différences entre les deux époques. « Aujourd’hui, dit-il, les Nations Unies sont au-devant de la scène tandis qu’en 2004, c’étaient les États-Unis et ses alliés qui dictaient les ordres. »
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« De plus, continue l’historien, sous Jean Bertrand Aristide, les vraies protestations populaires ont mis près de 4 ans à commencer, alors qu’en 2019, dès la première année le mécontentement a débuté. De nos jours, nous vivons une situation où les gens s’insurgent non seulement contre l’incompétence d’un président, mais aussi de tout un régime. L’administration qui a précédé celle de Jovenel Moïse était également incompétente. »
La fin d’un système ?
Selon les avis des observateurs de la vie nationale, en 2019, le pays connaît une crise de fin de système.
D’après Pierre Buteau, c’est une crise d’État, comme nous en avons toujours connu. « Nous vivons la même crise depuis plus de 30 ans, dit-il. Et c’est une crise de décomposition sociale, parce que depuis 1986 nous ne sommes pas arrivés à surmonter les séquelles post-duvaliéristes. Aucune nouvelle institution qui a remplacé les anciennes n’a pu le faire de manière sérieuse. Quand l’État ne peut pas résoudre ses problèmes, en toute autonomie, nous arrivons à une crise sociale comme maintenant. »
Pour Hérold Jean François, l’État n’avait pas été conçu au service de la majorité.
« C’est une désinstitutionnalisation qui s’observe dans l’appareil de l’État, les structures de la société civile, l’école, l’église surtout avec les cultes réformés, poursuit-il. En 2004, ce n’était pas aussi grave que maintenant. À l’époque, ce n’était qu’une réaction de la société pour apporter une correction démocratique au régime en place. Mais de nos jours, depuis 2010, nous avons des dirigeants qui n’étaient pas du tout préparés pour les affaires de l’État, et c’est de cela que nous souffrons aujourd’hui. »
Un système oligarchique
Pour Hérold Jean François, l’État n’avait pas été conçu au service de la majorité. Et 2019 est l’aboutissement de ce système oligarchique. C’est une société en décomposition, dont les rapports de production ont atteint leur limite. Il faut commencer à repenser les rapports sociaux. « Il faut faire le bilan et accepter que l’État ait failli. Il faut maintenant penser à couper le cordon ombilical entre l’oligarchie et l’État, pour éviter la reproduction des inégalités. »
« Cette fin de système dont on parle, pense Jean Ledan fils, de son côté, n’est pas propre à Haïti. C’est la remise en question du système mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale, par les institutions de Bretton Woods. Plusieurs pays se soulèvent contre les inégalités. C’est d’ailleurs pour cela que contrairement à 2004, la presse internationale accorde moins d’attention à Haïti. Partout, c’est la crise. »
Des propositions de sortie de crise
À l’instar du Groupe 184, ensemble d’organisations de la société civile qui réclamaient en 2003 le départ de Jean Bertrand Aristide, des initiatives sont prises sur le terrain pour obtenir la démission de Jovenel Moise.
Les opposants au président multiplient les solutions de sortie de crise. Deux organismes notamment se détachent du lot : la Passerelle et la Commission de passation de pouvoir de l’alternative consensuelle. Contrairement au groupe 184 en son temps, il n’y a pas de nouveau contrat social, mais des propositions pour remplacer le président.
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Selon Jean Ledan fils, ces propositions sont surtout des techniques pour combler un vide. « La communauté internationale prétexte souvent que les acteurs haïtiens ne font pas de propositions, quand il faut sortir des crises. Ces solutions sont en fait une façon d’empêcher la communauté internationale d’utiliser ces arguments. Mais la solution finale sera probablement un mélange de tout ce qui a été proposé. Il se peut aussi que sorti de nulle part, un nouveau leader émerge. »
Pierre Buteau croit que c’est une bonne chose qu’il y a ces solutions de sortie de crise : « Je trouve intéressante la façon dont la Passerelle, notamment, conçoit la solution, en se basant sur l’urgence. Mais les secteurs doivent s’entraider. Par exemple, l’opposition démocratique et populaire est incontournable, mais en même temps elle ne peut pas résoudre à elle seule le problème. L’international non plus ne peut être exclu. Il faut une solution ouverte, mais en pensant aux Haïtiens. »
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